La mondialisation est souvent présentée comme un phénomène radicalement nouveau. Rappeler l’existence d’une première mondialisation, courant des années 1870 à 1914, en montrant à quel point les débats actuels font écho à ceux qui animaient le palais Bourbon, les syndicats et la presse vers 1910 constitue le grand mérite de l’ouvrage clair et alerte de Suzanne Berger, professeur de science politique au MIT (Massachusetts Institute of Technology). Sa thèse peut se résumer en quatre points.

Premièrement, le degré d’interdépendance des économies qui prévalait dans les pays occidentaux avant la Première Guerre mondiale était comparable à celui d’aujourd’hui, qu’on le mesure par l’intégration commerciale (poids du commerce extérieur dans le produit intérieur) ou par l’intégration financière (poids des investissements financiers étrangers dans le produit intérieur).

Ensuite, tout comme aujourd’hui, la droite libérale se servait de l’argument de la « contrainte extérieure » pour contester la possibilité du progrès social. Le débat sur la mise en place de l’impôt sur le revenu en fournit un exemple concret : la droite et le patronat s’y sont opposés au début du siècle dernier au prétexte qu’il risquait de pousser l’épargne française à se délocaliser. La gauche a su s’opposer au discours de l’impuissance et imposer des conquêtes sociales alors que la « contrainte extérieure » était à l’époque aussi forte qu’aujourd’hui.

Troisièmement, la gauche d’il y a un siècle n’est pas « tombée dans le panneau » du protectionnisme auquel s’est identifiée la droite réactionnaire ; elle a su au contraire lui opposer « l’internationalisme prolétarien ». Les socialistes se sont opposés aux tarifs douaniers, au motif qu’ils dégradent le pouvoir d’achat des salariés. Ils se sont également opposés au contrôle des exportations de capitaux, au motif que cela entraverait le développement économique des autres régions du globe. Enfin, ils ont refusé les restrictions à l’immigration, la solidarité internationale s’imposant aux travailleurs des pays développés. C’est au contraire la droite qui s’inquiétait de l’importance des investissements français à l’étranger, interprétée comme le signe du « déclin » (déjà !) de l’attractivité de l’économie française.

Enfin, la gauche actuelle a « failli » parce qu’elle ne relève pas le flambeau de l’internationalisme et, sous la pression des mouvements altermondialistes, tombe dans l’écueil du protectionnisme (refus de l’accord AMI, souhait de réduire la mobilité internationale des capitaux), alors qu’elle a pourtant intégré la logique de l’économie libérale.

On peut toutefois reprocher à Suzanne Berger, à trop vouloir opérer des rapprochements souvent saisissants et féconds, de minimiser les différences significatives que l’on peut déceler entre la première et la seconde mondialisation.

Il faut rappeler en premier lieu que le contexte idéologique de la première mondialisation est totalement différent de celui d’aujourd’hui. La gauche socialiste et syndicale de la fin du dix-neuvième siècle a accepté le jeu de « l’économie marchande mondialisée » parce qu’elle était encore fortement imprégnée du matérialisme historique marxiste, auquel même un Jaurès n’échappe pas complètement. Il s’agissait, dans une certaine mesure, de « jouer le jeu » de l’impérialisme pour précipiter la chute du capitalisme. Les professions de foi libre-échangistes des leaders syndicaux et socialistes de l’époque ne sont pas forcément à prendre pour argent comptant.

Par ailleurs, le changement de posture de la gauche vis-à-vis de la mondialisation entre les deux périodes s’explique aussi par le fait qu’en 1910, il s’agissait de conquérir des droits sociaux, alors qu’en 2000, il s’agit de les préserver. Les systèmes de protection sociale et de redistribution des revenus bâtis entre 1918 et les années 1970 au cours d’une phase de réduction des interdépendances économiques et financières continuent de structurer le salariat occidental. La concurrence fiscale, qui n’était encore qu’un mythe lorsque Joseph Caillaux fit adopter l’impôt sur le revenu, est une réalité de l’Europe intégrée des années 1990/2000. On peut penser par exemple à la « spirale à la baisse » du taux de l’impôt sur les sociétés entre l’Allemagne et la France, que les deux gouvernements justifient par la nécessité de maintenir la compétitivité du pays dans le cadre d’un marché européen totalement intégré mais qui à terme fait reposer le poids du financement des administrations publiques sur le seul facteur travail. On peut comprendre alors que la gauche soit parfois « réservée » quant aux bienfaits d’une libéralisation sans contrôle.

Enfin, Suzanne Berger oublie de mentionner une différence extrêmement importante entre les deux mondialisations. Comme l’ont rappelé récemment Michael Bordo, Barry Eichengreen et Douglas Irwin1, les économies de la première mondialisation reposaient essentiellement sur des biens échangeables internationalement (produits agricoles et manufacturés). Aujourd’hui, l’essentiel de la production des pays développés est le fait de services peu ou pas échangeables internationalement (éducation, santé, loisirs, services à la personne), ne serait-ce que parce que dans certains pays, dont la France, ils échappent en partie à la sphère marchande et relèvent de l’économie socialisée. Ainsi, si le poids global des échanges extérieurs dans le PIB est similaire dans les deux mondialisations, l’effet de l’interdépendance internationale est ressenti de manière très différente : au début du siècle dernier, l’ensemble de l’économie était modérément intégrée dans le marché global. Aujourd’hui, le secteur des biens échangeables est presque intégralement intégré dans le marché global, alors que des pans entiers de l’économie et une part probablement majoritaire de la population active française échappent à la mondialisation. La masse militante de la gauche provient de ces secteurs protégés. Sa contestation de la mondialisation tend naturellement à se focaliser sur ses aspects les plus menaçants pour les secteurs qui jusque-là échappaient à la globalisation, avec par exemple le combat pour l’exception culturelle. En revanche, les populations ouvrières, notamment celles qui travaillent dans les secteurs traditionnels qui sont les plus durement touchés par la concurrence internationale, ne bénéficient pas toujours de la même sollicitude.

L’ouvrage de Suzanne Berger reste toutefois extrêmement stimulant, ne serait-ce que parce qu’il rappelle que l’interdépendance des économies n’est pas en soi un gage de paix, puisque la première mondialisation a fini dans les tranchées de Verdun. Il rappelle également tout l’intérêt d’une coordination internationale des travailleurs, susceptible de sortir de la mondialisation libérale « par le haut », c’est-à-dire par l’élargissement des droits sociaux comme contrepartie de l’intégration dans le marché mondial. Enfin, il insiste à raison sur la permanence, dans le mouvement socialiste et syndical, d’une approche morale des relations économiques internationales. Lorsque radicaux, socialistes et syndicalistes s’opposaient au financement par l’épargne française de l’Etat tsariste réactionnaire, ils jetaient les bases de l’investissement éthique.

1 : « Is globalisation today really different than globalisation a hundred years ago ». Document de travail du National Bureau of Economic Research. Juin 1999.