Les cadres sont-ils devenus des salariés comme les autres ? A cette question souvent posée, on répondra d’abord que les cadres sont des salariés à part entière. La distinction par la rareté perd de sa pertinence pour une catégorie qui représente aujourd’hui 15% de la population active, et si les cadres constituent aujourd’hui encore une catégorie bien identifiée, il serait illusoire de la considérer comme homogène.

Une catégorie en redéfinition

Sa définition même fait problème, et ce pour deux raisons. La première est le glissement des tâches d’encadrement vers la maîtrise et vers certains opérateurs. Cela éloigne un nombre croissant de cadres des fonctions d’encadrement proprement dites, c’est-à-dire de l’exercice d’une autorité. Seconde raison, avec la simplification des échelles hiérarchiques et la part croissante des PME dans les nouvelles organisations, l’unité de la catégorie, qui se jouait notamment dans le jeu des progressions de carrière, a été mise à mal. Segmentée, déséquilibrée par des inégalités nouvelles, fragilisée par la possibilité du chômage, désenchantée quelquefois, la catégorie des cadres, celle-là même qui avait incarné toutes les promesses des Trente Glorieuses, est aujourd’hui en proie au doute.

On ne saurait pour autant renoncer à identifier une fonction cadre, à considérer les questions qu’elle affronte et sa position dans l’ensemble du salariat. A cet égard, la méthode mise en œuvre dans cet ouvrage apparaît comme la plus sûre : partir du travail, de ses réalités, des conditions de son exercice est probablement le meilleur moyen de cerner une catégorie en redéfinition.

Les enquêtes Travail en questions de la CFDT et Conditions de travail de l’Insee pointent depuis une dizaine d’années une dégradation des conditions de travail. Elle n’épargne pas les cadres, mais en se nouant aux problématiques de la responsabilité et de l’autonomie elle prend une allure spécifique. On pourrait parler ici d’une tension, voire d’un paradoxe : les cadres travaillent aujourd’hui sous un double régime, leur autonomie croissante s’avérant inséparable d’une contrainte croissante.

Les organisations valorisent l’autonomie et l’initiative, et les cadres apparaissent ici comme les principaux représentants d’un mouvement qui affecte une très large part du salariat. Cette autonomie se joue dans une responsabilisation accrue, une forte mobilisation cognitive, l’exigence d’une capacité à faire face à l’imprévu et à gérer une production en flux tendu. Le travail en réseau ou en projet impose un fonctionnement par équipe pilotée par un cadre n’exerçant pas forcément d’autorité hiérarchique.

Le travail est ainsi piloté par ses fins et ses objectifs, plus qu’il ne se coule dans l’organisation pyramidale et durable d’une hiérarchie. Si les organisations usent et abusent du terme d’autonomie, il faut insister sur la part croissante de contraintes et de contrôles qui l’accompagnent. Les progiciels de gestion imposent un reporting systématique, souvent très lourd. Les démarches qualité, le souci croissant du client ou de l’usager, la concurrence enfin alourdissent la pression. Le souci de rentabilité, l’imaginaire de la performance et de l’excellence, mais aussi une logique de compétition fort peu compatible avec les exigences de la coopération contraignent le cadre à un dépassement permanent de ses propres possibilités, qui occasionne du stress, une surcharge de travail, un engagement de sa responsabilité personnelle. L’usage des technologies de l’information et de la communication induit des ruptures et des discontinuités, reportant à plus tard le travail de réflexion et d’anticipation, souvent en dehors de l’entreprise et des horaires de travail. Les phénomènes de burn out ne sont pas rares, d’autant plus dramatiques qu’ils se conjuguent à un effet de ciseau entre un salaire élevé et la concurrence des jeunes diplômés. Ceux qui travaillent dans les administrations publiques, avec le problème spécifique de l’engorgement des fins de carrière, ne sont pas mieux traités.

Dilemmes et conflits

L’obligation de résultat et le souci de la qualité peuvent entrer en conflit. Or, c’est de plus en plus aux cadres confrontés directement au problème qu’il revient de trancher ces conflits. On n’est pas, ici, dans une posture classique d’arbitrage, mais dans des dilemmes qui tiennent aux contraintes nouvelles supportées par les organisations et reportées, urgence aidant, d’un niveau hiérarchique sur le niveau inférieur. Les risques de l’entreprise sont ainsi externalisés et disséminés notamment vers les cadres sans qu’ils en aient les moyens de la prévention ou de la maîtrise.

Performance impossible et dilemmes insolubles, sauf à prendre sur soi, à laisser le travail envahir l’espace de la vie personnelle, à ruser avec la procédure ou la qualité : les nouveaux jeux de la responsabilité engagent profondément les individus. C’est l’intégrité des personnes qui est ici mise en jeu.

Si la question de la responsabilité constitue aujourd’hui un espace commun à la catégorie cadres, elle ne lui confère pas pour autant une unité. A cet égard, la distinction introduite dans ce livre sur les figures distinctes de l’expert et du manager rejoint nos propres analyses, à condition de ne pas en faire un clivage sociologique : ces figures sont en réalité des postures, qui se croisent et se mobilisent pour chacun sur un parcours ou un temps donné.

Plus que l’identification à un statut, ce sont ces postures et ces interrogations qui permettent aujourd’hui de cerner une catégorie paradoxalement unie par une forme de solitude. Le repli sur un statut, dans ces conditions, apparaît à l’évidence comme une illusion. Tout d’abord parce que les cadres affrontent aujourd’hui, selon des modalités et une intensité qui leur sont propres, des questions qui pèsent aujourd’hui sur l’ensemble du salariat. Ensuite parce que leur situation appelle aujourd’hui la construction de nouvelles garanties qui ne sauraient découler du seul statut.

Un meilleur équilibre contribution/rétribution est ainsi nécessaire, dans un contexte d’individualisation où les statuts ne protègent plus et où une partie des cadres se voit exclue des augmentations. Cet équilibre est indissociable d’une meilleure maîtrise des parcours professionnels, ce qui appelle à construire des outils pertinents. Plus largement, la relation individuelle du cadre avec son employeur devra dans l’avenir être plus contractuelle et plus adulte, tout en prenant appui sur des garanties établies par la négociation collective. La liberté d’expression est alors une nécessité. Elle doit aller de pair avec la reconnaissance d’un droit d’initiative, car le développement de l’autonomie et de la responsabilité suppose des contreparties et ne peut se faire au seul bénéfice des organisations.