3 % de la richesse nationale, l’équivalent de plus de dix jours fériés supplémentaires : c’est le coût annuel des accidents du travail et autres maladies professionnelles en France. Le chiffre laisse rêveur, il interroge, aussi. Car passé le premier moment, celui où l’on se prend à imaginer ce que l’on pourrait faire de ces dix jours de congé (deux semaines chômées à la Pentecôte ?), la réalité revient dans toute sa brutalité : ce gisement de jours fériés ne sort pas du néant. Chaque jour, 2000 personnes sont victimes d’un accident du travail nécessitant une interruption d’activité. Et le chiffre augmente régulièrement depuis dix ans.

Pour contrevenir à toutes les promesses des décennies passées, la dégradation des conditions de travail est bien réelle. Elle ne tient pas seulement, comme on pourrait le croire, à la pression psychologique subie par des salariés, au harcèlement et à ses variantes : les pathologies physiques, et notamment celles qui sont dues à des accidents, progressent en réalité plus vite que les pathologies psychiques. L’ouvrage de Philippe Askenazy, entre autres qualités, a le mérite de nous rappeler que la « souffrance au travail » n’est pas qu’une affaire de thérapeutes, de juges et de psys. Derrière la dégradation des relations individuelles et les ravages de certaines pratiques de management, on trouve un problème plus profond, qui ne touche pas seulement la sensibilité des travailleurs mais bien leur santé physique ; et quelquefois leur existence même. Ce qui est en cause, c’est le « nouveau productivisme » qui a présidé depuis la fin des années 1970 à la réorganisation des entreprises.

Ce productivisme « réactif », nous en connaissons les contours (cf. les deux numéros que nous avons consacrés aux Nouvelles formes du travail en 2003) : c’est un ensemble de pratiques innovantes, associant polyvalence, polycompétence, équipes autonomes, juste-à-temps et obsession de la qualité. Cette nouvelle configuration du système productif, inspirée notamment du toyotisme, a été pensée et présentée comme un enrichissement du travail, voire comme une libération de l’homme. Or, toutes les enquêtes révèlent une montée quasi concomitante du sentiment de pénibilité chez les travailleurs. Les lectures du phénomène peuvent diverger, du déni au discours psy, en passant par l’hypothèse plus subtile d’une progression des exigences de salariés sensibilisés par les médias aux nuisances du travail ; toutes se retrouvent dans un certain fatalisme, faute d’un diagnostic suffisamment précis.

Or, explique Philippe Askenazy, les conditions de travail correspondent à un ensemble de données objectives, qu’il est possible de lire et d’interpréter. Des indicateurs qui, dit-il « virent au rouge », et sur lesquels il est urgent de s’appuyer pour refuser ce qui est trop souvent vécu comme fatalité. Ce fatalisme se nourrit de deux confusions : privilégier la lecture psychologique d’une question avant tout économique, se jouant avant tout dans l’organisation du travail ; prendre pour un problème individuel, relevant des relations interpersonnelles (« mon chef me harcèle »), une question de santé publique qui relève en réalité de la collectivité tout entière, qu’on la saisisse à l’échelle de l’entreprise ou de la société dans son ensemble. Le travail est redevenu dangereux.

« Le problème vient-il de la nature même des nouvelles organisations réactives ou bien du fait que l’on n’a pas su prendre en compte la question des conditions de travail lors de leur mise en place ? » Sur ce point, et même si sa démonstration est aussi riche que nuancée, Askénazy apporte une réponse sans ambiguïté : c’est la désorganisation des organisations qui est en cause. La facteur humain est le grand oublié des changements incessants qui depuis une vingtaine d’années scandent la vie des entreprises, et cet oubli se traduit par une multiplication des risques et des contraintes physiques. La quête de productivité n’est pas seule en cause : mêmes les réformes les plus sociales, comme les 35 heures, ont eu de redoutables effets pervers.

Il n’y a pourtant aucune fatalité dans cette évolution, et si l’auteur dénonce vigoureusement l’inertie européenne et notamment française sur le sujet, la précision de son diagnostic va de pair avec une vision prospective tout aussi nette des efforts à entreprendre. L’exemple américain, qui occupe un chapitre entier, offre en effet des pistes particulièrement stimulantes. A la fin des années 1990, après des années de dégradation, différents éléments se sont conjugués pour que le problème soit enfin empoigné à bras le corps, avec des résultats spectaculaires.

