Le titre de ce numéro nous a été fourni par un ami brésilien qui, regardant flotter le drapeau national frappé de la devise « ordem e progresso » (l'ordre et le progrès) inspiré d'Auguste Comte, soupira « on devrait plutôt dire "désordre" mais il y a "progrès" quand même ».

Enfants des rues assassinés et samba, "religion" du football et champions de Formule I, le plus grand barrage du monde et l’absence d’irrigation dans les zones semi-désertiques du Nordeste, violence et convivialité, le Brésil est une terre de contrastes (mais quelles sont les terres qui ne sont pas « de contraste » au fait, pour le journaliste pressé ou le promoteur d’office du tourisme ?). On se souvient en France, un pays qui ne s’intéresse que bien mollement à ce géant, de la phrase cruelle attribuée au général De Gaulle « le Brésil est un pays d’avenir et il le restera longtemps ». « Géant de l’Amérique latine », réconcilié avec l’éternel rival argentin au sein du Mercosur, le Brésil représente 2,8 % de la population mondiale et 1,9 % du PIB de la planète (pour fixer les idées, la France, c’est 1,0 % de la population et 4,6 % du PIB). Il sera sans nul doute un « poids lourd » du XXIème siècle.

Le Brésil, de l’aveu même de son actuel président, F.H. Cardoso, n’est pas un pays pauvre mais un pays injuste. Il dispose de ressources importantes, son industrie a un fort potentiel, sa technologie est mondialement reconnue dans certains secteurs (construction aéronautique, recherche pétrolière en mer) mais la répartition des richesses est très inégale, tant socialement que géographiquement. Les Brésiliens ont coutume de dire que leur pays comporte à la fois la Belgique et l’Inde, et la politique du gouvernement actuel semble bien être l’intégration accrue de la « Belgique » brésilienne à l’économie mondialisée, les hautes classes de l’« Inde » l'étant depuis longtemps (pour l’anecdote, au début du siècle, le fils d’une grande famille du sud du Brésil, Santos-Dumont, fut en France un pionnier de l’aviation).

Une partie de l’élite est encore esclavagiste, avec une culture du non-travail, aucun esprit entrepreneurial, c’est celle des latifundiaires, des spéculateurs financiers, des investisseurs dans l’immobilier à Miami. Il y a aussi une élite plus dynamique, qui a partie liée avec les entreprises multinationales et investit au pays comme à l’étranger. Mais les réalités sociales ne sont pas si tranchées : il serait absurde dans le cas du Brésil d’opposer mécaniquement fazendaires absentéistes du nord du pays et bourgeoisie nationale du sud, il existe une fluidité importante au sein du centile qui détient la moitié de la richesse du pays.

Si le Brésil a longtemps eu les yeux tournés vers l’Europe, la culture américaine y est aujourd’hui dominante, dans un processus amorcé en 1964 et accéléré depuis. Parallèlement, le Brésil redécouvre son héritage africain et indien. Le Brésil n’a aboli l’esclavage qu’en 1888 (soixante-six ans après l’indépendance) mais il y avait déjà alors trois fois plus de noirs libres que d’esclaves. Si l’immigration européenne était subventionnée par l’Etat, le métissage était bien vu, voire encouragé. La « démocratie raciale », conviviale et hiérarchique à la fois, conduit à ce que les Brésiliens de toutes nuances de peau se côtoient alors même que la plupart des riches et des dirigeants sont clairs et les sans abris des villes foncés. Un groupe de travail interministériel chargé de développer des stratégies destinées à privilégier les noirs a récemment été mis en place. Cette stratégie liée à l’influence culturelle étatsunienne, pourrait de fait, ironie de l’histoire, aboutir à ossifier des groupes qui ne se définissent pas aujourd’hui comme des communautés distinctes, et à crisper les relations entre eux.

Candidat à sa propre succession, grâce à une révision constitutionnelle obtenue du parlement dans des circonstances passablement critiquées par les observateurs brésiliens et étrangers, F.H. Cardoso ne pourra pas faire l’économie de nouvelles réformes. La réforme du marché du travail mise en œuvre précédemment par lui a surtout consisté à diminuer, de gré ou de force, le nombre des fonctionnaires et des salariés du secteur public, qui étaient relativement bien situés en termes de niveau de vie et de protection sociale. Elle a eu pour conséquence un gonflement du marché informel plus que la prospérité des classes salariées. Une réforme fiscale est indispensable, ou plutôt d’abord une application dans les faits des lois existantes. De nombreuses entreprises ne déclarent ni leurs activités ni leurs salariés et donc ne payent pas les cotisations sociales et les impôts qu’elles devraient, ce qui a pour conséquence à la fois une concurrence déloyale pour les entreprises qui satisfont à ces obligations, une absence de droits pour les salariés concernés et un développement de la corruption, sans compter le manque à percevoir pour les caisses de l’Etat. C’est d’ailleurs sans doute ce dernier aspect de la question qui peut le plus sensibiliser les autorités fédérales.

