Aujourd’hui, si nous ratifions ce texte, nous entrons dans une Union constituée d’Etats et de peuples où les citoyennetés se mélangent et les responsabilités se partagent. Dans la vieille culture politique héritée du Moyen Age, la souveraineté s’identifiait à l’Etat-nation, elle était une et indivisible, et beaucoup jugeaient impossible une Constitution européenne. Or la voici.

Elle fait référence à des valeurs communes, elle repose sur des droits fondamentaux, elle définit un partage des compétences, elle instaure l’unité institutionnelle. Elle donne un rôle accru au Parlement européen et aux Parlements nationaux, elle amorce une démocratie participative, notamment avec une capacité d’initiative législative.

Ce travail est inabouti, l’équilibre n’est pas encore pleinement satisfaisant. Mais quand on mesure les efforts qu’il a fallu faire, l’opposition des souverainismes conjugués, les années d’engagement tenace de la société civile européenne, le fait que les Etats n’ont cédé qu’après l’échec de Nice, on comprend que dire non aujourd’hui serait prendre le risque d’un grand pas en arrière.

L’Union n’avance qu’au rythme des consciences et des engagements. Il faut capitaliser cette avancée d’une conscience commune et en faire le cadre de nouveaux efforts. Notre priorité est l’appropriation de cette Union par les citoyens. Et cela exige des efforts considérables : bâtir un espace public, éduquer et acculturer, former et impliquer des acteurs, établir un lien constructif entre les élus et les organisations de la société civile… Notre oui ne peut être qu’un oui d’engagement.

Certains pensent que l’élargissement de l’Union signifie la fin de l’Union politique. Au contraire, il lui donne selon nous sa bonne échelle et une force accrue, avec l’extension d’une démocratie d’Ouest en Est. Les peuples qui entrent – hier l’Espagne et le Portugal, demain je l’espère la Turquie et les Balkans – s’inscriront dans une Communauté susceptible de jouer un rôle significatif dans la construction du monde.

Ne nous enfermons pas dans le débat sur les frontières, dévouons nos efforts à consolider l’Union politique en formation. Le Conseil européen doit clarifier sa doctrine : si tel ou tel peuple dit non à la Constitution, il ne faudra pas qu’il empêche les autres d’avancer : il aura à examiner et gérer lui-même les risques d’une désaffiliation. Si la Constitution est ratifiée, il ne faudra pas renvoyer à plus tard l’application de dispositions clés, mais au contraire appliquer par anticipation l’esprit de la Constitution. Et les freins mis à l’encontre de certaines politiques communes dans la troisième partie devront être levés, comme c’est possible, au fil des années, en faisant sauter par consensus le verrou de l’unanimité.

Ainsi nous choisissons l’Union démocratique, mais pour quoi faire ? Le problème crucial est le maintien de la prospérité et de la qualité de la vie, la refondation du lien social et civique, dans une Europe qui vieillit, doute d’elle-même – plus en France que dans d’autres pays –, et ne parvient pas à renouveler sa force économique. Quand les Français réclament plus d’Europe sociale, ils demandent à l’Union de protéger leur propre régime social. En réalité, l’Europe est déjà riche d’apports sociaux significatifs, jugés comme tels par la Confédération européenne des syndicats et bien d’autres acteurs : la non discrimination, l’égalité hommes/femmes, le rôle des partenaires sociaux qui peuvent nouer des conventions ayant force de droit. Ils sont inscrits dans le projet constitutionnel, ainsi que les droits fondamentaux et les objectifs de plein emploi et de cohésion sociale. La loi européenne pourra traiter aussi de la mobilité des personnes, des fonds structurels, des minima sociaux, de l’immigration… et, grâce à nos efforts, elle va enfin pouvoir établir un droit positif en matière de services d’intérêt général.

Beaucoup de Français pensent que cela ne suffit pas et que la loi du marché et de la compétition déstabilise notre régime social. En réalité, l’Europe nous met en tension : elle nous dit qu’il faut rendre compatibles le régime social et l’effort de compétitivité. Elle a raison : laisser régresser, comme c’est le cas aujourd’hui, la compétitivité de l’Europe face aux Etats-Unis, à la Chine et à d’autres puissances émergentes, serait nous condamner à une baisse profonde du niveau de vie. L’Union demande à chaque pays de réformer son régime social pour qu’il contribue à l’augmentation du taux d’activité, à la qualité des emplois, à la mobilité, à la formation tout au long de la vie. Il serait ainsi mieux compatible avec la compétitivité. Cette tension féconde nous pousse non à la liquidation du régime social, mais à son amélioration. D’ailleurs plusieurs pays d’Europe réussissent – par exemple les Scandinaves qui combinent un chômage faible, une cohésion sociale forte, une compétitivité accrue.

L’Union économique reste à construire

Ce qui rend le changement si difficile, c’est la faiblesse du dialogue social et civique, le pouvoir du marché et de l’argent, et la sclérose de l’action publique sur le terrain économique. L’Europe ne se construit pas comme une puissance économique capable d’agir dans la mondialisation à armes égales avec d’autres. Elle ne crée pas assez d’emplois, n’élève pas suffisamment ses qualifications, sa croissance est faible, le nombre des exclus est croissant, et le vieillissement va tout aggraver.

Face à ces problèmes, le socle constitutionnel est insuffisant. Il y a le marché et la monnaie uniques, mais pas les outils nécessaires pour bâtir une maîtrise sociale et publique du développement des capacités humaines et des activités. Par exemple l’éducation, l’industrie, et même la recherche, ne sont pas des compétences partagées. L’Union n’a ni un véritable budget, ni une capacité de politique économique. S’il en est ainsi, c’est en raison du retard dramatique d’engagement des partis politiques, des syndicats, des citoyens sur le front économique européen. Or nous avons un capitalisme européen sous-efficient, qui dispose de beaucoup de ressources humaines et financières mais qui investit peu et prend peu de risques.

Il est grand temps d’investir le chantier de la transformation du capitalisme européen avec des idées claires et de la persévérance en prenant appui sur les outils démocratiques et l’unité politique résultant de l’adoption de la Constitution.

C’est dans cet esprit que Confrontations Europe a récemment appelé à la refondation de la Stratégie de Lisbonne. Nous voulons contribuer à un formidable renforcement du dialogue social, des coopérations et des partenariats entre les entreprises et les collectivités publiques pour le plein emploi des capacités humaines et le développement durable.

Cela suppose une nouvelle conscience politique. Les Etats sont profondément divisés et rivaux et la plupart freinent des quatre fers quand il s’agit de politiques communes. Seul l’engagement civique et social permettra de créer des obligations de coopération et de solidarité entre les Etats, de libérer les porteurs de projets européens, et de doter l’Union d’un véritable budget et de ressources propres. Ce qui manque encore, au fond, c’est de comprendre la nécessité de bâtir la grande zone européenne sans laquelle l’Union ne saurait ni défendre, ni développer sa capacité de création et de production.

La réussite de l’Union politique continentale, dans toutes ses dimensions, appelle un grand travail collectif sur les valeurs et l’identité de l’Europe : enfin on commence à s’interroger sur le projet culturel ! Confrontations Europe en mesure la nécessité et la difficulté : acculturer les citoyens, former société en Europe, bâtir un citoyenneté ouverte et participative.