La loi Aubry sur la réduction du temps de travail ne porte pas dans son titre le terme emploi bien que la finalité première de cette loi soit bien de favoriser la création d'emplois. Elle ne porte pas non plus dans son titre le terme organisation ou réorganisation du temps de travail. Certes, le texte de la loi et ses décrets d'application font référence à l'emploi, à la réorganisation du temps de travail (il faudrait plutôt parler des temps de travail) et à l'organisation du travail de manière générale sans que les articulations entre emploi, réduction etorganisation soient bien explicitées. Tout le monde ou presque s'accorde sur le fait qu'il ne peut y avoir réduction sans réorganisation, sans remise à plat de l'organisation. Nous réaffirmons sans cesse, à la CFDT, qu'il ne peut y avoir de réduction sans création d'emplois. Le patronat tente de détourner l'esprit de la loi, en ne s'engageant pas sur la création d'emplois et en mettant en avant seulement la flexibilité, la souplesse dans l'organisation. Enfin, l'analyse des premiers accords signés, si elle met en exergue le ressenti favorable des salariés plus particulièrement en matière de temps libéré, souligne dans la majorité des cas, la non diminution de la charge de travail.

Au-delà des principes, des débats idéologiques, la difficulté ne serait-elle pas précisément de réconcilier, d'articuler efficacement emploi, RTT et organisation du travail. L'efficacité de la mise en œuvre de la loi repose sur ce triptyque et la capacité des partenaires dans la négociation à appréhender globalement ces trois préoccupations. Prises séparément ou même couplées, elles ne permettront pas d'atteindre les objectifs attendus : réduire le temps de travail en créant des emplois, sans mettre les entreprises en difficulté. L'histoire, en ce sens est déjà riche d'enseignements : la loi sur les 39 heures n'a pas permis la création d'emplois, bien des réorganisations ont eu lieu avant la loi Aubry avec des effets catastrophiques sur l'emploi et la charge de travail des salariés, les entreprises ayant engagé ces dernières années des processus de réduction du temps de travail n'ont pas échappé à la redéfinition de l'organisation du travail sous peine de mettre à mal la qualité des produits ou services fabriqués, leur compétitivité.

Comment articuler efficacement emploi, RTT et organisation du travail dans la négociation et la mise en œuvre des accords, voilà bien le défi à relever pour les acteurs en présence. Mais comment ? La question n'est pas simple pour plusieurs raisons et les pièges à éviter nombreux. Nous allons toutefois essayer d'y répondre en précisant le rôle des acteurs et plus spécifiquement celui des organisations syndicales, celui des cadres, concernés à plusieurs titres !

Une question difficile

La question de l'organisation du travail est relativement nouvelle pour les organisations syndicales : si celle de l'amélioration des conditions de travail, de la création d'emplois ont déjà fait l'objet de pratiques syndicales, de plates-formes revendicatives, celle de l'organisation du travail, souvent perçue comme le domaine réservé de la direction, ou encore des cadres de l'entreprise, n'a pas forcément donné lieu jusqu'à présent à des grilles d'analyse, de revendications. Les comités d'entreprise, dans leurs attributions, ont eu la possibilité de faire appel à des experts comptables, financiers ou nouvelles technologies mais rarement à des spécialistes de l'organisation du travail.

Les fonctions DRH et organisation (lorsque celle-ci existe) dans l'entreprise n'ont pas toujours travaillé en étroite synergie. D'un côté, la gestion des ressources humaines, des conditions de travail, de l'emploi (recrutement et bien souvent « décrutements »), de l'autre l'analyse quantitative et qualitative des postes de travail, des circuits et procédures. Des méthodes et des approches différentes quand bien même les directives reçues des mêmes donneurs d'ordre visaient à rationaliser les moyens, c'est-à-dire à jouer sur la variable d'ajustement favorite, les effectifs. Le pilotage exclusif par les coûts a eu le plus souvent pour effet de calculer les effectifs cible sur des critères financiers sans se soucier de la charge de travail ou plus exactement de la surcharge de travail induite, de la dégradation de la qualité de service ou de la fragilisation des postes de travail. Force est de constater également que lorsque la fonction organisation existe dans l'entreprise, celle-ci a très souvent eu pour mission ces dernières années de rationaliser les moyens, réduire les coûts ou encore d'accompagner l'automatisation de procédures. Mesurer la charge réelle de travail, analyser les moyens disponibles et leur adéquation à la charge de travail, analyser les cycles de charge, les goulots d'étranglement sont autant de tâches qui lui sont logiquement dévolues et sur lesquelles de nombreuses impasses ont souvent été faites. Pas étonnant dans ce contexte de voir se généraliser des surcharges de travail permanentes, une densité de travail génératrice de stress quand ce n'est pas une dégradation continue de la qualité de service ou une rupture de continuité de service.

