16 h 45, le téléphone sonne. Sabine, directrice des études clients au sein de l’entreprise depuis six ans, décroche. Une voix féminine jeune et posée lui parle :

« Bonjour madame, je suis Brigitte F., consultante au sein du cabinet de Conseil (suit alors un nom compliqué fait de tas d’initiales prononcées à l’américaine et dont les derniers mots sonnent à l’oreille de Sabine comme « In Moove & Associates » ou quelque chose d’approchant)…

– Oui, fait Sabine, aimable, comment puis-je vous aider ?

– Il s’agit, dans le cadre d’une mission d’audit confiée par votre direction, de réfléchir ensemble à la vision de l’entreprise à cinq ans… Je dois personnellement présenter la semaine prochaine à votre directeur général une photographie actuelle de l’activité et la perception qu’ont vos clients de votre qualité de service. On m’a dit que vous disposiez de toute une batterie d’études et j’aimerais les consulter afin de préparer mon intervention. Pouvez-vous me consacrer une ou deux heures afin de me briefer ? »

Sabine sent une poussée d’adrénaline lui vriller l’estomac : « Qu’est-ce qui vous fait penser, madame, que vous, qui débarquez, aller pouvoir expliquer en quelques minutes au nouveau DG la perception client mieux que moi qui la suit depuis plus de six ans ?

– Ce n’est pas moi qui décide. Je suis la junior chargée de la synthèse et c’est le partner du Cabinet qui m’a demandé de vous appeler. Je suppose que c’est vu avec votre patron et qu’il a donné son accord. Il serait d’ailleurs dommage que votre travail ne soit pas utilisé dans le cadre de notre mission… »

Les sièges des grandes entreprises sont remplis de ces petites scènes du quotidien, ubuesques ou tristes selon l’angle dont on les regarde.

L’apogée du consultant à roulettes

Organisations, réorganisations, désorganisations organisées (j’ai lu ce tout nouveau concept dans un papier !), la grande entreprise vit au rythme des saisons organisationnelles. Chaque saison amène son lot de nouveaux consultants, cabinets prestigieux ou obscurs conseillers personnels sortis d’un chapeau. Ils tirent derrière eux leur immanquable valise à roulettes, débordante de « slideshows » à tout faire, dont il suffit parfois de changer simplement les titres pour les recycler dans n’importe quelle nouvelle entreprise ferrée et tombée dans leurs rets. Le consultant, lui, a compris depuis longtemps tous les bienfaits du développement durable et du recyclage industriel… Le consultant à roulettes est à son apogée !

La valse à mille temps dansée au sein des « headquarters » demande une santé de fer et un entraînement de sportif de haut niveau. Suivre le rythme n’est simple ni pour les employés du siège, ni pour les salariés du « terrain », pas plus que pour les encadrants. Manager dans ces conditions n’est pas une sinécure… Ajoutons à cela les conditions météo externes : concurrence acharnée, menaces de délocalisations et son train de mesures de cost-cutting, et tenir la barre relève quasiment du sacerdoce… ou de l’inconscience.

Je suis frappée par cette frénésie de bouleversements continuels d’organigrammes. Comme si l’organigramme était la réponse à tous les questionnements, l’outil à tout faire, une sorte d’opinel du DG… Il est vrai que grâce à PowerPoint, cracher de l’organigramme est un jeu d’enfants, presque un moment de plaisir : aligner toutes ces petites cases qui viennent docilement s’emboîter les unes dans les autres, au-dessus, en-dessous, donne un sentiment de toute-puissance. Le matriciel ne plaît plus ? Qu’à cela ne tienne, en deux clics on repasse au bon vieux modèle hiérarchique. Et puis, on peut faire circuler le document par mail, demander à ses collaborateurs d’amender, modifier, recommander. Chacun tripatouille donc avec délice l’organigramme pour lui donner la forme souhaitée. Rapidement, ce dernier devient l’enjeu de tous les pouvoirs, et concentre sur quelques pages toutes les ambitions, les rancœurs et les espoirs des uns et des autres.

