Temps de travail excessif, charge de travail trop lourde, sont des contraintes qui pèsent sur de trop nombreux cadres alors que, pour d’autres, la réduction du temps de travail libère du temps pour la vie familiale, pour les loisirs, pour la vie sociale. Tous ne sont pas dans les mêmes situations.

Les témoignages et analyses rassemblés dans ce numéro permettent de comprendre les évolutions en cours.

En France, la législation et les négociations sur le temps de travail ont conduit à des changements marquants mais inégaux ; le débat sur le temps de travail des cadres, longtemps sujet tabou, est apparu au grand jour.

Les autres pays européens n’ont pas connu le même débat public, car leurs cultures politiques et sociales sont différentes, mais partout le temps et la charge de travail des cadres pose question et dans tous les pays coexiste une grande diversité de situations.

Des statistiques révélatrices

Les statistiques permettent d’avoir une première approche. Depuis quelques années maintenant, le service des statistiques de l’Union européenne fournit des données collectées dans les divers pays en utilisant la classification internationale type des professions. Pour le temps de travail hebdomadaire des cadres managers, quelques tendances apparaissent clairement. Tout d’abord, dans tous les pays, leur temps de travail est supérieur à celui des autres salariés. La différence est de quatre heures en moyenne européenne.

Les pays où ce phénomène est le plus marqué sont le Luxembourg, le Danemark, la France et l’Allemagne ; alors qu’au contraire la différence est beaucoup plus faible en Autriche, en Grèce et aux Pays-Bas.

On observe également que ce sont les pays où le temps de travail est le plus important qui connaissent les plus grands écarts entre cadres et autres salariés.

Le Royaume-Uni fait exception à cette tendance avec la durée de travail la plus élevée à la fois pour les cadres et pour l’ensemble des salariés.

Les femmes cadres déclarent une durée hebdomadaire de travail inférieure en moyenne de trois heures à celle des hommes.

Pour elles, la différence avec la moyenne de l’ensemble des femmes salariées est également de l’ordre de trois heures. En outre, on observe que les pays où l’écart est le plus important entre le temps de travail des hommes et femmes cadres sont le Royaume-Uni, le Danemark et la France, suivis par l’Irlande et les autres pays nordiques.

Ces indications sont significatives. Ce sont des moyennes révélant des tendances importantes qui se déclinent dans une grande variété de situations. Les comparaisons avec les années précédentes tendent à montrer que les statistiques de cette année 2000 ne reflètent pas encore la réduction du temps de travail effectuée en France, compte tenu notamment de la date de l’enquête et de l’importante proportion de salariés travaillant dans des PME.

Dans ce contexte, il faut observer que les longs horaires journaliers, avec réunions tardives, qui ne sont pas l’apanage des Français, constituent souvent des obstacles réels à l’accès des femmes aux fonctions de cadres notamment à des niveaux élevés. Les politiques d’égalité des chances des hommes et des femmes doivent tenir compte de l’importance des modes de management et d’organisation.

Une question européenne : la charge de travail

La question qui est perçue comme essentielle pour les cadres, dans tous les pays, est bien celle de la maîtrise de la charge de travail. Le Conseil des cadres européens – EUROCADRES s’en est saisi à plusieurs reprises ces dernières années. Il a organisé un symposium à Bruxelles en 1997, a tenu un séminaire à Londres en décembre 1999. Il conduit actuellement, dans plusieurs pays, des enquêtes coordonnées dont les résultats devraient être disponibles avant la fin de cette année 2002.

La législation ou les dispositifs conventionnels sont divers selon les pays. C’est ainsi que les cadres peuvent être soumis aux mêmes règles que les autres salariés (c’était le cas en France avant les lois Aubry, mais l’on sait que dans la pratique cela n’était pas respecté) ou qu’ils peuvent être exclus des règles de limitation du temps de travail (comme c’est souvent le cas). Cette tendance est confortée par la directive européenne de 1993 dont l’article 17 permet aux Etats membres de déroger à certaines de ses dispositions "lorsque la durée du temps de travail… n’est pas mesurée et/ou prédéterminée ou peut être déterminée par les travailleurs eux-mêmes", notamment pour les "cadres dirigeants ou d’autres personnes ayant un pouvoir de décision autonome". Cette formulation beaucoup trop extensive constitue un obstacle qu’EUROCADRES veut voir levé. C’est ainsi qu’EUROCADRES a effectué, à plusieurs reprises, des démarches auprès de la Commission européenne, de même que récemment auprès de la Présidence Belge qui est intervenue de son côté. La Présidence Espagnole sera saisie de cette question en ce début 2002.