Le problème se complexifie lorsqu'il s'agit de mesurer le temps de travail et la charge de travail des ingénieurs et cadres. Certes, nous connaissons la moyenne élevée de la durée du travail des cadres en France mais les moyens d'une mesure objective de leur charge de travail restent souvent à inventer. Ce qui importe le plus est sans doute d'analyser les facteurs de génération de la charge, les causes de la surcharge de travail ou du stress, causes et facteurs d'ordre culturel et organisationnel : un cadre ne compte pas (bien que la seule chose qu'on lui ne lui demande pas de compter aujourd'hui soit bien son temps de travail), un cadre n'a pas d'heures, disponible 7 jours sur 7... le temps passé hors de l'entreprise, dans les transports, sur son micro chez lui ou au bout de son téléphone portable reste difficile à mesurer, y compris par lui-même. Il n'a pas non plus parfois la pratique de la mesure de la charge de travail de ses collaborateurs, la charge globale de ceux-ci devant être absorbée par un effectif calculé à partir d'autres critères. Nombre de cadres se sont vu imposer ces dernières années les moyens mis à leur disposition.

Question difficile donc d'autant que les pièges sont nombreux. On peut les résumer ainsi :

  • réduire sans embaucher, c'est le scénario « catastrophe » ,
  • réduire sans réorganiser, c'est le scénario « risques aggravés »,
  • embaucher sans réorganiser, c'est perdre une belle opportunité.

L'emploi, objectif prioritaire, doit structurer les choix d'organisation, les modalités de mise en œuvre de la loi

De nombreuses réorganisations se sont faites au détriment de l'emploi ; le terme même de réorganisation revêt pour bien des salariés une connotation plan social et réduction d'effectifs.

La réduction du temps de travail ne s'est pas toujours accompagnée de création d'emplois, les gains de productivité obtenus par l'automatisation ayant totalement absorbé la « surcharge » de travail.

C'est donc bien l'effet conjugué de la réduction, la réorganisation et l'embauche qui permettra de satisfaire le premier objectif de cette loi : lutter contre le chômage.

La place spécifique des cadres - le positionnement des organisations syndicales vis-à-vis des cadres

Les cadres sont concernés en premier lieu par les questions de charge de travail et d'organisation du temps, des temps de travail pour eux-mêmes et leurs équipes. Agir sur le temps de travail des cadres, c'est analyser les causes de la charge ou de la surcharge de travail et y apporter des remèdes, c'est agir sur les organisations qui régissent leur temps de travail et ceux de leurs collègues.

Parmi les principales causes de la surcharge de travail des ingénieurs et cadres, on peut citer :

  • l'environnement culturel, le poids de l'histoire « un cadre ne compte pas ; quand on aime, on ne compte pas ; mais quand on aime pas, on ne doit pas compter non plus », la notion de forfait assimilé à « pas de limite », la culture du « beaucoup plus » que celle de l'efficacité (différence importante entre hommes et femmes cadres),
  • la mobilité, les déplacements, le temps passé en dehors de l'entreprise qui allonge parfois considérablement les semaines de travail, sans que celui-ci ne soit réellement comptabilisé, et l'usage des technologies mobiles (PC, téléphone portable, fax, alphapage, etc.), qui accentuent encore le phénomène,
  • la concentration des pouvoirs, des connaissances, l'absence de délégations qui les rendent indispensables, irremplaçables, incontournables et ne leur laissent guère le loisir de se former, de faire évoluer leurs compétences avec tous les risques encourus, situation parfois entretenue par les intéressés eux-mêmes, parfois contrainte par l'absence d'un adjoint ou le manque de ressources,
  • la réintégration constante dans le poste de travail du cadre de tâches déléguées auparavant, principalement avec l'arrivée d'outils bureautiques (saisie de courriers, préparation de supports de communication, élaboration de tableaux de bord, etc.), tâches exécutées de plus en plus chez soi, faute de temps dans la journée ou la semaine à l'entreprise,
  • l'absence souvent de négociation des objectifs qui, surdimensionnés conditionnent largement les dépassements d'horaires mais aussi l'individualisation des mêmes objectifs ou des salaires, qui favorise et entretient un système de concurrence interne, facteur d'allongement également des durées de travail,
  • l'absence bien souvent de négociation des moyens dont ils ont besoin pour faire fonctionner correctement l'activité qu'ils ont en charge « faites avec ce que l'on vous donne », les contraignant ainsi à gérer des situations de crise, de flux tendu et à absorber eux-mêmes la charge de travail additionnelle, responsabilité professionnelle oblige.