Cette phase « jouons aux Kapla » peut durer jusqu’à deux ou trois mois selon le degré de pression externe (concurrence, politique, actionnaires…). Pendant ce temps-là, à l’étage en-dessous, on attend vaguement inquiet que la fumée blanche s’échappe… Et encore en-dessous, sur le « terrain » (là où il y a les clients ou les usagers), on bosse comme si de rien n’était : « on en a vu d’autres, hein, ça leur passera avant que ça n’arrive jusqu’à nous… »

Une fois la démangeaison de l’organigramme passée, son lot d’immanquables frustrations digérées (il y a ceux qui sont trop bas et ceux qui n’y sont pas), il faut que « ça redescende ». Et c’est là que ça se corse. Redescendre quoi au juste ? Quelle nouvelle vision de notre activité à moyen terme ? Ce que l’on veut être dans 15 ans ? Quelles ambitions nourrit-on ?

Non, le plus souvent, on redescend… l’organigramme. Mais attention, pas tout sec, sans sauce, non, avec des commentaires, expliquant pourquoi on a regroupé les fonctions Supports avec les Finances, les RH avec le Développement Durable, ou le Marketing avec l’Usine… D’ailleurs dans les bonnes maisons, on se fait refiler, en même temps que les slides du Consultant, un macro-processus « Accompagner le changement », avec une série de réunions, de formations sur six mois… « Car il ne faut jamais négliger, n’est-ce pas, cette phase délicate et tellement humaine de résistance au changement », affirme doctement en agitant l’index le Grand Gourou de chez In Moove & Associates. Et 223 kilo euros plus tard, où en est-on ?

Le coup du groupe terrain

En presque vingt années passées à user mes jupes sur des sièges de plus en plus ergonomiques (et éjectables) de cadre montant, je compte sur les doigts d’une seule main (et je ne les utilise pas tous) les patrons qui ont su répondre en une seule phrase à la question toute simple du Maréchal Foch : « De quoi s’agit-il ? » Cette capacité à formuler clairement une vision, un sens, une ambition est rare chez les dirigeants. Et en même temps, je conçois bien toute la difficulté d’énoncer cette vision.

Elle implique une prise de risque, un engagement, parce qu’elle doit s’appuyer sur des convictions personnelles fortes dans un contexte où la prédiction est devenue quasi impossible. Il y a tant d’inconnues que résoudre les équations de la réussite de l’entreprise relève là aussi de la voyance.

Quand j’ai débuté ma carrière, on utilisait à tour de bras les études quantitatives, les panels, les ventes pour analyser le présent et prédire le futur. Aujourd’hui, on ne jure plus que par les sociologues, psychologues, détecteurs de tendances, spécialistes de la méthode des scénarii… Bientôt, il faudra en passer par les astrologues et la divination… Les cabinets de conseils troqueront leurs prestigieux bureaux de Neuilly ou Boston pour une caravane sur la place du marché. Et leurs PowerPoint pour une boule de cristal ?

Les clés pour comprendre les mouvements de notre société, et surtout les anticiper, sont de plus en plus complexes. Il faut en passer par l’intuition. Et l’intuition, c’est un truc qu’on ne nous apprend ni dans les écoles de commerce, ni dans les écoles d’ingénieurs…

L’intuition, l’imagination, la capacité à voir autrement les problématiques et à chercher des solutions différentes sont rarement encouragées. Au mieux, elles sont casées, rangées dans des Directions de l’Innovation, bien accrochées tout en haut de l’organigramme, sur le côté, près du DG et assez loin de l’opérationnel, pour ne pas mettre la pagaille dans les rouages. On les pose là où elles ne vont surtout déranger personne.

