A l’heure où Nicolas Sarkozy annonce qu’il renonce à « passer en force » sur les retraites, ouvrant ainsi la porte à la négociation entre partenaires sociaux, quel est le rôle joué par les relations professionnelles dans la vie démocratique française ? Voici une des questions auxquelles ce numéro de la revue Droit et Société permet de répondre.

Issu d’une table ronde organisée par l’Association française de science politique (AFSP) en 2005, ce volume est, dans la forme, assez éloigné de la tradition des « actes de colloque », puisque toutes les contributions ont été révisées, sélectionnées, et intégrées de manière à donner une perspective cohérente à l’ensemble du numéro. Il s’agit donc d’un ouvrage rédigé par des spécialistes, à destination d’un public averti, les auteurs faisant tous montre d’une grande rigueur scientifique en prenant soin notamment de relier leur raisonnement à l’état de la littérature sur le sujet. Cet aspect peut cependant conduire certains lecteurs, moins au fait de l’avancée des débats autour de ces problématiques, à percevoir avec difficulté certaines argumentations.

Le volume est organisé de la manière suivante : après une introduction collective qui indique l’approche particulière qui rassemble les différentes contributions, le numéro est divisé en quatre grandes parties. Chaque partie est elle-même précédée d’une introduction établie par un chercheur, qui prend soin de montrer dans quel contexte s’inscrivent les textes proposés et de mettre l’accent sur les principaux résultats obtenus. Enfin, une dernière conclusion rédigée collectivement permet de mesurer, à l’aune des événements récents qui ont remis au goût du jour l’importance de l’Etat dans la régulation politique, la portée des textes ici réunis.

Les différents auteurs partagent tous une conviction, qui constitue la ligne directrice de ce numéro : « le domaine des relations professionnelles est emblématique d’une évolution plus générale des formes de la régulation politique voire « du politique ».

Les textes rassemblés insistent sur ce point : la plupart sont des monographies portant sur des institutions précises qui soulignent comment, historiquement, la participation de groupes divers (avec, en premier lieu, les syndicats) à la chose publique a contribué à la mise en place de nouvelles règles et ainsi, à la redéfinition des contours de l’action publique.

Qu’il s’agisse des conseils de prud’hommes, du 1% logement, de la formation professionnelle, les mutations récentes indiquent que la production de ces règles est le fruit d’intérêts divers, parfois contradictoires, où interviennent des acteurs que la science politique a souvent eu du mal à ranger parmi ses objets d’étude. Ces contributions spécifiques constituent, en outre, une source d’intérêt pour le lecteur désireux d’approfondir sa connaissance de certaines institutions : l’histoire des politiques de santé au travail, par exemple, est menée de façon très stimulante dans l’un des textes.

Il existe une autre grande piste suivie dans l’ouvrage, qui privilégie alors une dimension réflexive. Pour les auteurs en effet, il serait temps que les sciences sociales françaises prennent à bras le corps la question de la « participation des intérêts sociaux à la régulation politique » (cette problématique étant semble-t-il présente depuis longtemps dans les pays anglo-saxons), ce qu’elles n’ont pas été véritablement en mesure de faire jusqu’à présent.

Certaines contributions, plus théoriques, soulignent alors la portée heuristique d’une telle approche, qui a le mérite de revisiter en profondeur certains discours classiques, comme celui faisant de la France le pays du néocorporatisme par exemple.

Le numéro avance également quelques intuitions fortes pour analyser les transformations actuelles de l’action publique: ainsi, la prégnance d’un modèle managérial, qui tend à privilégier le débat sur l’efficacité au détriment d’une réflexion sur les objectifs, est soulignée par diverses contributions.

De même, plusieurs textes s’interrogent sur l’avenir de l’institution en tant que forme centralisée : à l’heure où les niveaux de décision se multiplient (Europe, régions, entreprises), certains auteurs suggèrent que la mise en réseau des instances régulatrices est un paradigme appelé à gagner en importance, ce qui confère parfois à l’ouvrage une dimension prospective.

Le livre accrédite la thèse, à la lumière des travaux les plus récents, que les oppositions traditionnelles de la science politique ne tiennent plus : la distinction entre démocratie représentative et démocratie sociale (ou participative), par exemple, est de plus en plus difficile à établir. La troisième partie de l’ouvrage, intitulée « politiques publiques et relations professionnelles : dépendances croisées », souligne le feuilletage qui caractérise aujourd’hui l’action publique, cette situation conduisant à une mise en concurrence des légitimités (deuxième partie).

Par exemple, la montée en force de l’Europe dans le champ de la législation sociale entraîne des recompositions parfois difficiles à saisir, et serait à interpréter comme le signe d’une faiblesse des instances politiques européennes plutôt que comme l’application du principe de subsidiarité.

Les auteurs, tout en insistant sur la dette qu’ils ont à l’égard du modèle de la délibération, soulignent également que ces nouvelles formes de régulation ne sont pas exemptes de rapports de force, insistant par là sur la dimension agonistique que contient un tel processus. La contribution portant sur les 35 heures rappelle, par exemple, que les différentes lois portant sur la réduction du temps de travail ont été soumises à un intense travail de lobbying qui les a modifiées en substance, bien qu’il s’agisse à l’origine d’une décision souveraine du gouvernement de Lionel Jospin. Mettre l’accent sur la délibération n’équivaut donc pas à adhérer à une vision pacifiée des rapports entre les différents groupes qui y participent, contrairement à une idée souvent exprimée.

Une telle vision a également le mérite d’envisager l’Etat comme un acteur central du processus de régulation : le développement de la « démocratie participative » n’a pas conduit à le vider de sa substance. Inversement, le rôle accru confié à la délibération ne doit pas être interprété selon une perspective machiavélienne, comme l’instrumentalisation d’une procédure par les pouvoirs publics en vue d’accroitre leur influence.

Sur la plupart de ces questions, l’ouvrage souligne cependant qu’il est difficile d’avoir une vision tranchée des mutations en cours. Les auteurs, parfois, mettent à jour leurs différences d’options théoriques et ne cherchent pas le consensus: ainsi, sur le devenir de l’institution et la nécessité du passage au réseau, les avis divergent. Ce numéro montre donc aussi que la rupture avec les cadres conceptuels en vigueur conduit à un renouvellement fécond des perspectives de recherche, au sein desquelles les anciennes certitudes paraissent alors bien fragiles.