Des mesures qui reflètent une culture dominante

Si plus de transparence financière, plus de loyauté sont nécessaires, ces mesures n’en présentent pas moins de nombreuses insuffisances, elle ne sauraient tenir lieu de boussole de régulation, de gouvernance. L’évolution des normes comptables internationales en est une parfaite illustration. En Juin 2002, l’Union Européenne a décidé d’appliquer à compter de 2005, les normes comptables établies par l’IASB (Accounting International Standard Board). Fallait-il, en juin 2002, procéder au « désarmement comptable européen », en adoptant ces normes largement inspirées des normes américaines USGAAP, et peu soucieuses d’un certain nombre de principes fondateurs de l’Union ? Comme le rappelaient les membres du Conseil Economique et Social dans leur avis de janvier 2003, il paraît souhaitable de rouvrir la négociation avec les Etats-Unis sur la compatibilité de ces normes, renforcer le rôle du comité de réglementation comptable européen créé en 2001, afin qu’il devienne un acteur de la production des normes comptables internationales, et enfin de remettre en cause le principe de référence à la valeur de marché instantanée.

Mais au-delà des mécanismes comptables, c’est la philosophie même de cette évolution qui est contestable. L’entreprise devient une valeur marchande, doit pouvoir être évaluée à tout moment comme si elle était à vendre demain matin. Priorité aux actionnaires, priorité au court terme au détriment du moyen et long terme, d’un développement durable !

Cette approche des normalisateurs (bien qu’il ne s’agisse en aucun cas d’une norme publique, l’IASB étant un organisme international de droit privé), reflète parfaitement cette culture dominante du financier à court terme : créer de la valeur pour les actionnaires, tout de suite. Ce mode de pilotage ne peut tenir lieu de boussole de la gouvernance, pas plus celle des entreprises que celle des Etats et des institutions.

Les dérives du capitalisme financier

Le dossier Enron est symptomatique des dérives d’un capitalisme financier adossé à une économie de plus en plus informationnelle ; priorité à la rentabilité des capitaux à court terme et à la valeur boursière des entreprises.

La défaillance des mécanismes de contrôle et de gouvernement d’entreprise peut conduire à des catastrophes financières, ruinant de nombreux actionnaires et des milliers de salariés qui subissent la double peine : perte de leur épargne retraite et de leur emploi. Enron disposait d’administrateurs indépendants, était citée en exemple pour la qualité de son gouvernement d’entreprise… Cela met clairement en l’évidence qu’en l’absence de contre-pouvoir interne à l’entreprise, le risque reste particulièrement élevé. Et les solutions techniques ne suffisent pas. Une communication financière de meilleure qualité est indispensable, mais elle ne peut constituer une garantie totale de couverture de risque.

Suite à l’affaire Enron, les autorités américaines ont jugé utile d’apporter des réponses dans une loi appelée Sarbannes Oxley. Cette loi sur la comptabilité et la gouvernance d’entreprise, votée aux Etats-Unis en juillet 2002, a étendu les obligations imposées aux entreprises américaines et aux firmes étrangères cotées aux Etats-Unis, en fixant particulièrement des règles d’indépendance des administrateurs. Comme le souligne Michel Capron, les Etats-Unis ont une conception étroite du gouvernement d’entreprise, réduite à la relation actionnaires-dirigeants, bien éloignée de la logique de l’investissement durable, de celle consistant à intégrer l’ensemble des parties prenantes dans la définition et la mise en œuvre des mécanismes de régulation. Elle se démarque d’une conception européenne du rôle social et sociétal de l’entreprise. Entre « accountability » et « responsability », la différence est de taille. Il ne suffit pas d’être transparent pour être qualifié d’entreprise responsable. Une entreprise cotée qui a présenté un beau rapport annuel avec un volet développement durable (obligation de l’article 116 de la loi NRE) peut avoir des pratiques et comportements socialement irresponsables. La mise en œuvre pratique et effective de la responsabilité sociale des entreprises suppose de repenser les critères de gestion, de décision, d’articuler les choix économiques et financiers à une dimension sociale, sociétale, environnementale. Cela se joue au cœur des choix de gestion, au moment des décisions, des arbitrages, beaucoup plus qu’au moment de la production du rapport annuel ou de la communication en Assemblée Générale annuelle.

