Les équipes syndicales confrontées à des projets de restructurations, de réorganisation, de réduction d’effectifs rencontrent de nombreuses difficultés. Souvent, nous l’avons constaté, l’intervention syndicale est tardive. Elle arrive en situation de crise. Cela renforce notre conviction qu’il faut, même quand l’entreprise « tourne » bien, disposer de grilles d’analyse pertinentes, d’outils nous permettant de faire avancer nos priorités et plus particulièrement l’emploi. Cela suppose de mieux comprendre les enjeux, la stratégie de l’entreprise, de les analyser syndicalement, de proposer des solutions porteuses de nos valeurs, de nos revendications.

Mais comment faire vivre et instrumenter ce droit d’alerte permanent ?

Cela suppose de revisiter les instruments de gestion, les outils de mesure actuellement utilisés qui desservent souvent l’emploi. Deux cas concrets d’entreprise du secteur bancaire illustrent la situation :

  • prédominance de la logique financière,
  • incohérence entre stratégie et plans d’actions,
  • absence d’implication des acteurs opérationnels dans les projets,
  • difficultés rencontrées par les organisations syndicales souvent démunies dans ces contextes.

Une stratégie syndicale

L’analyse de ces deux situations nous renvoie à une question de stratégie syndicale face à ces évènements. Si l’organisation syndicale n’a pas vocation à définir une stratégie d’entreprise, il est de sa responsabilité en revanche d’analyser la cohérence de celle-ci (quand elle existe) au quotidien auprès des salariés qu’elle représente, d’en mesurer l’impact sur le travail, sur l’activité, sur l’emploi. Elle doit pour ce faire disposer d’une information pertinente, de méthodes et d’outils appropriés.

Externalisation des moyens et réduction des effectifs

Le premier cas est celui d' une banque moyenne à réseau, déficitaire qui engage un plan de compétitivité articulé autour des mesures suivantes : externalisation de son activité informatique et mise en place d’un nouveau système informatique « downsizing » de moyens, réduction des effectifs du siège social (environ 50 personnes). Après la mise en œuvre de ce plan, le constat est le suivant : une situation toujours déficitaire deux ans après, un faible retour sur investissement des projets engagés, une dégradation de la qualité du service à la clientèle (départ de clients, clôtures de comptes), une situation sociale tendue, des salariés complètement démotivés, des organisations syndicales démunies face à ce constat.

Pourquoi une telle situation ?

  • Peu ou pas de prise en compte d’un environnement très concurrentiel sur le marché des services et produits proposés ; sous-estimation grossière d’un existant, de l’environnement, du marché : stratégie mal définie, non formalisée, non déclinée.
  • Un choix très « politique » d’un système informatique de la maison-mère, absolument pas adapté aux besoins de la filiale française ni à la réglementation : manque de cohérence face aux enjeux.
  • Un pilotage exclusivement financier des opérations d’externalisation, un mode de calcul de « sureffectifs » piloté par la masse salariale maximale autorisée par secteur d’activités et ne tenant pas compte de la charge réelle de travail, une absence de concertation avec les salariés, même avec les cadres opérationnels, l’inexistence d’indicateurs pertinents de l’activité et de la performance des processus de travail : un problème d’instrumentation.

Analyse a posteriori et enseignements :

  • Le plan de compétitivité n’a pas fait l’objet d’une réflexion approfondie de la direction générale qui l'a confié à un grand cabinet de conseil. Aucune concertation interne n'a eu lieu, très peu d’informations ont été communiquées aux représentants du personnel, ce qui a eu pour effet un rejet du plan par l’ensemble des salariés. Toute tentative de mobilisation ultérieure devient alors difficile, voire impossible.
  • La stratégie n’a pas été déclinée en objectifs opérationnels pour les différents secteurs de l’entreprise. Elle est donc restée très éloignée des préoccupations des salariés, y compris des cadres.
  • Pas de déclinaisons non plus en termes d’impacts de cette stratégie sur le système d’information de l’entreprise, ce qui est pour le moins troublant dans une perspective de changement de système informatique dont on sait les effets structurants sur l’organisation.
  • La méthode utilisée par le cabinet de conseil s’appuie sur une approche essentiellement financière tenant peu compte des activités de l’entreprise : travail sur bilans, comptes d’exploitation, données fournies par le contrôle de gestion (indicateurs financiers : produit net bancaire, ratio charges informatiques sur produit net bancaire identifiés) mais pas d’analyse de la valeur, des processus de l’entreprise, des zones de compétences.