On se retrouve donc à la tête d’un bel organigramme tout neuf, qu’on va s’évertuer à mettre en place et à commenter à tous les étages de l’entreprise, avec une perte en vol de sens, pour arriver tout en bas avec ses cases à justifier et des managers de plus en plus désemparés car incapables de dire tout simplement pourquoi on fait cela, au service de quelle cause, pour aller où et y faire quoi, pour qui ?

Quand tout a été dit et qu’on manque d’argument, reste alors le dernier recours, l’ultime refuge pour le management désorienté : « Faire des groupes terrain » ! La belle affaire, la jolie invention, la ruse enfin, car il s’agit bien de ruse ! Le coup du « groupe terrain » est imparable. Une des lames du couteau suisse à tout faire. Le groupe terrain est au départ une sacrée bonne idée : il permet de faire remonter des éléments de marché en prise directe avec les clients, avec les managers opérationnels. Il permet aussi de les faire collaborer à la création de nouveaux produits et services, de les faire évoluer. Mais voilà, les intentions du début sont rapidement dévoyées. Et le groupe terrain se retrouve vite otage du système. Sous prétexte de faire émerger des idées neuves, on charge le pauvre « GT » de toutes les ambitions, à commencer par celle de trouver la stratégie !

Il a bon dos le groupe terrain. Il permet au high management de se planquer derrière et de répondre immanquablement : « Ah oui mais là, non, tu comprends on n’est pas encore prêt… On a lancé cinq groupes terrain pour bien cerner la problématique, faut se donner six mois, sinon on va encore partir avec de fausses bonnes idées, sans avoir demandé au terrain… »

Imparable, je vous dis. Même les organisations syndicales les plus méfiantes se font plomber par ce miroir aux alouettes. Ben oui, qui va oser dire qu’il ne faut pas demander au terrain ? Quel mécréant ira jusqu’à affirmer que ce n’est pas au terrain de déterminer la stratégie, que c’est au patron de dire où l’on va ? Et puis, le consultant a paré le groupe terrain de jolis atours : groupe terrain, c’est vulgaire, ça fait peuple. On appelle cela des cercles de collaboration participative, des ateliers de co-création du sens, une démarche de co-construction, pimentée de « dej-dialogues » (si, je l’ai vécu, je vous jure…).

Le temps que tous les groupes terrain se soient épuisés, il y a une bonne probabilité pour que le management se soit fait la malle (avec des stock options plein les poches)… Sans attendre les conclusions du groupe terrain qui reste là avec ses recommandations. Alors, un nouveau management se met en place et re-l’organigramme, etc. Le modèle peut tourner sans fin, comme sur un anneau de Moebius. Il se nourrit de lui-même, se digère et se régénère.

Manque d’imagination, manque d’ambition pour l’entreprise et pour ses collaborateurs, perte de sens… C’est d’ailleurs le principal problème auquel on se trouve confronté quand il s’agit de recruter, de renouveler les équipes, d’amener du sang neuf. Le jeune cadre de 25/30 ans ne demande plus seulement de l’argent, du temps libre, un confort de vie au travail ou des perspectives d’évolution. De plus en plus il exige du sens, un projet à partager, comprendre à quoi il va contribuer, pouvoir collaborer. Il veut faire partie d’une aventure. Il veut pouvoir raconter une belle histoire le soir à la maison, à son conjoint, à ses enfants, à ses copains, une histoire où il est question de fierté, d’appartenance, de solidarité, de clarté.

L’enjeu au final est bien là, dans notre capacité à donner envie aux jeunes générations de rejoindre un projet d’entreprise, dans notre crédibilité de dirigeant, dans notre exemplarité et notre force de conviction. Bref, une certaine idée du courage managérial. Mais souvent, c’est ce petit supplément d’âme qui fait défaut et qui nous fait nous réfugier dans le douillet cocon de « la nouvelle réorganisation à tout faire ».

Un copain de Confucius a dit un jour, et son propos fait étrangement écho à notre cruel manque d’imagination : « Quand on n’a qu’un marteau, tout ne finit-il pas par ressembler à un clou ? »