Aborder la question des temps, c’est pour la CFDT Cadres s’intéresser au modèle actuel de travail des cadres. Cette démarche nous a conduits à dépasser la notion stricte de temps de travail et de sa traduction horaire pour analyser la charge de travail, les missions mais aussi les représentations qui s’attachent au travail des cadres.

Déséquilibres

La production économique s’appuie aujourd’hui sur une génération au travail de plus en plus resserrée. Ce phénomène franco-français est accentué chez les cadres. Les entreprises recrutent entre 30 et 45 ans, n’hésitent pas à l’afficher explicitement et contribuent ainsi au sentiment généralisé d’une dévalorisation des plus jeunes et des plus âgés tandis que ceux qui travaillent sont sous pression.

A cette génération courte sont demandés un investissement et une motivation au travail tels qu’ils ne laissent pas ou peu la possibilité d’activités en dehors du travail. Dans cette tranche d’âge, ce surinvestissement attendu et fortement valorisé écarte souvent les femmes sur lesquelles repose la prise en charge de la parentalité. Cette organisation du travail prépare et construit notamment le phénomène du « plafond de verre » observé dans tous les secteurs d’activité. Les entreprises concourent à ce phénomène de resserrement de la population active sans se soucier des risques et des conséquences qui sont supportés par l’ensemble de la société. L’assurance chômage et les parents financent le chômage des jeunes. Différents systèmes publics prennent en charge les fins de carrière des seniors exclus du marché du travail. L’assurance maladie supporte les coûts du surinvestissement dans le travail (stress, TMS etc.).

Cette externalisation des coûts se double d’une mauvaise utilisation des ressources. Une part importante du budget de l’Etat, il faut le rappeler, est consacrée au financement de la formation des jeunes diplômé(e)s ; leur sous-emploi, tout comme celui de nombre de femmes diplômées, constituent un gaspillage de l’argent public.

Pour toutes ces raisons, il nous semble donc opportun aujourd’hui d’aborder la question de la gestion des temps et plus généralement de l’organisation du travail dans les entreprises et les administrations, pour mieux utiliser les ressources et desserrer l’étau de ce temps de travail compressé.

Ce rééquilibrage s’impose aussi du fait des évolutions de la société. Du couple traditionnel où le travail masculin est prépondérant avec la marque du phénomène de « l’escalier inversé » (Catherine Marry) où la carrière du père est bonifiée par les enfants (associés à la stabilité) quand elle est pénalisée pour les mères (l’arrivée des enfants est alors perçue comme un désengagement du travail), nous passons progressivement au modèle à double carrière de plus en plus fréquent. Les jeunes couples ne souhaitent pas pénaliser leur carrière professionnelle et aspirent l’un et l’autre à trouver un travail valorisant mais respectueux de l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée. L’investissement important de l’un nécessite alors l’appui et souvent un moindre investissement de l’autre ; ces choix, qui entraînent aujourd’hui une différenciation définitive, ne pourrait-on imaginer au contraire qu’ils varient tout au long de la vie sans pénaliser la carrière d’un seul des conjoints ?

Cette aspiration est aussi exprimée par une catégorie nouvelle issue des recompositions familiales, les pères quinquagénaires qui ne veulent plus « rater » l’accompagnement de leurs jeunes enfants, issus d’une nouvelle union. Ils sont alors demandeurs de temps de travail plus équilibrés.

L’entrée tardive dans la vie active, renforcée aujourd’hui par la difficulté à trouver un premier emploi a son corollaire inévitable : il faudra travailler plus longtemps et probablement au-delà de 60 ans pour la plupart des jeunes générations actuelles.

La politique de départs anticipés, toujours d’actualité malgré les discours affichés, associée à un allongement statistique de la vie, nous conduit vers une période de retraite probablement plus longue. Comment pouvons-nous imaginer aujourd’hui dans la durée, un système qui repose essentiellement sur une génération très courte (30/45 ans) qui financerait les études, les pré- retraites, les retraites, la dépendance, etc. pour toute la société ?

Choisir ses temps tout au long de la vie doit aussi permettre de travailler plus longtemps dans de bonnes conditions, en termes de santé et de motivations. Introduire, en la sécurisant la possibilité de parcours professionnels diversifiés, peut conduire à une nouvelle approche de l’âge de la retraite, plus conforme aux possibilités et choix de chacun.

Utopie ou réalité ?

La possibilité de choisir des temps de travail différenciés existe déjà, encadrée par des dispositifs légaux et utilisés par certains cadres. Ils peuvent prendre la forme de temps partiels, de retrait momentané du marché du travail ou au contraire de périodes de travail qui débordent largement le temps réglementaire. On peut distinguer trois groupes.

Tout d’abord, les temps socialement nécessaires. Même si le terme « temps choisis » est souvent employé, certaines périodes ne relèvent pas de choix complètement libres mais sont la réponse à des besoins sociaux ou sociétaux : ainsi des congés familiaux, des congés de formation longs, des mandats syndicaux, politiques ou associatifs.

Ces temps devraient être soutenus clairement par des politiques publiques (en terme de communication et de financement) et pris en compte de façon plus systématique par les entreprises.

Deuxième groupe, les temps atypiques contraints. Il peut s’agir de ruptures professionnelles (licenciements, périodes de chômage, mobilités imposées) ou des arrêts maladie. Notons que pour beaucoup de cadres, le temps contraint prend la forme d’un dépassement du temps de travail contractuel, quelquefois compensé par un compte épargne temps. Même s’il reste marginal, le travail intérimaire est aussi, pour de plus en plus de jeunes, une forme d’emploi choisie qui autorise la gestion d’une activité professionnelle par intermittence.