Il convient donc de s'attaquer à ces différentes causes. Si certains remèdes relèvent de la responsabilité individuelle des cadres pour mieux maîtriser leur temps de travail (parfois leur passion !), rééquilibrer vie professionnelle, familiale, associative, force est d'admettre qu'un cadre isolé aura bien du mal à « dire non », à faire évoluer la situation actuelle. Donner aux cadres les moyens et les lieux d'une expression collective, les moyens de la mesure de leur charge de travail, leur donner une place dans les négociations, les aider et soutenir dans les démarches de réorganisation du travail consécutives ou concomitantes à la mise en œuvre de la loi, voilà autant de moyens d'une prise en charge efficace de la réalité des ingénieurs et cadres auxquels nous devons, organisations syndicales, être particulièrement sensibles, sous peine que ceux-ci ne soient les « grands oubliés des 35 heures ». L'appropriation par les organisations syndicales de la question de l'organisation du travail, si elle pourra se faire en lien avec des experts qu'elles auront choisi, ne se fera pas sans les ingénieurs et cadres de l'entreprise. La loi offre même une opportunité pour se rapprocher de cette catégorie de salariés, favoriser le dialogue, intégrer leur spécificité dans les négociations, l'élaboration des plates-formes revendicatives. Parmi les actions pouvant être engagées, citons les suivantes :

  • révision du forfait, intégration de clauses spécifiques pour les cadres dans les accords, les conventions,
  • élaboration de grilles d'analyse de la charge de travail (inventaire des tâches, de leur nature, repérage des tâches délégables, des lieux de travail, des moyens existants, de la polyvalence dans les unités, etc.), intégration dans le bilan social des données relatives au temps de travail des ingénieurs et cadres, promotion des négociations d'objectifs et des plans de charge à l'occasion des entretiens annuels,
  • intégration dans les plans de formation de modules spécifiques destinés à mieux analyser et comprendre la charge de travail, les moyens de la répartition de celles-ci, à mieux déléguer, à accroître la performance collective de leur organisation, à mutualiser, capitaliser les connaissances, les savoirs,
  • mise en place de règles et de normes d'utilisation des technologies mobiles afin de garantir la séparation entre vie professionnelle et extra professionnelle, éviter le « corvéable à merci » à tout moment,
  • mise en place de règles de négociation des objectifs (réalisme, part de l'individualisation, etc.),
  • renforcement de l'égalité professionnelle hommes/femmes. Plus les femmes accéderont à des postes de responsabilité, plus nous avancerons vers une meilleure maîtrise de la durée du travail, privilégiant le qualitatif (efficacité économique) au quantitatif, plus nous permettrons aux hommes de réinvestir la sphère familiale, associative.

Le patronat cherche aujourd'hui à exclure les cadres de tout dispositif de réduction du temps de travail. La loi reste très floue sur la question de la diminution du temps de travail des ingénieurs et cadres.

Si de surcroît, les organisations syndicales, oubliaient les cadres dans la négociation et la mise en œuvre de la réduction du temps de travail dans les entreprises, nous aurions à déplorer un grand perdant, l'emploi ; nous n'aurions fait qu'accroître le malaise actuel des ingénieurs et cadres et isoler encore un peu plus cette catégorie de salariés à part entière.

Articuler efficacement emploi, RTT et organisation du travail se fera avec l'appui des ingénieurs et cadres. Comme l'exprimait Pierre Vial dans Le Monde1, il s'agit d'un vrai projet d'entreprise.

1 : Le Monde Initiatives : « Les 35 heures pour les cadres, un véritable projet d'entreprise » du 2 septembre 1998.