Des assassinats impunis de syndicalistes ruraux aux bagarres sur les stades de football, des escadrons de la mort procédant au « nettoyage » des rues de leurs petits mendiants à l’impossibilité pour un étranger d’entrer sans risques dans certains quartiers, la violence est un élément constitutif de la société brésilienne. La consolidation - pour ne pas dire la création - d’un Etat de droit apparaît indispensable à un nombre croissant de Brésiliens. D’un Etat efficace, qui perçoive les taxes et fasse reculer la corruption. Au sud du pays, dans la zone des trois frontières (Brésil, Argentine, Paraguay), l’instauration du Mercosur a dopé le commerce international et le trafic routier... et donc par conséquence les revenus des douaniers, qui demanderaient, dit-on, mille dollars en espèces par conteneur. Mais ce n’est pas ce type de corruption qui est le plus inquiétant mais celui qui lie pouvoir économique et pouvoir politique, au détriment des masses rurales et urbaines, dans le personnage du « colonel », cacique local longtemps figure centrale de la vie politique brésilienne, achetant les votes et manœuvrant l’Etat fédéré d’abord, fédéral si besoin.

Les démocrates demandent un Etat rendant la justice, qui cesse de laisser impunis les assassinats de paysans ou de syndicalistes par les sicaires des grands propriétaires comme les crimes urbains, un Etat qui scolarise effectivement les nombreux enfants qui aujourd’hui perdent leur enfance et parfois leur vie dans des travaux pénibles, un Etat qui ne se considère pas comme le grand organisateur de l’espace pour les entreprises multinationales mais comme le garant de la vie de sa population actuelle et à venir, ce qui implique un certain respect des deux facteurs fondamentaux de production : l’homme et la nature. Et pour cela procéder à une réforme agraire. Même si cela doit le conduire à combattre une oligarchie qui entend posséder sans limites et exploiter sans mesure la terre et les hommes.

Car les gigantesques investissements comme le barrage d’Itaïpu réalisé sous la dictature ou le projet de méga-canal du Parana, la route transamazonienne, les incendies provoqués par l’addition de la sécheresse provoquée par El Niño à un défrichement inconsidéré des zones forestières, l’épuisement des sols, mettent en évidence la nécessité d’une gestion réfléchie de la nature. Protestant à juste titre lorsque des écologistes des pays riches et tempérés proclament que le bassin amazonien est patrimoine commun de l’humanité, les Brésiliens aimeraient que leur gouvernement n'oublie pas pour autant que l’exploitation sauvage de ce territoire est dangereuse d’abord pour leur propre pays et qu’eux-mêmes - comme tous les peuples - ont intérêt à une maîtrise raisonnée des richesses fragiles de l’écosystème.

Passé d’une économie de cycles (des produits agricoles d’exportation soumis aux fluctuations du marché mondial) à une construction volontariste d’industrie par substitution d’importation (tout devait être produit sur place, les surcoûts étant compensés par les taxes protectrices), le Brésil a récemment - à la faveur d’une démocratisation politique inachevée - pris l’option d’une inclusion dans l’économie-monde. Les entreprises multinationales, présentes depuis toujours dans le pays, y jouent un nouveau rôle ; l’industrie est intégrée séquentiellement, passant de l’internationalisation à la mondialisation. La société brésilienne s’ouvre elle aussi de plus en plus sur le monde et pas seulement pour les grand-messes mondiales du football. Les photos de Sébastiano Salgado sur la lutte des paysans sans terre ont été vues par des millions de personnes. Le Brésil n’a pas ratifié les conventions n° 87 (sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, adoptée en 1948), et n° 98 (relative au droit d’organisation et de négociation collective, adoptée en 1949) mais le mouvement syndical authentique a construit une vraie centrale syndicale indépendante du pouvoir, la CUT (centrale unique des travailleurs), qui a adhéré à la CISL et a lié aussi de nombreuses relations bi- ou multilatérales, ses organisations sectorielles travaillant avec leurs homologues des différents pays dont sont issus les investisseurs. Ainsi, par l’accroissement des échanges internationaux, en particulier associatifs et syndicaux, la mondialisation pourra permettre la progression de la démocratisation du Brésil.