S’impliquer dans le processus de décision européen peut se faire par différentes façons pour les syndicats. La plus connue est le dialogue social qui a lieu au niveau interprofessionnel par le biais de la Confédération européenne des syndicats (CES) et Eurocadres, et sectoriel, au niveau des fédérations européennes comme IndustriAll (industrie), UNI Europa (services), la ETF (transports), etc. Ce dialogue n’est pas la seule façon d’agir. Selon l’article 154 du Traité de Lisbonne sur le « fonctionnement de l’Union européenne », les partenaires sociaux doivent être consultés pour toute initiative dans le domaine de l’emploi et des affaires sociales. Par ailleurs, des réunions statutaires existent entre la CES avec certains comités statutaires du Parlement et de la Commission. Et avec l’initiative Better Regulation1 de la Commission Juncker, la consultation directe du public via des questionnaires en ligne ou des groupes de travail a été vivement encouragée. C’est pourquoi la CES a pris conscience de ces formes d’influence et a construit avec l’Institut syndical européen une formation et un guide sur la manière d’influencer les processus de décision en Europe2.

Le lobbying, une activité à part entière

Prenons la définition du lobbying de l’organisation non gouvernementale (ONG) Transparency International (TI) : « toute communication directe ou indirecte avec des responsables publics, des décideurs politiques ou des élus aux fins d’influencer la décision publique par ou au nom d’un groupe organisé »3. On le sait peu, mais Bruxelles constitue la deuxième place mondiale de lobbying derrière Washington : le nombre de lobbyistes en activité serait d’environ 50 000 et se départage entre consultants, avocats, associations, sociétés et ONG. Depuis 2011, tout lobbyiste doit s’enregistrer dans un registre de transparence de l’UE. D’après Lobbyfacts, une plateforme qui fournit des informations sur le lobbying dans l’Union, les cinquante premiers lobbyistes ont dépensé plus de cent millions d’euros en 2016. Cette « industrie » est dominée par les grandes sociétés ou des associations professionnelles : personne ne sera étonné d’y voir figurer Volkswagen, la Deutsche Bank et Google en première ligne. Selon la même source, les lobbyistes de l’industrie représentent plus que le double des lobbyistes de la société civile. Celle-ci est définie comme les organisations syndicales et les ONG.

Il est cependant bien difficile de faire le tri entre les lobbyistes : par exemple, l’association internationale des swaps et dérivés (ISDA, en finance) est enregistré en tant qu’ONG et le registre regroupe organisations professionnelles et syndicats. C’est pourquoi un effort est nécessaire pour faire la transparence sur leur activité. Compte tenu du poids de l’industrie, il est d’autant plus important pour la société civile et les syndicats d’en faire partie afin de peser dans la balance. Aussi les organisations syndicales doivent-elles, selon la recommandation de la CES, combiner une approche innovante du lobbying auprès des décideurs européens avec la mission traditionnelle de défense des intérêts des travailleurs.

Certaines organisations syndicales sont présentes depuis longtemps dans cette activité. C’est pourquoi les organisations nationales font appel à des compétences dans les fédérations européennes ou à la CES. Citons l’exemple d’UNI Europa Finance dont le rôle a pris toute son ampleur avec la crise4. Comme l’essentiel de la législation financière se fait désormais à Bruxelles, avoir une influence sur la législation financière européenne est primordial, car son impact sur l’emploi et les conditions de travail n’est pas négligeable.

Des processus normatifs protéiformes

Pour un lobbying efficace, il faut connaître le processus de prise de décision européen et les institutions qui les composent. Le processus normatif européen se déroule en plusieurs étapes, et à chacune d’elles on peut l’influencer. Cependant, plus on se situe en amont, plus la possibilité d’action est importante. Avant de lancer une action législative, la Commission entreprend des consultations publiques des parties intéressées. Celles-ci peuvent prendre des formes différentes : quand il s’agit d’initiatives dans le domaine social, les partenaires sociaux doivent, on l’a dit, obligatoirement être consultés. Cela n’empêche pas qu’il peut y avoir, comme dans les autres domaines, des consultations par des questionnaires Internet et/ou des réunions avec des groupes d’experts. Les consultations en ligne ont pris un poids croissant ces dernières années. Elles font partie d’un processus appelé « impact assessment » (études d’impact), qui font la projection des conséquences probables d’un acte législatif concernant son efficacité et son efficience. Ils se présentent souvent sous la forme de questionnaires à choix multiples qui ne permettent pas vraiment de donner des opinions argumentées.

Si la Commission décide de proposer un projet de loi (directive ou règlement), celui-ci est présenté au Parlement et devant le Conseil. Théoriquement, il peut y avoir trois relectures avant que le Conseil et le Parlement adoptent ou rejettent un texte. Depuis quelque temps, une procédure de trilogue, plus souple que le chemin institutionnel, s’est instaurée. Il s’agit d’une discussion « informelle » entre les deux législateurs, et la Commission, essaie de trouver un compromis. D’où l’importance de prendre sa place dans le lobbying.

