« Tout le monde savait mais personne n’a parlé », « c’était un secret de polichinelle, on savait bien qu’il y avait malversation », « ce n’est pas faute d’avoir alerté, en temps et en heure », « on était sur le fil du rasoir, mais personne n’a voulu nous entendre ». Ces expressions ne sont pas le fruit d’une imagination, mais bien celles de cadres, de managers, de chefs de projet, témoins de dérives ou de catastrophes dans leur entreprise ou administration.

Enron, Azf, Lehman Brothers, mais bien avant Union Carbyde, combien de catastrophes financières, écologiques, sociales et sociétales auraient pu être évitées si les mesures adéquates avaient été prises à temps, si les corrections des dysfonctionnements avaient été opérées plus tôt.

A temps, plutôt, mais quand ? Au moment de la prise de décision, au moment des calculs de charges, des estimations ou évaluations de risques, au moment des premiers symptômes de dysfonctionnements ou d’écarts ? Et comment, avec quels moyens, quels outils, et par qui ? Autant de questions auxquelles il n’est pas simple de répondre.

Si tous les salariés sont potentiellement concernés par ces questions, les cadres, les managers sont souvent en première ligne en tant que décideurs, acteurs ou réalisateurs de la mise en œuvre des choix des entreprises et administrations. La question de l’alerte professionnelle renvoie inévitablement à la question de la responsabilité professionnelle, un fondement de la fonction cadre. Une responsabilité qui ne doit pas se jouer au seul moment de la mise en cause, de la mise en examen ou celui de la recherche des coupables mais bien au moment de la décision et de sa mise en œuvre. Lorsque les exigences deviennent insupportables, irréalisables, les cadres jouent trop souvent les funambules en jonglant avec les contraintes, les contradictions et les règles de sécurité.

Certains cadres rencontrent des situations « contraires à l’ordre public » ou à la « pérennité de l’entreprise », des situations qui peuvent mettre en jeu leur responsabilité personnelle, tant sur le plan pénal que civil. Comment peuvent-ils « se sortir » de ces situations difficiles. Les hypothèses sont nombreuses et la liste non exhaustive : manœuvres financières frauduleuses au sein de l’entreprise, pollution de l’environnement, non respect d’une norme technique, du code du travail…

La crise que nous traversons actuellement fourmille de cas de ce type, de dérégulations ou de non régulations, de dérives, de dépassements de ligne jaunes, d’irresponsabilité professionnelle, parfois économique, parfois sociale, parfois environnementale. Des dérives que les syndicalistes ont parfois été les premiers à dénoncer. Des syndicalistes qui sont aussi parfois managers et témoins de ces dérives, de ces dysfonctionnements. Que font-ils alors, que peuvent-ils faire pour éviter les catastrophes ? Quelle est la réponse du syndicalisme à leurs questions, à leurs dilemmes ? J’avais posé cette question récemment à un responsable syndical international. La question est restée sans réponse.

Ces derniers mois, plusieurs entreprises se sont engagées dans des démarches unilatérales de mise en place de systèmes d’alerte professionnelle, d’alerte éthique ou de whistleblowing, souvent pour satisfaire des obligations légales. Force est de constater que dans bien des cas, elles n’ont pas pris le sujet par le bon bout, multipliant les maladresses, les fautes de procédures, d’information et de consultation des institutions représentatives du personnel ou de déclaration à la Cnil… Pas étonnant dans ce contexte que se soient multipliés les conflits et les recours juridiques. Pas étonnant non plus que les organisations syndicales aient dénoncé des systèmes de dénonciation ou même de délation organisée.

Si le seul choix se résume à être héros ou délateur, résistant ou vichyste, soumis ou démis, ce n’est pas ainsi que progressera la prévention des risques dans les entreprises et administrations. Tout l’inverse d’une alerte responsable que nous appelons de nos vœux. Mais qu’entendons-nous par alerte responsable ?

Qu’est-ce qu’une alerte responsable ?

Une démarche responsable devrait satisfaire à minima les conditions suivantes.

Elle doit privilégier l’efficacité du dispositif pour que d’éventuels dysfonctionnements ne se reproduisent plus, en s’attaquant aux racines du problème et pas seulement aux individus. Ce qui suppose de questionner les systèmes et pas seulement les personnes. Une telle démarche doit aussi protéger strictement les droits et libertés des travailleurs, comme le préconise la Cnil.

Elle doit également s’inscrire dans la négociation collective avec les organisations syndicales ou à défaut les instances représentatives du personnel, en s’appuyant sur les procédures existantes (alerte DP, CE, CHSCT…).

