De retour dans mon bureau début septembre, j’allume mon ordinateur, comme bien des salariés d’aujourd’hui, à l’égal de l’ouvrier d’antan enfilant le bleu de chauffe. Je double-clique sur le programme de messagerie électronique. Après une période de congés, la découverte de plusieurs centaines de messages non-lus ne présente rien d’exceptionnel. Il faut donc commencer un tri bien similaire à celui de mon ancestrale boite à lettres : les annonces publicitaires d’un côté, le courrier sous enveloppe de l’autre, et dans ce dernier encore des objets à « poubelliquer » sans autre forme de procès. Dans mes e-mails, je trouve plusieurs annonces à tout le personnel pour alerter un propriétaire inconnu de l’oubli d’éteindre les phares d’un véhicule, je découvre ces « SPAMS » me proposant d’acquérir à un prix défiant la concurrence une réplique de montre de luxe, se préoccupant de ma vie, non-pas sexuelle, mais génitale, avec les classiques « Enlarge your Penis » et les réclames pour le Viagra, sans oublier les messages du « système » m’avertissant de la saturation imminente de ma boîte à lettres… Ensuite, le tri devient plus sérieux. Par comparaison, tout se passe comme si j’attaquais maintenant les enveloppes d’un courrier papier. Je découvre cette annonce d’une réunion déjà passée, un peu plus loin son compte-rendu, puis une polémique sur celui-ci, manifestant un usage intense de la fonctionnalité « Répondre à tous », entraînant une inflation épistolaire où chaque destinataire met son grain de sel.

Un basculement

Sauf en ce qui concerne les deux derniers points, je n’observe là que la transition d’un support à un autre : du papier à la mémoire électronique, changement essentiellement quantitatif avec ses possibilités multipliées. Il est en effet beaucoup moins coûteux sur tous les plans d’envoyer électroniquement un courrier sous la forme d’une circulaire, à plusieurs centaines de destinataires que de se coltiner une répétitive mise sous enveloppe.

Derrière l’écran de l’ordinateur je suis seul, et néanmoins animé du désir d’appartenir au monde. Ainsi les courts échanges avec les collègues les plus intimes ne sont pas rares :

« Salut Pierre, je suis rentré ce matin. C’est dur ! On déjeune ensemble ? »

Réponse :

« Salut François, c’est ma deuxième semaine. Je commence à émerger. La semaine dernière j’ai déplié plus de 400 mails. Je n’ai fait que ça. OK pour midi. »

Dans ces échanges, c’est d’abord la facilité avec laquelle nous dérapons dans le langage parlé… par écrit – oserais-je écrire « par écran interposé » – qui me saisit. La quasi-abolition du temps de transmission de l’information rend propice l’usage du média électronique à un culte de l’immédiateté.

La première des conséquences s’appelle effacement des distances géographiques : suis-je plus proche de mon voisin de bureau ou de cette amie qui vit à Johannesburg, et qui découvrira sans délai mon dernier e-mail si elle est connectée ? La terre n’est ni plate – c’est-à-dire bidimensionnelle sans courbure, comme le croyaient les anciens –, ni ronde – hypersurface courbe dans un univers à trois dimensions – ; le monde ressemble à une kyrielle de points, à zéro dimension démuni de toute métrique identifiée : qui est loin, qui est proche ?

Je pense inévitablement à cette mention de Régis Debray dans son Cours de Médiologie Générale : la cruciale invention du… télégraphe, premier système mécanique assurant un transfert de l’information plus rapide qu’un être humain se déplaçant. Dans l’histoire de l’humanité y-a-t-il moins d’évolution entre le télégraphe et Internet que dans le saut de l’avant à l’après télégraphie ? L’exploitation du sémaphore fonde-telle « le village planétaire » de MacLuhan, revisité ces derniers temps par Paul Virillo ?

Avec l’abolition des effets de la métrique euclidienne, c’est une nouvelle topologie des rapports humains qui s’esquisse : voisinage, ensembles ouverts et fermés n’ont plus la même signification que dans le pré-cybermonde, celui dans lequel nous évoluions tous il y a encore à peine… quinze ans. Nous vivons connectés à la planète et paradoxalement profondément seuls. Comme preuve de cette solitude d’un genre nouveau, la profusion des sites Internet dits « de rencontre », à l’instar du célèbre Meetic dont l’équivoque phonétique est déjà tout un programme : un mythe, ou encore de tous ces sites nous proposant de retrouver nos anciens camarades de classe, de promotion etc…

La cybersurveillance

Nous avons peu ou prou entendu parler du réseau Echelon, et de la planétaire cyber-surveillance d’origine nord-américaine. A en croire les propos alarmistes de certains proches, nos e-mails seraient tous surveillés. Cependant la crédibilité de cette hypothèse d’un cyber-contrôle généralisé et efficient à l’échelon mondial se heurte à la réalité du nombre d’e-mails envoyés et reçus quotidiennement. On m’évoque l’existence de moteurs de recherche qui à partir de certains mots clés typiques : Ben Laden, terroristes, Al Qaïda génèreraient automatiquement une investigation plus poussée. Si tant est qu’un tel dispositif existât, on imagine facilement son inefficacité. Ainsi le mail suivant, entre deux malfaiteurs s’apprêtant à faire exploser une rame de métro : « As-tu acheté la bouteille de gaz ? »… n’aurait que peu de chance de se retrouver filtré ; en revanche si ma fille écrit à sa grand-mère : « Je suis inquiète de la montée du terrorisme en Europe, et j’ai vu une vidéo de Ben Laden sur CNN. », ce mail aurait toutes les chances de donner lieu à une fiche de police !

