L’économie du risque va de pair avec un nouveau productivisme qui contribue à alourdir la charge supportée par les salariés. Au report discret du risque d’emploi, qui se joue dans l’externalisation et le recours systématique à la sous-traitance, s’ajoute en effet dans l’expérience de travail une série de contraintes dont les conséquences physiques et psychiques sont alarmantes.

Les cadres en savent quelque chose, soumis à la pression d’une « responsabilité » qui n’est bien souvent qu’une obligation de résultats, sans que les moyens suivent. Public et privé sont ici logés à la même enseigne. Pressurer son équipe, se démener sans jamais être certain de donner satisfaction : cette incertitude quant à la valeur, ce défaut de reconnaissance sont une des armes les plus efficaces d’un management jouant sur un ressort éprouvé : l’angoisse. Pour les salariés du privé, la menace nouvelle du chômage fait du risque d’emploi un élément de pression supplémentaire. Pour les fonctionnaires, de nouvelles incertitudes, le jeu complexe des mutations et l’engorgement des fins de carrières joue, dans le cadre d’un marché interne de l’emploi, un rôle comparable.

Ce mouvement ne touche pas que des catégories : il affecte les personnes. Pour chacun, la pression s’est accrue, la fragilisation du statut, l’incertitude de la carrière et les doutes sur sa propre employabilité conduisent à accepter sans broncher d’endosser une part croissante des charges jadis assumées par l’organisation. Et une part des risques.

Les courbes rassurantes des profits des grandes entreprises ont pour revers les lignes brisées des parcours personnels. La santé éclatante des multinationales contraste avec les statistiques des accidents du travail et des maladies professionnelles, en augmentation constante depuis dix ans.

Il n’est pas question ici de faire du misérabilisme, de crier les souffrances des « victimes », ce terme fataliste qui n’invite qu’à jouer les brancardiers. Mais il est temps de tirer la sonnette d’alarme. Un équilibre s’est rompu, qui pénalise le monde du travail en faisant peser sur les personnes et les collectifs de travail une pression non seulement fragilisante, mais souvent dangereuse.

Cette pression s’étend bien au-delà des espaces de travail : l’exemple de l’immobilier montre les paradoxes d’un « marché » communément envisagé sur le modèle du risque bailleur, mais où les locataires et emprunteurs, contraints de produire des garanties de plus en plus irréalistes, finissent par endosser de plein fouet le véritable risque – celui de l’accès au logement. D’où l’impression, pénible, d’un déclassement généralisé, qui rejoint cette incertitude de chacun sur sa propre valeur. Notre société insécurise, et le monde du travail est un lieu de résonance de cette insécurité.

Qu’elle soit difficile à décrire, et que le « sentiment » d’insécurité se prête à tous les fantasmes, nous ne le savons que trop. Il alimente des réflexes sécuritaires qui n’existent pas qu’en politique, mais se jouent également dans le social. La formule séduisante de la « sécurité sociale professionnelle » en serait l’illustration parfaite, mais personne ne s’avise de l’abdication qu’elle signalerait. Soigner les victimes précarisées d’une inéluctable montée des risques ? Le syndicalisme que nous portons est plus entreprenant. C’est à la racine qu’il faut intervenir, sur l’organisation du travail, les chaînes de sous-traitance, les équilibres entre le capital et le travail. C’est en amont des risques qu’il faut agir, dans une sécurisation des parcours qui n’est pas une activité de secouriste, mais une volonté d’anticiper et de prévenir.

C’est pourquoi l’économie du risque doit être approchée d’une façon globale : parlons, pourquoi pas, d’une politique du risque, non pour référer à la seule action de l’Etat, mais pour désigner une nouvelle culture politique, nourrie de participation, afin d’échapper à la fascination et au fatalisme. Des espaces se dégagent, des marges existent : à nous, acteurs sociaux organisés, d’en profiter. Anousheh Karvar et Philippe Askenazy tracent ici des pistes sérieuses.

Les débats actuels sur l’Europe portent la marque, eux aussi, de cette angoisse devant l’avenir, de cette tentation du repli à peine masquée sous les allures martiales d’un « non » conquérant. Mais conquérant de quoi, au juste ? D’un retour au Traité de Nice ? Au libre jeu de la Commission et des Etats, sans contrôle du Parlement ? A l’Europe des marchés ? L’opportunité de lui donner des règles n’est pas sortie de la hotte du père Noël : ce sont deux ans d’efforts, de négociations, d’élargissement progressifs des espaces communs qui sont en jeu. Deux ans à négocier face à des gouvernements à qui il a fallu faire avaler la dimension sociale du traité article par article.

Notre position syndicale sur le traité est simple : nous y voyons une clarification des règles du jeu social et politique. Cette clarification était souhaitable, elle va nous offrir de solides bases pour construire ce qui nous occupe : l’Europe sociale, celle des travailleurs.

C’est d’abord une clarification des règles du jeu social, avec une charte des droits fondamentaux enfin contraignante, qui va constituer la trame de l’espace social européen. Avec l’élargissement, c’est devenu une nécessité, aussi bien pour défendre nos acquis que pour aider nos camarades tchèques et polonais à lutter contre le capitalisme sauvage de l’après-communisme, exporté quelquefois par nos propres entreprises. Il est vrai que ceux qui appellent à voter non aujourd’hui se souciaient déjà comme d’une guigne, il y a vingt-cinq ans, du combat des travailleurs polonais. Hier, c’étaient nos libertés que nous protégions en les soutenant ; aujourd’hui, ce sont nos droits que nous assurons en les aidant à construire les leurs.

La Constitution est ensuite une clarification du jeu politique, avec un renforcement des pouvoirs du Parlement et la fin du système de la présidence tournante ; avec, et ceci nous intéresse directement, la reconnaissance accrue du rôle des syndicats et ce droit d’initiative citoyenne qui est une voie royale pour les corps organisés.

Les partisans du non, les conservateurs de tout crin jouent de toutes les angoisses qui rongent une société inquiète pour son avenir. Ne les laissons pas abuser de nos peurs ; travaillons plutôt, de l’Europe à la plus petite des entreprises, à lutter contre les déséquilibres et les reports de risques pour reconstruire de espaces communs.