La crise financière, déclenchée aux Etats-Unis par l’éclatement de la bulle immobilière en 2008, a déjà fait l’objet d’une pléthore d’ouvrages, qui souvent s’attardent sur une ou deux causes, sans toujours offrir une explication rétrospective à long terme ni noter quelques mises en garde isolées, comme celle du General Accounting Office (la Cour des Comptes américaine), bien documentée, mais sans effet.

L’intérêt de l’ouvrage de Les Leopold réside d’abord dans sa perspective large, incluant les dimensions historique, théorique, idéologique, économique et pédagogique qui explique de façon claire et plutôt convaincante comment le « Grand Casino de Wall Street » a provoqué le naufrage de l’économie américaine.

Les Leopold note que ces instruments financiers très sophistiqués sont opaques et peu compréhensibles même pour les experts financiers. Il décrit comment ces produits financiers sont créés, véhiculés et diffusés en créant une vaste économie virtuelle mondialisée, sans rapport (ou très lointain) avec l’économie réelle. Le secteur financier a généré, jusqu’au krach de 2008, près de 20 % du PIB américain et près du tiers de tous les profits des entreprises, raflant les meilleurs cerveaux pour développer des instruments qui créent de l’argent, ajoutant peu de valeur à l’économie réelle et dont les effets sociaux sont, au mieux, neutres et au pire, désastreux. Ils privent ainsi les secteurs novateurs ou socialement utiles de personnes qualifiées faute de pouvoir leur payer les salaires mirobolants de Wall Street (services publics chargés de régulation et de contrôle financier, énergie alternative propre, éducation, santé, etc.).

L’auteur critique les œillères idéologiques qui empêchent les principaux acteurs de voir venir l’orage, en promouvant la nouvelle économie des services financiers comme l’unique voie de création de richesses généralisées et donc seule voie de progrès pour la société américaine, sans se soucier de ses effets néfastes possibles.

Il fustige aussi les médias financiers pour leur conclusion hâtive que le krach financier fut causé par les hypothèques risquées (sub-prime), prises par des personnes ou ménages pauvres qui ne pouvaient les rembourser, offertes par des prêteurs qui étaient censés savoir à qui ils prêtaient leur argent. Pourtant, note-t-il, ces hypothèques ne représentent qu’une infime partie des pertes colossales des marchés financiers. Elles auraient donc pu être résorbées avec les milliers de milliards que les contribuables ont dû payer pour le sauvetage des institutions financières. Il note que la réglementation n’a pas été à la hauteur des développements des divers produits financiers dérivés de ces créances. Ces produits ont encouragé la prise de risques inconsidérés alors qu’ils échappent totalement à tout système de contrôle réglementaire.

Et l’auteur de rappeler qu’à l’origine, les hypothèques immobilières imaginées durant la Grande Dépression, furent créées par le gouvernement en l’encadrant par une réglementation très stricte, limitant l’acquisition de logements à ceux qui avaient des moyens, privant ainsi les marchés financiers de larges profits potentiels. Or, en l’absence d’une réglementation comptable adéquate, nul ne sait quelle est la valeur réelle actuelle de la masse globale des produits financiers spéculatifs aux sigles mystérieux (tels que « collateralized debt obligations » - CDOs , credit-default-swaps - CDS, etc.). Certains l’estiment à 70 mille milliards de dollars globalement, soit quatre fois la valeur de l’économie américaine, alors que d’autres mettent la barre bien plus haut à 600 mille milliards, ou plus bas, à 50 mille milliards.

Si personne ne connaît au juste la valeur de ces opérations financières spéculatives, il s’agit certainement, selon l’auteur, du plus grand casino que l’humanité ait connu).

