A la suite de notre colloque du 15 mars 2002, j’avais signé avec Marie-Claude Kervella1 une tribune parue dans Le Monde Initiatives de juillet 2002 : « Moderniser les administrations publiques : une responsabilité partagée ». Cette tribune est toujours d’actualité, tant il est vrai que la modernisation avance lentement, tant il est vrai que nous cherchons toujours la volonté politique affirmée, au-delà des effets de tribune, de la conduire avec l’ensemble des acteurs concernés, en s’appuyant sur un dialogue social reconnaissant la capacité des organisations syndicales à s’engager.

S’il en fallait encore une preuve, l’attitude du gouvernement dans le dossier des Carrières longues dans les fonctions publiques, en tergiversant depuis plus d’un an pour chuter sur des propositions en contradiction flagrante avec ses engagements de mai 2003, est significative du peu de place fait à la négociation et au dialogue social dans les fonctions publiques. Lorsqu’un gouvernement ne s’engage pas, faut-il s’étonner des attitudes syndicales de refus et de méfiance ? En tous les cas, la modernisation des administrations publiques en devient singulièrement plus compliquée et plus incertaine, et la confiance ne peut être au rendez-vous.

C’est dans ce contexte qu’a pris place le colloque du 11 juin sur la Loi organique relative aux lois de finance (LOLF) et à la Modernisation financière de l’Etat (Moderfie)2. La question était simple : la mise en œuvre de la LOLF sera-t-elle un levier pour la réforme de l’État ? A la lumière des nos travaux, cette journée n’a pas été un nème colloque sur la LOLF ; cette journée a d’abord été un colloque syndical, avec des expressions fortes de syndicalistes CFDT, avec également des expressions de hauts fonctionnaires et d’experts.

Une réforme budgétaire ambitieuse ?

La LOLF a été voulue par le Parlement, mais celui-ci semble aujourd’hui s’en désintéresser. Cette réforme apparaît aujourd’hui comme un exercice d’état-major, de nombreux fonctionnaires de terrain ignorant tout de la réforme et des modes de gestion à venir. Il est vrai que certaines administrations avancent à pas comptés, cherchant à préserver leur organisation verticale ancestrale et leurs prés carrés.

La réforme budgétaire ne doit pas se limiter à la nouvelle nomenclature Missions / Programme, ni aux nouvelles règles de gestion et de fongibilité asymétrique des crédits, ni aux 13 nouvelles normes comptables pour la gestion publique. Son véritable enjeu, ce sont de meilleurs débats et contrôles parlementaires, une meilleure évaluation de la performance des politiques publiques et des services de l’État.

Au-delà des discours récurrents sur la diminution du nombre de fonctionnaires et du non-remplacement des départs en retraite, cette réforme est-elle vraiment possible alors que la situation des finances publiques est dramatique ? Le récent rapport de la Cour des Comptes est là pour nous le rappeler : en matière de budget et de financements publics, nous allons dans le mur.

Dans le même temps, le credo politique rejoint les certitudes libérales de la diminution des prélèvements obligatoires, qui pour le moment ont plus servi l’épargne que la relance économique par la consommation. Notre réflexion sur la LOLF et sa mise en œuvre ne peut être séparée d’une réflexion sur l’équité et la justice sociale. Nous ne pouvons nous satisfaire d’une réforme technocratique même réussie, alors que la politique budgétaire privilégie la baisse des impôts et non la recherche d’une meilleure efficacité de l’État.

Piloter l’action publique autrement ?

Faisant le choix résolu d’un pilotage par la performance et du développement d’une culture de résultats, la Moderfie se pare des attributs d’une réforme moderniste et managériale. Mais est-elle vraiment stratégique ? Deux éléments sont à nos yeux indispensables pour peser en profondeur sur la réalité effective de l’action publique.

En premier lieu le développement du dialogue de gestion, aux deux articulations essentielles Responsable de programme / Responsable de budget opérationnel de programme (BOP) et Responsable de BOP / Responsable d’unité opérationnelle. A ces deux articulations, comment seront définis la déclinaison des objectifs nationaux des programmes, les moyens et les indicateurs de performance ? Une chose est sûre, ce n’est pas par une démarche uniquement descendante que peut se faire la déclinaison territoriale des objectifs.

Dans le même temps, il faut développer des marges de manœuvre locales pour les cadres des administrations de l’État. Cela renvoie directement aux deux maîtres mots de la modernisation : responsabiliser et déconcentrer. En mars 2003, Alain Lambert, alors ministre délégué au Budget, écrivait : « La Moderfie est une réforme de management. Une administration sera toujours plus efficace si elle est responsable. Cette préoccupation doit guider l’action publique de l’ensemble de ses agents sur tout le territoire. » Mais développer la responsabilité et les marges de manœuvre des cadres nécessite de passer d’une culture de la méfiance et du contrôle a priori à une culture nouvelle, révolutionnaire au sens copernicien : une culture de la confiance et du contrôle a posteriori, évoluant vers l’audit et le conseil.

Comme l’ont montré les expériences initiées dès 1985 dans certains ministères, une telle ambition demande une volonté réelle de recentrage des administrations centrales sur le pilotage de l’action publique mais également sur des prestations de services. Cela implique de confier au niveau déconcentré, régional ou départemental, la gestion en toute responsabilité. Plus facile à dire qu’à faire !