Les outils machinistes des cabinets de conseil

Certaines règles de calcul utilisées sur des outils propres au cabinet méritent d’être analysées :

  • ainsi le calcul des sureffectifs n'a pas été mesuré par rapport à une charge de travail sur une activité donnée mais par rapport à un objectif de réduction de la masse salariale. La masse salariale est à réduire de X MF, on applique un salaire moyen chargé de Y KF, ainsi Z personnes sont en trop. Pourtant les informations sur la charge de travail existaient dans l’entreprise. La fonction Organisation interne avait procédé peu avant à une analyse des postes de travail sur certaines unités de l’entreprise et avait formalisé dans un rapport le dimensionnement de moyens nécessaires sur les activités en question. Il n’en a pas été tenu compte et les élus du personnel n’en ont pas eu connaissance,
  • de même la détermination des coûts d’investissement : il y a eu une sous-estimation grossière des coûts d’interface dans le cadre de l’externalisation de l’activité informatique ; par exemple il n’était pas prévu initialement d'une équipe d’interface avec les sous-traitants ni de représentation de la maîtrise d’ouvrage, ni de contrôle qualité de la prestation. Les coûts de formation et d’apprentissage d’un nouvel outil n’ont pas été pris en compte dans le budget d’investissement.

Ne pas oublier les acteurs internes

Ce cas d’entreprise met parfaitement en évidence la nécessité de mettre à disposition des équipes syndicales des grilles d’analyse pertinentes qui privilégient l’activité, les processus de travail et ne se limitent pas aux analyses économiques et financières, de leur fournir une ou des méthodes d’approche différenciées afin :

  • d'obliger la direction générale à formaliser sa stratégie, à la décliner en objectifs sectoriels, compréhensibles par les salariés, les cadres à qui on demandera d’atteindre ces objectifs. Une stratégie non lisible par les collectifs de travail n’a pas de sens.
  • de faire pression pour que soient associés les acteurs internes, surtout lorsque ceux-ci disposent d’informations pertinentes pouvant conditionner certains choix d’investissement ou d’organisation.
  • de contrôler la cohérence d’une stratégie dans les plans d’actions opérationnels. Cela suppose de disposer de l’information nécessaire, d’associer plus particulièrement les cadres de l’entreprise, relais souvent privilégiés de la mise en œuvre de ces plans quand bien même ils ne les ont pas décidés. A l’occasion de projets ou d’investissements (externalisation, automatisation, délocalisation d’une activité, télétravail par exemple, utiliser des grilles d’analyse afin que ne soient pas oubliés ou sous-estimés les coûts de formation, d’apprentissage, d’intégration de nouveaux outils sur des postes de travail, les coûts liés au rejet de certaines solutions (tensions internes, démobilisation voire grève...). Cela doit permettre de proposer des alternatives, de mettre en évidence des incohérences, de révéler des coûts « cachés », de mesurer l’impact des mesures proposées sur l’emploi, sur les postes de travail et sur le service clients.
  • a posteriori, après quelques mois de mise en œuvre, d'analyser syndicalement le retour sur investissement des projets en question. Cette analyse permet de capitaliser l’expérience, d’éviter peut-être de reconduire les mêmes méthodes, de reproduire les mêmes erreurs.

Experts externes et nettoyage avant cession

Le deuxième cas est celui d'une banque sans réseau commercial interne, déficitaire, appartenant à un grand groupe qui a décidé un recentrage de ses activités passant par la fermeture de certaines filiales ou leur cession à des tiers.

Là aussi, l’analyse stratégique, la définition des périmètres d’activités cibles.... tout cela a été confié à un grand cabinet d’audit et de conseil. Celui-ci a travaillé au niveau du groupe et des différentes filiales, principalement avec les directions générales. Ce travail a essentiellement servi à cautionner un vaste plan de restructuration. Pour la filiale bancaire concernée, cela s’est traduit par la mise en oeuvre des mesures suivantes :

  • cessions totales ou partielles de fonds de commerce,
  • abandon des activités déficitaires,
  • sous-traitance d’activités, le tout accompagné d’un plan social « lourd » prévoyant le licenciement économique de deux cents personnes environ. L’entreprise est ainsi passée de 280 salariés à 80 salariés en deux ans.