Il faut aussi avoir à cœur de négocier plus particulièrement les règles de mise en œuvre suivantes : pas d’anonymat mais garantie de confidentialité, protection du lanceur d’alerte, équilibre des pouvoirs dans la structure de traitement des alertes, appel si besoin à un médiateur interne ou externe…

Enfin, la mise en place d’une alerte responsable doit privilégier la pédagogie, l’appropriation et la progressivité du déploiement par itérations successives d’expérimentation et d’évaluation.

Une alerte responsable devrait aussi permettre d’éviter ou de contourner certains obstacles classiques comme opposer les ouvriers aux cadres, définir des sanctions sans responsabiliser ou sans mettre à disposition des moyens, des droits effectifs, faire abstraction des cultures internes à l’entreprise, ou ignorer la réglementation. Un guide pratique est en cours de réalisation à la CFDT Cadres à destination des équipes syndicales et des futurs négociateurs potentiels.

Privilégier les modes d’alerte existants

Au risque de voir leur responsabilité engagée, à titre de complicité ou de co-acteur par exemple, les cadres doivent bénéficier d’un droit d’alerte. En ce sens, exercer son droit d’alerte, c’est mettre en avant une parole responsable ; c’est un acte de responsabilité. C’est aussi une soupape de sécurité permettant de parler et d’être entendu, avant qu’il ne soit trop tard.

Mais dans bien des cas, l’alerte met en cause la ligne hiérarchique, des systèmes de gestion, de production et de pilotage ou des pratiques managériales. C’est pourquoi il nous semble utile de bien examiner et évaluer l’existant, avant d’imaginer d’autres systèmes ou d’autres procédures.

Le droit d’alerte d’un comité d’entreprise existe déjà en matière économique. Le droit d’alerte du délégué du personnel pour traiter des situations individuelles est aussi un dispositif existant, tout comme celui des CHSCT en matière de santé ou de sécurité au travail.

Ce passage par les instances représentatives du personnel n’est-il pas la meilleure réponse à la prévention des risques multiformes, avant même d’envisager un autre système et une négociation ? Les employeurs se sont trop souvent engouffrés dans des démarches unilatérales, en négligeant l’existant, les organisations syndicales et les instances représentatives du personnel. Ils ont tort.

Contrairement aux employeurs, nous réaffirmons clairement que les dispositifs en vigueur ne manquent pas d’atouts. Ils sont portés par un collectif ayant une capacité d’analyse et de questionnement des causes réelles et sérieuses des systèmes à l’origine des dérives, des malversations ou des dépassements de lignes jaunes. Les dispositifs d’alerte existants permettent une protection efficace des lanceurs d’alerte pour les salariés protégés par l’exercice d’un mandat, le salarié témoin d’un dysfonctionnement pouvant s’adresser à une instance, un collectif organisé. Ils permettent aussi un suivi et un contrôle de la mise en place de réelles actions correctrices pérennes, durables, évitant ainsi la reproduction des problèmes.

L’alerte doit concerner tous les risques

Mais nous mesurons aussi les limites des dispositifs existants dans un contexte de concurrence syndicale confinant parfois au nombrilisme et où le souci du bénéficiaire final ou de l’efficacité globale du dispositif ne constituent pas les critères dominants du choix politique à opérer.

Les différences d’approche entre organisations sur le thème de la hiérarchie des normes entre loi et contrat peuvent aussi constituer des difficultés importantes. Le droit d’expression, le droit d’alerte, le droit de retrait ou le droit à une protection ne sauraient obéir qu’à une seule logique réglementaire ou législative mais bien aussi à une approche contractuelle par la négociation.

Nous mesurons également les limites de l’existant réglementaire en matière de droit des instances représentatives du personnel. Comment traiter par exemple un risque écologique de pollution de la rivière voisine ou d’explosion chimique en proximité de zones habitées ?

Comment traiter un risque de santé publique par défaut de qualité dans le processus de fabrication d’un médicament ?

Comment traiter un risque de violence au travail, malgré l’existence d’un accord cadre ? Comment traiter un risque de discrimination répétée en direction des seniors dans l’entreprise ou des personnes handicapées, qui renvoie finalement à un risque sociétal par le jeu de l’externalisation d’un risque sur la collectivité ? Si nous avons approuvé les recommandations de la CNIL en 2005, apprécié la loi du 13 novembre 2007, nous savons aussi que ces dispositifs ne traitent pas tous les cas. L’alerte professionnelle doit concerner tous les risques.

Lorsqu’il n’existe pas de dispositif législatif ou règlementaire permettant de couvrir un risque spécifique, les partenaires sociaux dans l’entreprise sont alors invités à se saisir de la question et à négocier.

Une bonne négociation vaudra toujours cent fois mieux qu’un mauvais procès, couteux et préjudiciable à l’image des entreprises. Nous ne revendiquons rien d’autre qu’une alerte responsable dans l’intérêt de tous. Espérons que nous serons enfin entendus et compris.