Les marges de progrès sont énormes, comme le montrent quelques exemples emblématiques : gérer la mutation d’un agent administratif de catégorie C de la trésorerie générale de Nantes à l’école d’architecture de Nantes ; ou bien encore, faire repeindre trois bureaux dans une unité administrative implantée dans un chef-lieu de canton… Dans les deux cas : passage par Paris obligatoire !

(Re)construire la gestion des ressources humaines ?

Dans ce cadre, la revalorisation et la déconcentration de la fonction Ressources humaines sont essentielles. Cela devra se faire autour de deux objectifs : une fonction RH plus stratégique, capable de négocier collectivement des accords et d’en garantir la mise en œuvre, de piloter des démarches complexes et de suivre les bons indicateurs ; une fonction RH plus proche, capable d’accompagner chaque agent public pour son parcours professionnel, dans une démarche plus contractuelle que statutaire.

Dans certaines administrations ou collectivités, un tel processus est en route, pour d’autres, longtemps innovatrices, un nouveau souffle est nécessaire, pour d’autres encore, tout reste à faire, ou presque… C’est une question de volonté et de sens, avant d’être une question de démarches et d’outils.

Pour réussir une telle mutation, il convient aussi d’adapter les conditions de gestion des ressources humaines. A l’instar de la fonction publique territoriale, nous souhaitons que soient créés des cadres d’emplois ad hoc par filière de métiers, en nombre limité, en lieu et place des trop nombreux corps actuels. A terme, ces cadres d’emplois gagneraient à être communs aux trois fonctions publiques et ainsi faciliter les mobilités nécessaires à l’organisation décentralisée de la République. Cette proposition, que d’aucuns trouveront trop radicale, nous paraît être le seul dispositif permettant de dépasser les gestions trop étroitement ministérielles et de favoriser la mobilité des agents publics dans un cadre géographique limité. Cette proposition pose d’emblée la question du chemin critique de sa mise en œuvre dans un monde dominé par le corporatisme…

Mais pour donner une pleine efficacité à la gestion des ressources humaines, il faut aussi créer un véritable marché transparent et régulé de l’emploi public : un marché interne à l’administration concernée certes, mais aussi très ouvert à l’interministériel et aux autres fonctions publiques. Un tel espace, large et fluide, pourrait améliorer la gestion des parcours professionnels, avec un bénéfice tant pour chaque fonctionnaire mobile que pour le service public employeur.

A ce sujet, je voudrais proposer une réflexion ; pas encore une revendication, mais une idée à étudier de près : la mise en place d’une APEC des Fonctions publiques. Pour le secteur privé, les partenaires sociaux sont déjà gestionnaires de l’Association pour l’emploi des cadres. L’APEC intervient également dans le secteur des collectivités locales. Construire une APEC des Fonctions publiques, à gestion paritaire elle aussi, serait une belle manière de rappeler l’unicité dans la diversité des fonctions publiques, en s’appuyant sur des savoir-faire éprouvés et des offres de services pour les fonctionnaires comme pour les employeurs publics. Cela pourrait aussi favoriser les passerelles privé-public et l’accueil de cadres de secteur privé en deuxième partie de carrière. Une déclinaison, en lien avec les centres de gestion de la FPT, pourrait également être trouvée, au niveau niveau ad hoc pour les fonctionnaires de catégories B et C.

Un levier pour la réforme de l’État ?

Bien loin des certitudes et d’objectifs assénés comme des vérités révélées, les débats du colloque ont fait état de réalisations, d’avancées, d’expérimentation, mais aussi d’interrogations, de questionnements. Faisant toute leur place aux acteurs de terrain, nos travaux pointent la nécessité absolue de la pédagogie de la réforme, de la concertation et de la négociation avec les partenaires sociaux. Cela demande du temps, cela demande de s’inscrire dans la durée et le moyen terme ; cela demande aussi la construction de démarches et d’outils pour accompagner cette réforme d’ampleur.

Mais il est temps que la démarche LOLF soit portée plus largement, et pas seulement par les directions financières d’administration centrale et les cadres des services expérimentateurs. Cette réforme concerne l’ensemble des agents des administrations publiques. C’est au niveau des services territoriaux de l’État que la réforme se mettra en œuvre, c’est à ce niveau que la partie se gagnera. C’est à ce niveau que nous pouvons envisager un dialogue social renouvelé, parce qu’il y a là du « grain à moudre ».

Nous savons d’ores et déjà que tout cela ne sera pas fait à l’heure dite, que c’est dans dix ans, et non fin 2006, qu’il faudra juger cette réforme. Cela ne veut pas dire qu’il faut baisser les bras, s’effacer dans le fatalisme et faire le dos rond en attendant que l’orage passe.

Bien au contraire, il y a place pour notre action syndicale, car la CFDT revendique une responsabilité partagée sur l’évolution des services publics. Comme nous le disions en 2002 dans la résolution du congrès confédéral de Nantes consacrée à l’État et aux fonctions publiques : « Pour produire pleinement ses effets, cette réforme [celle de la LOLF] devra associer étroitement les partenaires sociaux, tant lors de la préparation des lois de finances que dans leur exécution et dans l’évaluation des résultats obtenus ».

1 : Secrétaire générale de la CFDT Fonctions publiques.

2 : Les actes de ce colloque seront disponibles en septembre 2004 sur le site www.cadres-plus.net.