La qualité de vie au travail fait désormais l’objet d’une attention soutenue. La multiplication d’observatoires et d’enquêtes sur le sujet, l’apparition du thème dans l’agenda de la négociation sociale des entreprises dans certains dispositifs législatifs et réglementaires1 et dans le « plan de santé au travail »2, et la constitution d’une offre de conseil en direction des entreprises témoignent de la structuration d’un nouveau champ de pratiques qui présentent des risques et autant d’opportunités. Au stade actuel, le risque majeur réside dans la tentation de rabattre la qualité de vie au travail (QVT) sur une vague notion de bien-être au travail, de confort, qui serait atteint via des dispositifs d’adéquation entre les attentes individuelles et des programmes RH de promotion de la santé. Les opportunités résident en effet dans le plein développement du potentiel d’efficacité, d’innovation, de renforcement de la prévention et de renouvellement du dialogue social dans l’entreprise.

La QVT se présente, aux yeux des négociateurs les plus avertis, comme une voie permettant d’innover sur trois registres. 1) Celui de la formulation des enjeux : quels liens établir entre l’engagement des salariés et la performance collective ? Comment articuler les trajectoires marchandes (dans un contexte concurrentiel incertain et labile), organisationnelle (flexibilité, rationalisation…) et professionnelle (métier, engagement, employabilité…) alors que ces trajectoires n’obéissent pas aux mêmes règles ni aux mêmes temporalités ? 2) Celui du travail avec des questions liées à son contenu, son organisation, son sens et ses conditions de réalisation. 3) Répondre à ces questions suppose d’agir sur le registre du dialogue professionnel : espace d’expression sur le travail, décloisonnement entre les concepteurs et les opérationnels, négociation entre les opérationnels et les organisateurs… Des apprentissages collectifs à tous les niveaux sont nécessaires ici.

L’organisation du travail entre technique, hiérarchie et collectif

La qualité de vie au travail est une démarche qui permet de se pencher sur l’organisation du travail. Celle-ci se combine entre le poids de la technique, le poids de la hiérarchie et le poids du collectif. Si on parle du management du travail, de la conciliation des temps, de la technologie, des relations managériales, de l’autonomie du collectif, de la relation client ou encore des symptômes comme l’absentéisme, le turnover et l’engagement, etc., il faut tenir compte de ces trois variantes organisationnelles. Prenons un exemple : comment optimiser dans une grande surface l’occupation des caisses ? On peut imaginer trois manières de faire renvoyant chacune à un registre.

Chacun des protagonistes (l’expert, la hiérarchie ou le collectif) vise à bien travailler et à trouver le bon système. Mais chaque système s’appuie sur des critères d’efficacité et d’efficience plus ou moins différents : heures supplémentaires à éviter et taux de présence aux caisses dans un cas ; reconnaissance de l’engagement de chacune et maîtrise des horaires dans un autre ; conciliation des temps et cohésion du collectif dans le dernier. Il ne s’agit donc pas de privilégier un acteur, ou un système parmi d’autres, mais plutôt de les combiner et de débattre des critères de jugement à mobiliser.

L’organisation doit faire l’objet d’une expérimentation

Se pencher sur l’organisation de l’activité, c’est anticiper sur l’environnement dans lequel les employés vivent sur leur lieu de travail. Les projets de transformation d’aujourd’hui sont les conditions de travail de demain. Il s’agit donc d’expérimenter les projets (nouveau process, réorganisation, nouveaux produits ou prestations…) et les innovations technico-organisationnelles (lean, progiciel, procédures, flux tendu, nouvel horaire…). L’enjeu est la prévention primaire. La mise en discussion de l’organisation du travail implique de tâtonner, de la rendre réversible. Le caractère expérimental est fondamental dans la démarche QVT. Celle-ci est un espace de recherche de solutions par la pratique et l’expérience plutôt que par la théorie ou l’application de normes définies par un expert externe. Cela suppose une posture particulière de la part des acteurs de l’entreprise, celle de la suspension du jugement : il ne s’agit pas en effet de juger a priori si le projet ou l’innovation est bon ou non mais de considérer que l’expérimentation permettra de révéler ce que le projet change dans le travail. Et donc, l’évaluation des effets du projet technique ou organisationnel sur les activités de travail en phase pilote (avant déploiement donc) permettra de nourrir le projet ou de l’infléchir avant un éventuel déploiement3. Ce qui implique donc que la réversibilité partielle soit possible au niveau du projet technico-organisationnel ou des activités.

Le but de l’expérimentation est d’explorer une nouvelle manière de travailler, un nouveau fonctionnement. Il s’agit pour les acteurs d’en rendre visible les effets et de proposer des voies d’amélioration. L’expérimentation s’applique au sein d’une unité, sur un projet particulier et pas nécessairement sur toute l’entreprise. Il faut être au plus proche du travail quotidien et s’imposer une méthode d’analyse. Il s’agit d’exploiter les expériences mises en place en mettant en évidence les résultats obtenus. Ils sont parfois visibles par la seule observation (ça fonctionne ou non). C’est parfois par l’analyse des mesures effectuées qu’il est possible de mettre en évidence les résultats. Des outils peuvent faciliter la tâche : des graphiques peuvent permettre de mettre en évidence des variations, des traces photographiques permettent de visualiser des progressions au cours du temps, etc. Les résultats de l’expérimentation sont à analyser et évaluer pour vérifier si les objectifs visés (ex : le nouveau progiciel renforce l’efficacité et l’autonomie) au départ sont atteints ou non par l’expérience, et pour quelles raisons. Les conclusions sont l’aboutissement de l’expérimentation : elles confirment ou non l’atteinte des objectifs, elles apportent des propositions de modification du fonctionnement ou un infléchissement du projet ou des idées pour la réussite du déploiement.