Les exemples fictifs déployés ci-dessus ne le sont pas à d’autres fins que démontrer combien le tri par la machine, objet capable de manipuler du langage mais pas encore (et probablement jamais) de la langue, avec ce qu’elle comporte de métaphorique, de métonymique et globalement d’énonciation, s’avère radicalement voué à l’échec. La machine, si sophistiquée soit-elle, le sens, cette production humaine, lui échappera toujours.

Malgré cette précaution, nous ne nions pas l’existence des cybersurveillances, notamment sur le lieu de travail. Les élus des Comités d’entreprise consultés sur ces sujets le savent bien. Les possibilités offertes par la concentration de l’information en un seul ou quelques nœuds du réseau, introduisent des asymétries particulières, avec de nouveaux lieux de pouvoir, qui doivent être encadrées. Cependant, comme nous allons essayer de le voir, ce n’est pas tant de cette surveillance déclarée qu’il y a des modifications fondamentales à attendre dans les rapports de travail.

Scènes du travail quotidien

Parmi les phrases que chacun d’entre nous a entendues de nombreuses depuis dix ans devant une machine à café, figure la célèbre : « As-tu reçu mon mail ? ». Finalement extrêmement rares, et bien plus encore qu’avec le courrier traditionnel, sont les cas où la transmission (entièrement automatisée) défaille. Que me demande mon interlocuteur ? Ou plus exactement que n’ose-t-il pas me demander : « As-tu réalisé ce que je te demandais ? ».

Le courrier électronique, notre capacité à en produire une bonne centaine en une journée, pour peu que l’usage du clavier ne nous handicape pas, autorise bien des démesures dans les requêtes. La confrontation à corps présent avec nos interlocuteurs nous incite spontanément à arrondir les angles, à y mettre les formes, d’où l’introduction policée : «As-tureçumonmail ? »

Au beau milieu de mes e-mail, j’ouvre la réponse d’un collègue à une demande antérieure intitulée « Demande de numéro d’article ». Dans sa réponse à ma demande d’information, je devine déjà comme un peu d’agacement :

Bonjour François, suite à ton dernier mail je te rappelle que je t’ai déjà communiqué le code article en semaine 30. Salutations Pierre.

Comme j’ai déjà perdu le mail auquel mon collègue fait référence, je réponds :

Pierre, je ne doute pas que tu te sois soucié en temps et heure de ma demande, cependant je n’ai pas trace de ta réponse. Aurais-tu la courtoisie de me rappeler le code article du…?

Voici la réponse :

François, tu trouveras en pièce jointe le mail dont je te parlais. Je te fais remarquer que le BE répond toujours rapidement aux demandes des lignes de produits. Salutations.

Il faut bien préciser que jusqu’à l’ultime envoi nous n’étions que deux à échanger des informations. Brutalement mon collègue a mis en copie son chef, le mien, les chefs de ces deux-là et l’ensemble des personnes du service concerné ! Notre duo, qui aurait pu se tenir dans l’intimité du voisinage de la machine à café, se retrouve plongé au beau milieu de l’Agora ! Imaginer un colloque intime devant un rideau brutalement tiré qui découvre une dizaine de personnes.Dernier détail, l’exploitation de la trace : mon collègue a stocké précieusement sa première réponse car maintenant. Tout ce dont nous « parlons » par e-mail peut être retenu contre nous.

Que disent les salariés dix ans après la généralisation des messageries informatique ? « Avec le mail, on ne se parle plus. Autrefois, nous organisions des réunions d’affaire pour nous coordonner, maintenant je reçois un mail d’un collègue qui me dit : tu peux me faire ça pour la semaine prochaine ? » Il ne serait pas impossible dans les établissements assez peuplés de vérifier que le volume des communications téléphoniques internes par exemple, a très nettement diminué, surtout avec la disparition des générations allergiques au clavier. En revanche le nombre de mails échangés a manifestement explosé.

Que nous enseigne l’anecdote fictive et néanmoins très plausible ci-dessus ? Une nouvelle forme de contrôle social apparaît. La parole (dans le mail, on écrit comme on parle) ne circulera plus avec la même aisance. La possibilité permanente quant à exhiber une trace probante de « propos » tenus, d’un dialogue passé, inhibe sensiblement les interlocuteurs. Quant aux possibilités d’échanges en réseau à géométrie brutalement variable, inédites jusqu’à il y a peu, elles transforment rapidement en situations critiques un simple mouvement d’humeur.

Si nous reconnaissons avec Jacques Lacan que le lien social est un « effet de discours », alors dans bien des entreprises il est en train de vivre une mutation considérable : il conjugue de nouvelles solitudes et un contrôle social renouvelé.