Sur l’ensemble des secteurs, la baisse atteint 30 à 40%. Elle reste très inégale d’une firme à l’autre, ce qui atteste la nécessité d’impliquer tous les acteurs, et notamment les entrepreneurs eux-mêmes. La mobilisation des dirigeants n’a rien à voir avec une quelconque vertu, mais part d’un calcul économique : moins d’accidents, cela signifie moins d’arrêts maladie et moins de procès, mais aussi moins d’absentéisme et des gains de productivité accrus. La rentabilité financière et les conditions de travail ne s’opposent pas ! Encore faut-il sensibiliser les dirigeants sur ce sujet, et leur mettre une pression suffisante pour qu’ils ne s’en tiennent pas à échanger quelques mots sur le sujet. C’est là qu’intervient la mobilisation syndicale, mais aussi celle d’un corps d’inspecteurs du travail qui a concentré ses actions dans les secteurs où le niveau de dangerosité avait progressé. Internet a joué un rôle central, avec la diffusion des documents publiés par les inspecteurs du travail et leur exploitation par les syndicats, la presse, mais aussi, dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre il est vrai, les recrues potentielles… et enfin les assureurs. Dans les années 1980, les primes d’assurances ont fortement augmenté, du fait même de la multiplication des accidents : en quelques années, elles sont passées de 1,5% à 2,5% de la masse salariale. Les assureurs ne se sont d’ailleurs pas contentés d’une pression économique, ils se sont mis à faire du conseil pour réduire la dangerosité du travail… et faire ainsi reculer les primes.

C’est ainsi que les entreprises, les plus grandes en tout cas, se sont engagées dans des programmes efficaces d’amélioration des conditions de travail, qui se sont traduits par une baisse réelle des risques encourus par les salariés et par une meilleure satisfaction au travail.

Loin d’être une « fatalité économique », la montée des risque et la dégradation des conditions de travail sont une aberration économique. Ce n’est ni devant un psy, ni devant les tribunaux qu’on la résorbera, mais par la concertation de toutes les parties prenantes, y compris, pourquoi pas, les mutuelles et l’assurance maladie, qui absorbent en France une partie des surcoûts du nouveau productivisme. Pour une CFDT qui évoquait il n’y a pas si longtemps les « dégâts du progrès », c’est en tout cas l’un des grands défis des années à venir.

Code annoté européen du travail. Groupe revue fiduciaire, 2004. 1000 pages, 46 euros

Code européen annoté de la protection sociale. Groupe revue fiduciaire, 2004. 1000 pages, 46 euros

Mémo social 2004. Liaisons, 2004. 1472 pages, 45 euros

Dictionnaire RF social. Groupe revue fiduciaire, 23e édition, 2004. 1189 pages, 39 euros

Dictionnaire RF Paye. Groupe revue fiduciaire, 8e édition, 2004. 716 pages, 45 euros

Philippe Denimal. Classification, qualification, compétences. Liaisons, 2004. 144 pages, 26 euros

Jean-François Trani et Philippe Denimal. Classifications professionnelles. Guides et repères pour la négociation. Liaisons sociales, 2004. 126 pages, 22 euros.

Guide du fonctionnaire 2004-2005. La Documentation française, 2004. 212 pages, 15 euros

Anne Jourda-Dardaud. Le droit syndical et le droit de grève dans la fonction publique territoriale. Editions du Papyrus, 2004. 68 pages, 14 euros

Anne Jourda-Dardaud. Les organes de consultation dans la fonction publique territoriale. Editions du Papyrus, 2004. 90 pages, 16 euros

Sonia Orallo et Nicolas Corato. Salariés (secteur privé). Vos retraites après la réforme. Prat, 2004. 208 pages, 19,90 euros

Michel Bühl et Angélo Castelletta. Accident du travail, maladie professionnelle. Procédure, indemnisation, contentieux. Delmas, 2004. 39 euros

Michel Ledru, Naïma Bouda, Agnès Wolf. Travail et formation : quels nouveaux dispositifs ? Liaisons, 2004. 144 pages, 22 euros

Pascal Gallois, Thierry Heurtaux, Antoine Werner. La relation sociale au quotidien. 50 situations à maîtriser. Liaisons, 2004. 220 pages, 20 euros

Hervé Collet. Communiquer : pourquoi, comment ? Guide de la communication sociale. Cridec, 2004. 608 pages, 38 euros

Bernard et Danièle Averous. Mesurer et manager la qualité de service. Insep consulting, 2004. 160 pages, 20 euros