Concevoir un système d’acteurs au-delà des instances établies

La QVT implique de concevoir un système d’action qui bouscule, le temps de l’évaluation, les rôles et les statuts établis dans l’entreprise. Non pas pour affaiblir les instances, mais pour renforcer l’effectivité des règles conçues par ces dernières en les articulant avec les objets technico-organisationnels et en leur donnant un rôle plus proactif que celui auquel elles sont souvent cantonnées. Il importe que les évaluations des expérimentations soient réalisées au plus près du terrain et que ses résultats soient communiqués non seulement aux instances représentatives du personnel et aux directions RH, mais également aux chefs de projets ou à la technostructure (bureau des méthodes, direction des systèmes informatiques, direction des achats, finance…), c’est-à-dire à ceux qui conçoivent les dispositifs gestionnaires et techniques évalués par ceux qui les utilisent, et les investissent, au quotidien.

On met en place des groupes de travail sur des thèmes précis de l’organisation à décortiquer : un groupe sur le lean, un groupe sur le travail à distance, un groupe sur l’application d’une norme, etc. Il faut éviter les jugements à l’emporte-pièce et trop généraux. De même, il ne s’agit pas de se limiter à la réalisation d’un diagnostic mais, sur la base des analyses des projets technico-organisationnels en phase amont ou pilote, proposer de nouveaux fonctionnements. Les salariés impliqués sont donc ici fortement responsabilisés. Les critères de jugement sont définis en interne par le groupe de travail. Ce référentiel intègre les trois registres définis plus haut (la technique, la hiérarchie, les usages par le collectif). Ces différents registres de critères intéressent autant le salarié que la direction : comme nous l’a appris la clinique de l’activité4, le bien-être suppose le bien faire (la performance). Là aussi, une posture particulière est exigée des acteurs : il s’agit non pas d’opposer les critères, ni même de les hiérarchiser ou encore d’attribuer un type de critères à un acteur particulier (la santé au CHSCT et la performance à la direction), postures souvent stériles, mais d’imaginer – à travers le débat sur les critères appliqués à un objet réel de transformation - la bonne combinaison répondant de manière équilibrée aux différents critères.

Les groupes rendent compte à un comité d’évaluation transverse. La composition de ce comité obéit à un triple critère de légitimité : politique (il doit être en contact avec la direction), sociale (contact avec les représentants salariés) et technique (contact avec des concepteurs et managers). Ce comité a comme tâches : 1) d’évaluer la faisabilité des recommandations des groupes de travail ; 2) de mettre ces propositions en cohérence ; 3) de porter ses travaux vers les instances et vers les managers et concepteurs concernés. Le rôle des instances est de traiter des analyses et recommandations reçues du comité d’évaluation transverse et, sur la base de ces matériaux, négocier de nouvelles règles sociales, ou accords collectifs ou plans d’action, avec la direction. La qualité des négociations sera accrue grâce à la qualité des matériaux terrain les nourrissant. Quant aux concepteurs, ils reçoivent les mêmes informations que les instances et ont pour tâche d’intégrer ces matériaux dans leurs projets. Si, par exemple, les expérimentations ont montré que le lean (ou tout autre projet technique ou organisationnel) renforce l’autonomie mais augmente la charge de travail excessivement, ils doivent reconcevoir le projet lean de sorte à réduire la charge de travail - tout en maintenant l’autonomie des salariés - avant de le déployer sur les autres unités.

Cette mise en débat de l’organisation du travail (expérimentation, évaluation) permet d’en apprécier pleinement la valeur afin d’orienter le changement, de (re)formuler les objectifs ou la manière d’y arriver. L’entreprise permet aux salariés d’apprendre collectivement lors de la conception et le pilotage des transformations du travail. Enfin, l’évaluation porte une finalité moins instrumentale, liée à la dimension symbolique et expressive dans l’engagement dans l’entreprise et le travail. Le fait de pouvoir s’exprimer et agir sur l’organisation du travail constitue un mécanisme puissant de reconnaissance. Affirmant que « les conditions dans lesquelles les salariés exercent leur travail et leur capacité à s’exprimer et à agir sur le contenu de celui-ci déterminent la perception de la qualité de vie au travail qui en résulte », l’accord national interprofessionnel du 13 juin 2013 légitime les démarches QVT dans les entreprises dont l’objectif est bien de penser le contenu du travail en vue d’améliorer des conditions d’emploi et de travail. La démarche ici décrite de mise en débat de l’organisation de l’activité entend illustrer que l’entreprise a tout intérêt à adopter une culture de l’expérimentation, de sorte à agir au niveau de la prévention primaire et des conditions de l’efficience productive, qui est source d’engagement.

1 : La loi n° 2015-994 du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l’emploi rend obligatoire une négociation sur la qualité de vie au travail.

2 : Plan 2016-2020 (PST 3), adopté par le Conseil d’orientation des conditions de travail constitue la feuille de route du gouvernement en matière de santé au travail pour la période.

3 : Bien entendu, le déploiement n’est pas la démultiplication mécanique de la phase pilote améliorée : il suppose aussi des modalités d’adaptation locales. L’expérimentation initiale vise aussi à définir les conditions de cette adaptation.

4 : La clinique de l’activité est l’exploration des situations de travail, la mise en débat entre salariés de leur façon de travailler.