Analyses et propositions

Pour maîtriser le temps et la charge de travail, EUROCADRES a mis en évidence quelques axes clés :

  • Connaître pour maîtriser : évaluer tant les aspects qualitatifs (horaires) que quantitatifs (charge, stress, mobilité…) ;
  • Prendre en compte des enjeux multiples : emploi, organisation du travail, temps libre, formation, conséquences de l’usage des technologies mobiles, évolution des besoins en fonction de l’âge… ;
  • Mettre en œuvre des stratégies adaptées et innovantes : réduction des horaires et des charges sous des formes diversifiées (hebdomadaires, jours de congés, congés longs, temps partiel, épargne temps, retraite progressive), prise en compte de la diversité des situations professionnelles, développement de formes d’organisation du travail favorisant l’autonomie,…

Il ne peut y avoir une réponse unique et figée à la maîtrise de la charge de travail. Selon les pays, la variété des mesures que nous venons d’évoquer est mise en œuvre. Dans le rapport introductif du séminaire d’EUROCADRES à Londres, en se fondant sur une enquête couvrant treize pays3, Jean-Yves Boulin émet l’hypothèse que, concernant la question du temps de travail des cadres, des "expériences récentes tendent à montrer qu’elle suscite des innovations conceptuelles et pratiques qui pourraient être utilisées pour d’autres catégories de salariés"… avec la diffusion de modes de travail tels que : "nature de plus en plus immatérielle de l’activité, responsabilisation et implication dans l’accomplissement des tâches plus que réalisation d’un travail prescrit, usage de nouvelles technologies de l’information et de la télécommunication, etc.".

L’introduction massive de ces nouvelles technologies de l’information et de la communication dans les entreprises et les administrations a modifié en profondeur le travail des cadres ces dernières années. Leur travail est devenu de plus en plus "en temps réel", de plus en plus interactif, de plus en plus abstrait et/ou immatériel, de plus en plus en réseau mais aussi de plus en plus piloté directement par le client ou l’usager. L’utilisation importante par les cadres des technologies mobiles a déplacé les frontières traditionnelles travail/ hors travail, modifié structurellement les lieux et moments du travail. Les frontières entre vie professionnelle et vie personnelle sont devenues de plus en plus floues.

La croissance des activités de services, la montée en puissance du travail immatériel, du travail intellectuel, ont rendu plus complexes les systèmes de mesure du temps, de la charge de travail des cadres. Comment évaluer la charge de travail intellectuel, la densité du travail, voire le stress au travail ? Les instruments de mesure et d’évaluation en vigueur se révèlent de plus en plus inadaptés à ces nouvelles situations professionnelles.

La question globale du contrôle du travail ne peut plus porter sur les seuls indicateurs de temps même si la notion d’horaire de référence ne doit pas être abandonnée. La généralisation des modes de gestion par projets ou par objectifs ont eu entre autres pour effet de mettre prioritairement l’accent sur les résultats du travail (le "quoi" attendu ?), plus que le temps et les moyens de parvenir à ces résultats (le "comment" ?). Les approches de gestion et de pilotage par la demande des clients ou usagers ont souvent également été source de pressions additionnelles pour les cadres. Sous l’effet conjugué de pressions multiples, multi-canaux, le travail des cadres s’est ainsi trouvé partout intensifié, densifié. Cette densification du travail s’est accompagnée d’une diminution progressive des marges de manœuvre pour les cadres. Les "soupapes" de sécurité ont parfois disparu avec tous les effets induits sur la santé au travail.

L’étude de la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail portant sur 10 ans de conditions de travail dans l’Union européenne souligne cette intensification du travail et en analyse les impacts sur la santé au travail. Si les résultats de cette étude concernent l’ensemble des salariés, un certain nombre de facteurs sont plus particulièrement mis en évidence pour les cadres : maintien d’un niveau élevé de stress (en deuxième position des problèmes de santé), nature du travail de plus en plus guidée par le client, utilisation croissante des nouvelles technologies, augmentation du nombre d’interruptions journalières dans les séquences de travail ; 34 % des cadres déclarent travailler au moins un week-end par mois. Le lien se fait de plus en plus direct entre les problèmes de santé au travail et les conditions de travail, souligne cette étude. Le flux tendu, le zéro défaut, la demande de réactivité toujours plus forte traduisent les évolutions des systèmes de gestion, de pilotage des activités des entreprises mais aussi de management. Elles ont eu pour conséquence de "grignoter" progressivement les marges de manœuvre, les espaces d’autonomie des cadres.

