Depuis plus de vingt ans que l’on parle de dépolitisation, on s’étonnerait presque de voir arriver de nouveaux militants. Des jeunes et des moins jeunes, pour reprendre l’expression consacrée. Curieusement, si l’on voit bien ce que peut recouvrir la seconde expression, il est plus difficile de s’entendre sur ce qu’est un «jeune ». Chez les cadres, par exemple, les jeunes ont plutôt la trentaine, un peu plus, un peu moins. Dans le reste de la population, les sociologues isolent différentes catégories : les 18-26 ans, les 18-30 ans… Et les modes de vie juvéniles conservés par certains trentenaires nous rappellent que chez les Romains, l’adolescence durait jusqu’à trente-cinq ans !

Notre époque, quant à elle, a une tendance marquée à distinguer différentes jeunesses : classes sociales et géographie se conjugueraient pour constituer des groupes clos, dont l’image en vogue de la tribu résume assez bien les caractéristiques : repli sur le groupe, désertion de la scène publique au profit du cercle d’amis, de la famille ou de la bande. Car le mot, tout valorisé qu’il soit, n’est pas dépourvu de connotations : il évoque aussi une société fragmentée, divisée en communautés dont les passions, les vêtements, mais aussi la couleur de peau seraient le marqueur. Les « tribus » de l’entreprise, si complaisamment décrites par la presse spécialisée, seraient ainsi l’équivalent light des gangs de banlieues…

Faut-il se laisser prendre à cette imagerie insidieuse ? Assurément non. Il y a sans doute du vrai dans ces figures de la décomposition sociale, mais elles n’en sont pas moins caractérisées par une exagération et une incompréhension manifestes. En premier lieu, elles interprètent en termes d’affiliation un phénomène dont la vérité profonde est la désaffiliation. Certes, des logiques identitaires sont à l’œuvre ici ou là : mais comment ne pas voir leur fragilité ? Les identités, celles des bandes urbaines ou celles des tribus de l’entreprise, sont volatiles, fluides, éphémères. Elles cachent une acculturation et une désorientation auxquelles elles apportent une réponse spectaculaire, peut-être, mais superficielle et transitoire.

Il faut y voir une question. L’individualisme et le tribalisme renvoient à une errance, qui pour être le propre de la jeunesse accuse aussi, aujourd’hui, une panne de l’intégration. Peu de jeunes y échappent : si les effets de la discrimination sont particulièrement terribles chez les enfants de l’immigration, les dysfonctionnements du marché du travail font de l’intégration un problème qui concerne l’ensemble de la jeunesse, confrontée, à quelques rares exceptions, à des débuts de parcours chaotiques, traversés de ruptures et de saccades. La désaffiliation n’est pas un simple fait culturel : elle s’articule sur une réalité économique, sur des histoires de vie marquées par l’incertitude, la discontinuité, l’humiliation parfois.

La première expérience politique des jeunes aujourd’hui, c’est la révolte. Mais leur révolte est à l’image de leur parcours : spasmodique, explosive, discontinue. Individuelle, aussi :les grands moments fusionnels ne durent pas, les manifestations, tôt ou tard, se dispersent.

Certains, comme les jeunes cadres dont les témoignages sont au centre de ce numéro, parviennent à concevoir leur engagement dans la durée, à transformer la révolte en discours, en pratiques, en actes. Mais combien sont-ils, ceux qui, passant d’un stage à l’autre, d’un CDD à une mission, remâchent leur colère sans savoir que faire ? Comment ne pas comprendre la tentation de se voir en « victime », oubliant jusqu’à la possibilité de s’émanciper et d’agir sur son destin ? Comment ne pas comprendre aussi, quand le monde du travail ouvre enfin ses portes, le désir de se tenir à carreau ?

Il y a là un défi pour le syndicalisme : des actions à mener, des problématiques à prendre en compte, un monde à éclairer, à fédérer. L’individualisme des jeunes est aussi une forme de solitude, et l’expérience du groupe « Jeunes cadres » montre bien quel sens et quelle importance peut prendre la création d’un espace de rencontre. Bien sûr, la dépolitisation se nourrit de la difficulté à s’intégrer ; bien sûr, les difficultés des jeunes à intégrer le monde du travail expliquent largement leur sous-représentation dans les syndicats. Mais ne pourrait-on prendre le problème dans l’autre sens ? C’est aussi en intégrant les jeunes dans les syndicats qu’on contribuera à les intégrer dans le monde du travail et plus largement dans la société. Le discours de la dépolitisation ne joue-t-il pas en fin de compte le jeu de la désintégration en en faisant une fatalité, un fait indépassable ? A ce discours, on peut opposer une action volontariste : aller chercher ceux qui ne trouvent pas la bonne porte, ceux qui hésitent à la pousser, ou tout simplement qui n’y pensent pas.

Il faut s’interroger sur notre propre capacité à les accueillir. En avons-nous les moyens, la volonté, en avons-nous le désir ? Les initiatives en direction des saisonniers, le soutien de la CFDT à la Confédération étudiante semblent le suggérer. Mais tout reste à faire : derrière les images toutes faites, la jeunesse est aujourd’hui un monde à découvrir.