En amont de cette « finance fantaisie/finance – casino », l’auteur stigmatise les écarts croissants entre salaires et productivité depuis les années 1970. Il rappelle qu’au lendemain de la seconde guerre mondiale, le moteur de l’économie américaine fut la croissance en tandem de la productivité du travail et des salaires moyens « réels » (compte tenu de l’inflation), permettant aux ménages ouvriers d’acquérir toujours davantage de biens et services et d’améliorer leur niveau de vie. Or à partir de 1973, ce cercle vertueux fut rompu, les salaires réels des ouvriers stagnaient, voire reculaient, alors que la productivité continuait à augmenter, comme d’ailleurs le temps de travail.

C’est le partage entre salaires et revenus du capital qui a changé. La masse de fonds ainsi accumulée, qui ne fut que partiellement investie dans l’industrie, se dirigeait essentiellement vers les produits financiers fantaisistes ayant peu de lien avec l’économie « réelle ». Alors que jusqu’à un passé récent la somme de tous les avoirs financiers (valeurs boursières, obligations, emprunts, hypothèques, etc.) était à peu près égale au produit intérieur brut global, actuellement elle s’approche du quadruple du PIB, alors que les produits dérivés, qui sont en fait des créances sur les avoirs financiers, atteignent actuellement une valeur nominative qui dépasse dix fois le PIB global… Ces sommes énormes de capitaux à la recherche de rendements croissants est à la source du casino financier.

Les écarts croissants entre productivité et salaires résultaient de divers facteurs dont : le retard dans l’adaptation des systèmes de formation et d’éducation des ouvriers aux exigences d’une économie moderne à haute technologie ; la mondialisation qui a ouvert des vastes marchés de travail outre-mer à bas coûts et peu réglementés incitant les entreprises industrielles et de services (centre d’appels, informatique) soit à délocaliser soit à maîtriser les hausses de salaires, malgré les gains de productivité ; et… la chute spectaculaire des taux de syndicalisation et de la négociation collective aux Etats-Unis. Or, en 2004 deux économistes (Jamal Rashed et Subarna Samanta) ont statistiquement testé l’hypothèse selon laquelle « lorsque l’écart entre productivité croissante et salaires stagnants est important, les bourses s’effondrent, les banques font faillite, les monnaies se déprécient, le chômage augmente et une longue récession ou une vraie dépression peut suivre ». Ils ont aussi prédit que, dans la durée, cet écart croissant mènerait à une exubérance irrationnelle de la bourse. En fait, note l’auteur, ce fut aussi la première cause de la bulle immobilière, qui en explosant a entraîné dans son sillage l’édifice de la finance fantaisie.

Pour que les produits dérivés deviennent des « instruments financiers de destruction massive » (ainsi dénommé par Warren Buffet, le sage investisseur américain) il fallait la gâchette explosive que fut l’éclatement de la bulle immobilière. Le boom immobilier aurait pu être ralenti par une restriction du crédit hypothécaire, mais Alan Greenspan refusait d’admettre qu’il y avait une bulle, alors que Ben Bernanke, conseiller économique à l’époque de l’administration Bush, bien que notant l’envolée des prix de l’immobilier (de 25 % entre 2003 et 2005) estimait que cela reflétait des « fondamentaux économiques » forts, y compris la forte croissance de l’emploi et des revenus.

Pourtant l’auteur se demande si cette crise actuelle n’est pas due à la pénurie des liquidités des banques, mais découle plutôt de problèmes structurels plus profonds, telle une crise de surproduction et de sous-consommation causée par le déclin du pouvoir d’achat de la classe ouvrière et de leur capacité d’emprunter toujours davantage.

Ce qui mène l’auteur à suggérer la sortie de cette crise par la réduction des écarts de rémunérations. Cela implique : un transfert de capitaux de l’économie virtuelle d’investissement spéculatifs de Wall Street vers des investissements dans l’économie réelle ; un plafonnement des rémunérations et bonus dans le secteur financier (en fonction des résultats plutôt que sur la base des flux financiers gérés, comme c’est le cas actuellement) – idée retenue par l’administration Obama et débattue dans les autres économies avancées ; et un relèvement des salaires réels de la classe moyenne et des ouvriers - notamment du salaire minimum qui a stagné depuis 1979 et ne permet plus un niveau de vie décent. Un tel relèvement stimulera la demande de biens et services - et donc l’activité économique -, et facilitera le remboursement des hypothèques, tout en évitant la déflation.