Qualifié de « promiscuité consensuelle » par certains analystes5, le système de prise de décision européen est protéiforme en raison de la multiplicité d’acteurs, de groupements d’intérêts et de niveaux (privé, public, national supranational…). Il se joue dans les groupes d’experts, auprès des parlementaires, dans les consultations de la Commission, etc. Le choix du canal dépend de l’avancement du projet.

Influencer, un rôle essentiel pour réguler

Comment comprendre la complexité de ces processus de décision et d’influence, fruit de la collaboration de vingt-huit systèmes de gouvernement différents ? Il faut être pragmatique et utiliser les canaux qui se présentent aux différents niveaux du processus politique. Au niveau de la finance, par exemple, le syndicat européen UNI Europa Finance a utilisé depuis le début de la crise, en 2008, canaux : d’une part, une réunion bi-annuelle avec la Commission lui permettait d’être en permanence au courant de l’évolution de la réglementation financière. UNI Finance participait aux appels à contribution avant la mise en place d’une nouvelle initiative législative (les études d’impact) et ensuite, au moment du passage au Parlement, activait ses rapports avec les parlementaires européens aux niveaux nationaux et soumettait des amendements à travers eux. Le syndicat collaborait activement avec l’association Finance Watch pour contrer le puissant lobby financier. Grâce à sa vigilance, UNI Finance a obtenu l’inclusion de représentants des travailleurs dans les groupes de porteurs d’intérêts des trois agences de régulation financières européennes, pour les banques, les marchés financiers et les assurances.

Autre exemple, celui d’Eurocadres qui s’engage actuellement en faveur d’une directive européenne pour protéger les lanceurs d’alerte. Après une campagne intensive contre la directive « secret des affaires », Eurocadres est devenu le fer de lance d’une initiative conjointe entre ONG et syndicats. La plateforme whistleblowerprotection.eu réunit quelque quatre-vingts organisations et a rassemblé à aujourd’hui plusieurs milliers de signatures. L’influence est la plus forte au début d’une initiative car c’est à ce moment-là que le groupe qui la propose a le plus de possibilités de mettre en avant ses propres priorités. La Commission a lancé une consultation publique cette année, ce qui constitue le premier pas pour une action législative.

La commission Juncker a largement réduit le nombre d’initiatives législatives. Le programme Better regulation cherche essentiellement à évaluer l’impact des actions législatives passées et réduire l’empilement de textes. Ceci parfois au détriment de la société civile – en effet, les influenceurs sont nettement plus fort côté industrie et on peut assister à un détricotage de certains efforts, notamment en finance. En même temps, cette Commission cherche un contact accru avec la société civile en augmentant le nombre de consultations Internet. De ce fait, de questionnaires certes orientés (les questionnaires comportent en général une interprétation de la situation législative et de son impact, avec des questions relativement orientés) elle est passée à des questionnaires à choix multiples avec des réponses libres sous forme de tweet (environ 140 à 200 caractères… !). Cela facilite bien évidemment leur exploitation, mais limite singulièrement des prises de positions nuancées ! De plus - effet de la digitalisation de nos sociétés - cette implication directe de la société civile via Internet se fait au détriment des corps intermédiaires : en effet, les réponses sont comptées et une voix d’une grande centrale syndicale nationale fait presque autant de poids que la CES. C’est la raison pour laquelle celle-ci appelle de plus en plus à une implication directe des syndicats nationaux.

Les syndicats scandinaves ont de l’avance dans la matière : plus éloignés des centres de pouvoir que les grandes nations fondatrices de l’Union, ils ont compris de longue date qu’il est possible d’agir et d’influencer à travers toutes les possibilités de consultation qu’offre la Commission. D’autant plus qu’ils sont en avance sur la numérisation de leurs économies. C’est pourquoi il est d’autant plus important de continuer à s’impliquer. La voie traditionnelle demeure le dialogue social qui nécessite une concertation au niveau de la CES et des fédérations européennes. Ces mêmes chemins peuvent être utilisés pour répondre aux appels à contribution de la Commission. Les fédérations européennes maîtrisent les procédures de décision européennes. Autant s’impliquer et apprendre d’eux et avec eux à le faire au niveau national.

1 : ec.europa.eu/commission/priorities/democratic-change/better-regulation_en.

2 : ETUI, « Comment suivre et influencer le processus de prise de décision de l’UE d’un point de vue syndical », 2013.

3 : « Lobbying en Europe, Influence cachée, accès privilégié », avril 2015.

4 : Cf. Ute Meyenberg, « Comment influencer la régulation financière au niveau européen ? L’expérience syndicale », cadresCFDT.fr, sept. 2014.

5 : Jeremy Richardson, « The EU as a policy marking State : a policy System like any other ? », in Jeremy Richardson, Sonia Mazey, European Union. Power and Policy-making, 4ème édition, Routlege, 2015.