Troisième groupe, enfin, les « séquences précieuses » ou « temps choisi de confort ». La possibilité de ce temps de retrait du travail, choisi par l’individu auquel il accorde une valeur particulière forte et pour lequel il est prêt à faire un effort (réduction de salaire, investissement professionnel moindre…) existe déjà, bien encadrée par la loi et utilisée pour un certain nombre de salariés sous forme de semaines de 4 jours ou de congés sans solde. L’objectif est d’aller bien au-delà de cette forme de temps choisis.

Cet objectif est-il utopiste ? Certes, dans nombre d’entreprises, poser la question des temps choisis pour les cadres semble surréaliste. Les contraintes de productivité, les risques d’une dégradation de la performance sont tels que les possibilités de négociation de sa charge, de son temps de travail et de son parcours professionnel, sont très restreintes.

Dans la représentation du travail des cadres aujourd’hui, comment éviter que la liberté de choisir ses temps soit vécue comme un divorce avec l’entreprise ? Les cadres dirigeants ne sont pourtant pas suspectés de démotivation, alors que la gestion de leurs temps inclut souvent des investissements hors de leur entreprise : conseils d’administration d’autres organismes, engagements politiques ou dans des organisations professionnelles. A l’opposé, l’investissement dans la sphère privée (famille, enfants ou autre) est toujours symbole de désinvestissement et préjudiciable à la carrière de celui qui l’a choisi, homme ou femme. Ce sont bien entendu majoritairement les femmes qui en font les frais et tous les indicateurs, rémunération, déroulement de carrière, statut dans le travail indiquent la pénalisation qui en résulte.

La mise en place des 35 heures, souvent faite dans l’urgence parce que la loi l’imposait, n’a pas été mise à profit pour réorganiser le travail. A contrario, elle a contribué à réduire les temps des « sociabilités » qui pourtant participaient à l’efficacité du travail par l’échange de pratiques et d’informations. Cette évolution de l’organisation du travail, souvent mal gérée, a laissé un goût amer.

La difficulté à analyser finement l’activité des cadres conduit à considérer leur temps de présence comme gage de leur efficacité et de leur investissement dans l’entreprise. Leur disponibilité « présentielle » et leur investissement à 200% deviennent ainsi les critères de réussite de leur parcours professionnel.

Les technologies mobiles ont modifié par ailleurs la notion de lieu de travail. La porosité qu’elles entraînent entre le bureau, le domicile et autres lieux, rend encore plus délicate la mesure du temps de travail et la question de l’équilibre des temps.

Un débat à reprendre

La compression des carrières, la pression quotidienne dans le travail ne peuvent perdurer sans risque social. La créativité dont les entreprises ont besoin, n’émerge pas dans le stress. L’usure prématurée d’une génération surinvestie dans le travail représente un gâchis social et un coût en terme de santé qu’aujourd’hui elles nient et externalisent sur la société.

L’allongement inéluctable des carrières nécessite de préserver la capacité de travail de chacun dans de bonnes conditions. C’est le concept de « travail soutenable » (ou durable) introduit par les Suédois, qui met en avant l’idée de développement et d’entretien des ressources humaines et qui prend en compte les contraintes physiques, horaires, familiales et autres… C’est le pendant en quelque sorte du développement durable lorsqu’on évoque les ressources naturelles de la planète.

Il est donc dans l’intérêt de tous, y compris la société et l’appareil de production, de préserver et de valoriser le capital humain tout au long de la vie professionnelle. Cet objectif nécessite de sécuriser les différentes transitions, les allers et retours éventuels entre le travail et d’autres investissements. Mais c’est aussi valoriser, y compris dans l’entreprise, des parcours diversifiés, de salariés qui reviennent avec de nouvelles compétences. La formation comme véritable activation permanente des compétences et la validation des acquis doivent devenir des outils accessibles à tous.

La problématique des temps choisis s’impose aussi pour accompagner une société en mutation. Aujourd’hui la sphère politique est monopolisée par un petit nombre de sexagénaires, les autres générations n’ayant pas le temps de s’y investir. Dans un autre domaine, les activités sociales qui ne sont plus assumées par la disponibilité de certains pour le bien-être de la vie collective, ont tendance à se marchandiser. Si le développement de ce tiers secteur est une vraie source de création d’emplois, tout ne peut relever du marché et le rôle des associations reste fondamental pour la cohésion sociale. Toutes les questions sociétales rappelées parfois cruellement par l’actualité (ghettos urbains, replis communautaires, prise en charge de la vieillesse) nous interpellent sur le choix des temps sociaux tout au long de la vie. Ce débat sur les temps choisis pour toutes les générations s’inscrit dans cette question de la qualité de la vie sociale que nous voulons.

Il comporte aussi des interrogations que nous ne pouvons éluder. Dans un paysage politique où le terme « temps choisis » est dévoyé par le gouvernement dans le sens de travailler plus pour gagner plus, il sera nécessaire de préciser clairement le sens que nous lui donnons.

Ce débat peut aussi être considéré comme une remise en cause de la politique des 35 heures, de la retraite à 60 ans, autant de sujets médiatisés pour lesquels la CFDT s’est fortement engagée. En tout état de cause, d’une approche aujourd’hui individuelle des temps choisis, essentiellement féminine et mise en œuvre dans les entreprises par le jeu de négociations interpersonnelles, nous devons passer à une approche collective de cette problématique, contractualisant et encadrant des dispositifs accessibles et profitables à tous.