Mais cela suppose au préalable que l’on renforce le droit du travail qui s’est rétréci en peau de chagrin depuis 1940 avec des politiques patronales très agressives contre les syndicats et les campagnes de syndicalisation. Pourtant, note l’auteur, la législation favorable aux syndicats introduite durant le New Deal avait renforcé l’affiliation syndicale et a permis un relèvement notable des salaires réels sans freiner les innovations technologiques ou l’accroissement des profits des entreprises. Il recommande donc l’adoption par le Congrès des Etats-Unis le projet de loi sur le libre choix d’affiliation syndicale (Employee Free Choice Act) dont il est actuellement saisi pour permettre aux salariés d’obtenir des meilleurs salaires et des conditions de travail plus salubres.

Puisque depuis des temps immémoriaux philosophes et prophètes ont mis en que la finance incontrôlée déstabilise la société, des économistes ont tenté de comprendre et maîtriser l’alternance destructrice des périodes de prospérité et de dépression, en distinguant entre investissements sains et créateurs de richesses et des paris spéculatifs. Ils ont échoué, car la prise de risque et la témérité sont inextricablement liées dans la finance privée. Pour s’en protéger, l’auteur propose une police d’assurance collective contre le risque de désastre financier, dont les primes devraient être payées dès maintenant par tous les acteurs du secteur financier, non pour se protéger eux-mêmes mais pour protéger la société des dégâts potentiels produits par ce secteur, à l’instar de l’assurance que prennent médecins et hôpitaux contre les fautes professionnelles médicales. Ces primes, en fait taxes, s’élèveraient à quelque 500 milliards de dollar par an et seront investis dans l’énergie renouvelable, l’infrastructure, la santé et l’éducation – investissements vitaux pour la société. Une telle prime/taxe est nécessaire car personne ne peut nous assurer que le désastre actuel se terminera bientôt ou qu’un autre similaire aura lieu dans une ou deux décennies. Certes il sera difficile d’instaurer un tel système, qui suppose la participation de tous les pays y compris les îles off-shore. Mais puisque la finance est mondialisée et ses actions affectent le monde entier un tel système devrait pouvoir être convenu. Cette proposition est d’ailleurs proche du projet de la « taxe Tobin » (faite par l’économiste et lauréat du prix Nobel James Tobin) d’imposer 1 % sur tout transfert de devises entre pays) pour limiter la spéculation et lutter contre la pauvreté. A ceux qui considèrent cette proposition comme exorbitante, l’auteur rappelle les montants astronomiques payés par les contribuables pour le sauvetage des institutions financières. Il s’agit en fait du principe du « pollueur payeur » : il incombe aux pollueurs financiers de débarrasser leurs friches toxiques .

Une autre mesure de précaution suggérée par l’auteur est la création d’une commission certifiant les innovations financières avant qu’elles soient vendues à des acheteurs confiants dans le monde.

L’auteur estime raisonnable de vouloir se protéger contre les crises que même Alan Greenspan n’a pu prévoir. C’est le minimum que nous pouvons faire pour les générations futures.

Pour conclure, cet ouvrage éclairant, didactique, parfois un peu répétitif, a le mérite d’expliquer les origines de la crise actuelle dans une perspective longue de l’évolution du capitalisme et de la pensée économique et philosophique et de suggérer quelques fils d’Ariane pour sortir de la crise, alors que la plupart des commentateurs se limitent à une critique stérile et pessimiste. Le bref glossaire des termes financiers utilisés et l’index détaillé en fin d’ouvrage sont forts utiles.