Le constat deux ans après n'est pas brillant.

  • La situation est restée fragile. La banque résiduelle a beaucoup de difficultés à survivre. Une fermeture définitive n’est pas à exclure.
  • Les activités cédées n’ont pu l’être que parce qu'elles fabriquaient du produit net bancaire et donc du résultat. Certaines auraient pu être redéveloppées dans un autre contexte et assurer la pérennité de nombreux emplois (une cinquantaine environ, ce chiffre ne correspond pas en tout état de cause aux embauches effectuées chez les repreneurs).
  • La situation sociale est catastrophique : les salariés vivent très mal le départ de leurs collègues, leur charge de travail est très importante. Il y a un sous-effectif criant, source de dysfonctionnements importants, mettant l’entreprise en risque majeur.

Pourquoi une telle situation ?

  • Un choix très « politique » du groupe, avant sa privatisation. Un regard porté vers les futurs actionnaires. Une volonté de faire le « ménage » avant.
  • Un pilotage exclusivement financier des opérations de recentrage dans le cadre de l’analyse confiée à un cabinet extérieur. Une définition d’un périmètre d’activités cibles s’appuyant exclusivement sur les indicateurs financiers à partir d’une situation existante sans aucune analyse des processus.
  • Un mode de calcul de « sureffectifs » là aussi piloté par la masse salariale maximale autorisée, de façon très déconnectée avec l’étude des activités cibles. Les experts externes ont travaillé dans leur coin. Les études menées en interne sur les postes de travail, la charge prévisionnelle n’ont pas été prises en compte. En termes d’effectifs nécessaires à l’exercice des activités conservées, en prenant en compte la sécurité des opérations, une polyvalence minimale dans les équipes, le différentiel entre les deux approches portait sur vingt-cinq emplois environ.
  • Alors que le point de vue de l’actionnaire a été privilégié, le client a été totalement négligé dans cette vaste opération.

Les enseignements qu'on peut tirer d'une analyse a posteriori portent sur le rôle des cadres.

Quand les cadres de l’entreprise parlaient activité, métiers, perspectives d’évolution, les consultants externes parlaient chiffre d’affaires, masse salariale maximale autorisée. Quand il était question d’effectifs, la question se résumait à « quel sureffectif ? » alors que certains secteurs étaient déjà en sous-effectif. Cela a conduit à une situation de rejet. Les cadres ne se sont pas reconnus dans l’analyse effectuée.

En résumé, sur ce cas, c’est surtout la déconnection totale entre l’approche financière (produit net bancaire cible) et l’approche « métiers-activités » qui est frappante. Ce fossé est la source d’une incohérence totale, la source de dysfonctionnements énormes, de pertes importantes mettant en cause la survie même de la structure. Une telle situation met une fois de plus en exergue les limites d’une approche exclusivement financière, les effets catastrophiques de l’absence d’un pilotage cohérent d’une restructuration de ce type. Après le premier plan social, un deuxième se profile à l’horizon.

Etre à l'écoute au cœur du changement

Les organisations syndicales doivent pouvoir disposer des informations nécessaires à l’exercice d’un droit d’alerte permanent, évitant de se « réveiller » quand il est déjà trop tard. Capter des indicateurs de terrain auprès des salariés au cœur des changements, des mutations, des évolutions de marché, c’est se montrer à l’écoute des salariés, porteurs de leurs aspirations. Les cadres ont souvent un rôle clé dans la mise en oeuvre de la stratégie, dans les plans d’action sectoriels. De quels moyens disposent-ils pour vérifier cette cohérence, pour exprimer leurs inquiétudes voire leur ras le bol parfois ? Comment l’organisation syndicale prend elle en charge ces questions ? Au même titre que les comités d’entreprise dans leurs attributions économiques se sont fait assister d’experts comptables, ils doivent pouvoir se faire assister par des experts en organisation du travail, en aménagement du travail afin que les métiers, le contenu du travail, la charge de travail et donc les emplois, les effectifs reviennent au centre des préoccupations. Pour être pertinent en matière de processus d'aménagement et réduction du temps de travail créateur d'emploi, il est indispensable de se pencher sur ces questions, en particulier sur le contenu et l'organisation du travail.