Cinq années d’enquêtes conduites auprès de 500 entreprises, en Asie, en Europe, en Amérique, pour analyser leurs stratégies en matière de délocalisations, de sous-traitance dans une économie globalisée : c’est un travail colossal auquel s’est livré Suzanne Berger, professeur de science politique au Massachusetts Institute of Technology dont elle dirige l’International Science and Technology Initiative. Son ouvrage restitue l’essentiel de ces travaux et nous conduit à porter un autre regard sur la mondialisation, un regard s’appuyant sur des situations très précises, des faits, des réalités opérationnelles.

A tous ceux qui pensent que la mondialisation ne nous laissera pas le choix et qu’il faudra nous aligner sur un modèle unique sous peine de disparaître, ou encore que la mondialisation serait source de tous les maux, Suzanne Berger oppose une démonstration limpide et presque évidente : il n’y a pas de fatalité, pas de modèle ni de pensée uniques, et encore moins de stratégie unique. Il existe autant de stratégies différenciées que de secteurs d’activités, de tailles d’entreprise, et d’entreprises. Il y a des gagnants et des perdants dans tous les secteurs, dans tous les pays. Les chercheurs qui ont mené ces enquêtes témoignent de leur étonnement au regard de la diversité des stratégies et des compétences mobilisées pour créer ou maintenir une activité rentable, compétitive. Quoi de commun entre la stratégie de Cisco qui sous-traite toute sa fabrication, d’Intel qui se charge de toutes les opérations, de Dell qui n’assure que la partie finale de l’assemblage ? Et dans un secteur plus traditionnel, le succès de Zara, en Espagne, qui a fait le choix de l’intégration verticale de toutes ses activités, depuis la conception, jusqu’à la fabrication et la distribution en misant sur une très forte réactivité au marché et un renouvellement permanent de ses gammes de produits pour coller aux demandes de ses clients, illustre un modèle très différents de celui des grands détaillants américains du prêt-à-porter, qui ont sous-traité et délocalisé toute leur production, essentiellement en Asie. Ou dans un secteur aussi sinistré en Europe que celui de la chaussure, comment expliquer le succès de Geox, devenu le quatrième producteur mondial de chaussures, qui produit toutes ses chaussures de sport à Trévise, en Italie, sur un cluster, en misant tout sur les compétences et l’innovation ?

Les résultats sont là pour attester de la pertinence et de la viabilité de stratégies très différentes, y compris dans un même secteur d’activités, et même produit par produit. S’il n’existe pas de stratégie hégémonique ou même dominante, comment expliquer cette diversité des situations, parfois de succès, parfois d’échecs ?

Suzanne Berger nous invite d’abord à comprendre pourquoi cette diversité a été possible, pourquoi la palette des scénarios possibles s’est élargie ces dernières années, pourquoi les critères de choix stratégiques ont autorisé ce champ des possibles. Elle nous invite ensuite à analyser plus finement les facteurs clés de succès ou d’échecs des stratégies, qui varient considérablement d’une entreprise à l’autre, avant de tirer quatre grandes conclusions de ce formidable travail d’enquête.

Pourquoi cette diversité a-t-elle été possible ? La modularisation joue un rôle capital dans la façon dont la mondialisation transforme la production et permet l’apparition de nouvelles activités. Elle renforce aussi la concurrence à chaque point de la chaîne de valeur. De manière générale, l’entreprise ne conserve en interne que les activités qu’elle sait non seulement bien faire, mais mieux que les autres, celles pour lesquelles elle dispose d’une valeur ajoutée différenciatrice. Elle confie les autres activités à des tiers, en proximité ou non. Elle peut donc sous-traiter en proximité, sur son bassin d’emploi ou son territoire ou délocaliser à l’autre bout de la planète. Mais pour que cette sous-traitance ou cette délocalisation, qui constitue de fait une rupture dans la chaîne d’activités, dans le processus « conception – production – distribution », soit simplement possible, cela suppose que l’entreprise soit en capacité de modulariser, de fragmenter sa chaîne de valeur, sans perdre la maîtrise de l’ensemble du process.

Et c’est là que les technologies de l’information et de communication mais surtout la numérisation interviennent et vont faire la différence. Elles vont permettre de répartir la recherche, l’élaboration d’un produit, le design, la fabrication et le marketing entre différentes entreprises et différents points de la planète. Quand cette fragmentation devient technique possible, les entreprises ne vont conserver que les activités où elles sont les meilleures. Cela suppose de réaliser préalablement au choix stratégique un minutieux travail d’analyse de ses process, de ses activités, activité par activité, process par process. L’exemple de Sony est de ce point de vue emblématique : après avoir connu une situation difficile en 2004, chute des ventes, perte de rentabilité, ce travail d’analyse très fine lui a permis de réorienter ses choix stratégiques et de retrouver le chemin du succès.

Sur quels critères une entreprise opère-t-elle son choix d’intégration ou d’externalisation ? Nous entendons souvent ici et là un argument majeur défendu par les entreprises : le coût du travail trop élevé dans les pays occidentaux. Sur ce point également, Suzanne Beger balaie bien des idées reçues et affirme même dans cet ouvrage que la stratégie des bas salaires est perdante. Le seul pilotage par les coûts de main d’œuvre les plus bas, non seulement a des limites, mais ne saurait constituer une boussole pour des entreprises soucieuses de leur compétitivité. Un discours étayé par de nombreux cas d’entreprises, qui ne fait que renforcer notre analyse depuis plusieurs années. La valeur ajoutée différenciatrice se joue avant tout sur d’autres leviers que le coût de la main d’œuvre : la compétitivité hors coût, l’investissement en R&D et la mutualisation des moyens de cette recherche à la bonne échelle, l’innovation non seulement technologique mais organisationnelle, sociale, la valorisation des compétences, la rentabilité du capital humain.

Quels sont les facteurs clés de succès ? L’auteur tire quatre grandes conclusions de ses travaux. Tout d’abord, égaler les meilleurs ou leur confier la production, et au bon moment : l’organisation qui fonctionne le mieux en période de stabilité technologique n’est pas forcément celle qui l’emportera en période d’innovation radicale. Ensuite, cultiver l’héritage, le patrimoine dynamique d’une entreprise : l’excellence varie en fonction de l’histoire de chaque firme ; ce sont les compétences qui font la différence. Tertio, la stratégie des bas salaires est perdante : les salaires ne représentent qu’une partie de l’ensemble des coûts, la durabilité des gains est souvent illusoire, s’appuyant qui plus est trop souvent sur des hypothèses masquant des coûts cachés. Enfin, pour gagner il faut choisir : s’il n’existe pas une méthode unique, l’entreprise qui ne change pas, ne s’adapte pas, ne réagit pas et n’opère pas des choix stratégiques est condamnée ; il n’y a pas de secteur condamné.

Il s’agit bien d’explorer tous les leviers de la performance, sans a priori, sans exclusive. Cela suppose d’associer tous les acteurs de la chaîne de valeur à la définition des critères de la performance globale et à son évaluation. Les cadres, acteurs de la définition des stratégies d’entreprises et surtout de leur mise en œuvre, sont au cœur des choix des entreprises, de leurs transformations. Leur parole doit être entendue, prise en compte, mais surtout leur être donnés les moyens de l’exercice d’une responsabilité professionnelle autorisant l’activation des différents leviers de la performance et par voie de conséquence, l’exercice d’une responsabilité sociale.

Une organisation syndicale comme la nôtre, ayant fait de l’emploi notre priorité et du réformisme un levier de la transformation sociale, se doit d’entendre le message de Suzanne Berger.