En France, la loi de sécurité financière s’arrête aux portes de l’entreprise

Face aux risques inhérents que la déréglementation des marchés financiers fait peser sur la vie des entreprises, l’emploi, la croissance économique et les risques de fraudes, la CFDT ne pouvait qu’accueillir favorablement une loi de « sécurité financière » visant à réguler les activités de la Bourse et à mieux définir la gouvernance d’entreprise. Le manque d’ambition du gouvernement et de la majorité parlementaire ont conduit à un texte qui s’arrête aux portes de l’entreprise. Rien sur la gouvernance d’entreprise, sur la place des comités d’audit (rémunération des dirigeants, stratégie d’entreprise…), sur la composition des conseils d’administration avec la présence d’administrateurs indépendants et d’administrateurs salariés, sur la réglementation des agences de notations financières. Une occasion manquée d’ un rééquilibrage des pouvoirs entre actionnaires et salariés. La chaîne de contrôle reste entre les mains de professionnels de la finance. Cette loi ne reprend que partiellement l’avis du Conseil Economique et Social (15 janvier 2003) sur les autorités de régulation financière et de concurrence1. Pour le CES, la régulation est la gestion publique d’une activité ou d’un domaine donnés, visant à faire prévaloir l’intérêt général dans le respect de la pluralité, de la spécificité, de l’autonomie des acteurs. Les institutions chargées de cette régulation doivent présenter certaines caractéristiques : être composées de personnes indépendantes, qui administrent de façon collégiale, élaborent des règles, autorisent l’entrée dans certaines activités et peuvent disposer d’un pouvoir de sanction. La régulation n’est donc pas réglementation au sens français du terme. Elle prend acte de l’existence d’une pluralité d’acteurs quand il s’agit d’organiser l’interaction.

Parmi les propositions formulées par le CES, deux d’entre elles méritent d’être soulignées : les autorités de régulation devraient refléter la pluralité des acteurs, la diversité économique et sociale ; il est nécessaire de mieux intégrer les représentants d’organisations syndicales dans les autorités administratives indépendantes.

Cet avis du CES pointe deux éléments essentiels : la pluralité des acteurs et la diversité économique et sociale. Si la loi, la norme, la procédure de sécurité sont nécessaires, elles ne sauraient être suffisantes. Le légalisme, la normalisation n’ont jamais empêché les malversations et les abus sociaux. La régulation interne doit s’articuler avec la régulation externe, condition d’une régulation efficace, qui ne soit pas synonyme de seule régulation économique. L’efficacité de la régulation externe dépend fortement de la force de régulation interne et du sens des responsabilités de l’ensemble des acteurs dont les comportements devraient être guidés par l’intégrité, la loyauté. Cela signifie aussi que les dérives ou malversations puissent être dénoncées en interne, reposant ainsi la question du droit d’alerte, du droit à la parole dans l’entreprise, principalement pour les cadres.

Renforcer la régulation interne : comment ?

La force de régulation interne dépend de nombreux facteurs : la nature même du rapport de force, la qualité des interlocuteurs, la réelle représentativité des acteurs, la capacité des salariés et de leurs représentants à intervenir conjointement sur les questions économiques et sociales. Sur ce dernier point, le rôle des Comité d’entreprise, articulé avec celui des organisations syndicales présentes dans l’entreprise, est déterminant. Le réel pouvoir de décision économique reste in fine du ressort du chef d’entreprise, mais le CE dans ses attributions, peut intervenir efficacement sur les questions économiques et sociales : droit d’alerte, possibilité de mandater un expert, consultation obligatoire par l’employeur pour toute décision importante touchant la marche de l’entreprise (fusion, externalisation, introduction d’une nouvelle technologie…). Le Code du Travail le permet ; mais encore faut-il que ces dispositions soient utilisées (25% seulement des CE font appel à un expert-comptable au moment du diagnostic annuel) et que les conditions d’une intervention économique et sociale efficace soient réunies : coordination étroite entre CE et organisations syndicales, formation économique des élus, exploitation optimale de l’apport des experts, valorisation des ressources militantes, des compétences de cadres adhérents disposant de connaissances ou d’expertise dans ces domaines…

Autre levier d’intervention économique et sociale qui retient toute notre attention : le renforcement de la présence d’administrateurs salariés (et pas seulement de salariés actionnaires) dans les conseils d’administration et conseils de surveillance, leur droit de parole dans les assemblées générales. Qui mieux que les salariés et leurs représentants connaissent le contenu du travail, le cœur des activités des entreprises, et peuvent ainsi réagir au contenu d’un rapport annuel, proposer des axes de développement durable ?

1 : Des autorités de régulation financières et de concurrence. Pourquoi, comment ? Diffusé en version papier et sur leur site internet par les éditions des Journaux officiels.