Sous l’effet de l’introduction massive des outils bureautique, des messageries électroniques, une part non négligeable du travail des cadres, jusqu’alors déléguée à une secrétaire ou une assistante, se sont trouvées réintégrées dans leur périmètre d’activité. La croissance du nombre de mails échangés n’a fait qu’accroître le nombre moyen d’interruptions de séquences journalières de travail des cadres. L’introduction des logiciels de "work-flow" ou de "groupware" ont également contribué à une sorte de mécanisation du travail et à rendre celui-ci de plus en plus dense. Si ces technologies ont apporté des gains de productivité mais aussi certaines facilités, avec une plus grande fluidité de l’information, elles n’en restent pas moins le plus souvent chronophages, consommatrices de temps et d’énergie. Elles ont contribué au raccourcissement des lignes hiérarchiques et parfois mêmes des circuits de décision mais aussi, ce faisant, à la suppression de postes de cadres intermédiaires et ainsi à celle d’espaces de régulation, d’arbitrage ou de gestion de conflits.

Pour aller plus loin

La densification du travail des cadres ne saurait pourtant se limiter à la seule question de la charge ou de la surcharge de travail. Lorsque le cadre quitte son lieu habituel de travail, s’il n’est plus directement occupé, il n’en reste pas moins souvent préoccupé. La charge mentale ne s’arrête pas au seuil de l’entreprise. C’est particulièrement le cas avec les NTIC. Aussi, la reconnaissance d’un véritable droit à la déconnexion, au débranchement pour les cadres devient-elle une question importante. Un expert en ergonomie du travail déclarait récemment lors d’un colloque consacré aux mutations du travail et à l’évolution des conditions de travail : "la santé au travail va devenir, plus particulièrement pour les cadres, une véritable question économique". La santé au travail a un coût. Réintroduire dans l’activité de travail des cadres des marges de manœuvre, faire vivre un droit à la déconnexion deviennent des sujets pleinement d’actualité.

Il ne peut y avoir une réponse unique et figée à la maîtrise de la charge et de la densité du travail. Les axes clés mis en avant par EUROCADRES pour maîtriser le temps et la charge de travail, évaluer les aspects quantitatifs et qualitatifs, prendre en compte des enjeux multiples (organisation, NTIC, responsabilité, autonomie…) et mettre en œuvre des stratégies adaptées et innovantes, sous des formes diversifiées, trouvent, au regard de ces analyses, toute leur pertinence.

1 : La Classification internationale type des professions (CITP) comporte dix "grands groupes" dont les groupes 1 (managers) et 2 (professionnels, fonctionnels, experts) recouvrent les cadres. Ainsi, le groupe 2 comporte des professions tels les enseignants dont le temps de travail à temps plein est plus difficilement mesuré par ce type d’outil statistique. C’est pourquoi nous nous limitons au groupe 1 dans les tableaux ci-dessus. Par ailleurs la compréhension de la même typologie internationale est encore marquée par les cultures nationales. C’est ainsi que la Grande Bretagne décompte un nombre de professionnels (groupe 2) significativement plus important que d’autres pays. Ces différences de population de référence peuvent influer sur les résultats. Cependant on observe progressivement au fil des années une plus grande cohérence entre les pays, et les tendances fournies par ces données sur le temps de travail sont suffisamment nettes.

2 : Voir le rapport "Organisation et temps de travail des cadres : nouvelles initiatives" du symposium tenu par EUROCADRES les 2 et 3 décembre 1997.

3 : J-Y Boulin, CNRS, "Comment appréhender le Temps de travail des cadres", document préparatoire au séminaire AFETT-EMA d’EUROCADRES, Londres 8-11/12/1999.

4 : Directive 93-104-CE du Conseil, du 23/11/ 1993, concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail.

5 : Troisième enquête de la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail, réalisée au cours de l’année 2000, auprès d’un public de 21500 travailleurs dans les quinze Etats-membres de l’Union.