Répondre de sa liberté : la responsabilité

Du latin respondere, répondre : obligation ou nécessité morale de répondre de ses actions ou de celles des autres, de s’en porter garant devant une autorité, d’accepter pour quelqu’un de supporter les conséquences de ses actes. La responsabilité, exigence morale et personnelle, n’implique pas forcément une faute individuelle. Elle est la juste contrepartie de la liberté comme principe d’action, l’homme n’étant libre que pour autant qu’il assume les conséquences de ses actes.

La responsabilité a aussi une dimension collective. Si elle se diffuse aujourd’hui à tous les niveaux des organisations de travail, elle reste un élément fort de l’identité cadre, au même titre que l’autonomie, la capacité d’initiative et les compétences et qualifications. Plus largement, elle est un élément fondateur de la vie en société, celle-ci organisant par le droit les conditions de mise en jeu de la responsabilité.

Cette définition classique de la responsabilité, marquée par son contexte juridique, porte en elle-même ses limites. Répondre de ses actes, ce n’est pas seulement en assumer les éventuelles conséquences judiciaires ; mais apprendre à poser la question : « Qui est responsable de cela ? » Dans un contexte de partage des tâches et des décisions, c’est être capable de répondre : « Je suis la cause (ou je m’insère dans un enchaînement de causes), je suis donc responsable de cela ».

Réfléchir à sa responsabilité comme obligation morale permet de se positionner différemment, en réfléchissant en termes de devoirs : devoir d’agir, devoir de ne pas être négligent... La responsabilité n’est plus seulement, alors, une réponse à une question posée dans un prétoire, mais un principe d’action, c’est-à-dire d’anticipation, de précaution et de diligence dans la conduite des affaires. Dans son action, l’homme responsable est invité à évaluer les effets prévisibles de ses décisions et de ses actes, à déterminer et gérer l’application et les conséquences de ses décisions1. C’est bien d’agir qu’il est question : nous avons à répondre autant de notre action que de notre inaction ou de notre négligence. En ce sens, le négligent est l’inverse du responsable.

Dans un livre récent2, Alain Etchegoyen tente de comprendre ce concept en dehors de son acception juridique. Il distingue alors la responsabilité juridique (« Je suis obligé de répondre de mes actes ») de la responsabilité morale qui s’exprime dans le principe de responsabilité : « Je veux répondre de mes actes ou décisions et de leurs conséquences devant l’autre ».

Cette nécessité d’anticiper, de prendre en compte les effets de son action a été largement développée par Hans Jonas. Dépassant l’impératif universel du devoir décrit par Kant3, Jonas pose de façon radicale un impératif nouveau :

Cet impératif nouveau, projeté dans le temps et dans l’avenir, a une dimension d’emblée collective. Il est au cœur de l’attention portée actuellement au développement durable et à la responsabilité sociale des entreprises.

Il éclaire aussi d’un jour nouveau la responsabilité individuelle en prenant en compte les conséquences prévisibles de l’action. Si « être responsable » c’est « être capable de répondre », c’est aussi « faire, anticiper et prévoir ». C’est enfin « rendre compte ».

Fondant la dignité de celui qui prend une décision, la responsabilité reste aussi une charge, pouvant être recherchée devant les juridictions judiciaires, pénales et civiles, ou administratives. Ce qui rend nécessaire une reconnaissance explicite de la citoyenneté dans l’entreprise : droit d’initiative, droit réel à la parole, pouvant aller, dans certaines situations, jusqu’au droit d’opposition ; ce droit d’opposition pourrait être qualifié de « devoir de désobéissance » dès lors qu’un ordre hiérarchique serait susceptible de mettre en jeu la responsabilité pénale, disciplinaire ou financière de celui qui agit. Ce droit existe, sous certaines conditions, au sein des fonctions publiques dès lors qu’un fonctionnaire estime être en présence d’un « ordre manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public ». Dans le même ordre d’idées, le droit de retrait en matière de sécurité au travail illustre cette possibilité de s’opposer à un ordre hiérarchique.

Ce droit d’initiative et d’opposition doit être reconnu pour les cadres au nom même de leur responsabilité professionnelle, responsabilité de mission, responsabilité « de faire », mais aussi au nom des risques qu’ils prennent : mise en cause par un juge, mise en examen dans le cadre d’une procédure pénale. Le droit d’initiative et d’opposition est en effet le moyen réel et concret donné à un cadre pour exercer pleinement sa responsabilité personnelle et professionnelle, dans sa double acception : responsabilité morale et responsabilité juridique.

Règles et prescriptions : la déontologie

Du grec déon,-ontos, ce qu’il faut faire et -logia, théorie, la déontologie5 est l’ensemble des règles qui régissent une profession, la conduite de ceux qui l’exercent.

Fondée sur des droits et obligations définis par la loi ou des textes fondamentaux, faisant référence à une « morale professionnelle », la déontologie est un ensemble de principes d’action, pour les pratiques professionnelles de personnes agissant dans un cadre similaire, exerçant un métier identifié.

Il en est ainsi des professions libérales organisées qui mettent en avant l’indépendance de la profession et le respect d’un code (médecins, avocats). En l’absence de lien de subordination du salariat, le code de déontologie de la profession assure la protection du client, mais aussi celle du professionnel lui-même et de son activité. Au sein des fonctions publiques, seule la police nationale dispose d’un texte réglementaire. Mais la déontologie d’une profession ou d’un corps de métier n’est pas liée à l’existence d’un code de déontologie. Elle s’exprime dans des textes législatifs et réglementaires, dans des instructions internes aux entreprises ou administrations.

La déontologie s’écrit au pluriel : elle varie selon les conditions d’exercice du métier. Elle a une dimension collective, doublée d’un caractère obligatoire. Avant de dire ce qui doit être fait, elle prescrit de façon impérative ce qui ne doit pas être fait. Tout manquement à la déontologie est qualifié de faute et sanctionnable disciplinairement ou pénalement.

A la recherche d’un principe : l’éthique

Du grec éthikon : ensemble des principes moraux qui sont à la base du comportement de quelqu’un, l’éthique peut se définir comme la recherche personnelle d’une sagesse de l’action.

Lors de sa célèbre conférence sur « Le métier et la vocation d’homme politique » (1919), Max Weber a développé une distinction entre l’éthique de conviction, fondée sur des principes intangibles, et l’éthique de responsabilité, qui tient compte des conséquences possibles de ses décisions, de ses actes, et laisse donc place au compromis et à la négociation.

L’une et l’autre ne s’excluent pas nécessairement, mais chacun est amené à arbitrer entre elles : par exemple, en tant qu’homme, on a des convictions personnelles, morales, religieuses, politiques, et en tant que cadre, on est amené à agir en fonction d’intérêts collectifs qui peuvent amener à fonder différemment la décision. L’éthique de la conviction et celle de la responsabité s’opposent alors directement.

Ce conflit entre conviction et responsabilité peut aboutir à une crise. Reste alors le retrait, l’opposition ou la démission, la distance entre l’action et les convictions étant devenue trop grande, le compromis devenu impossible sauf à se compromettre. Max Weber rappelle ainsi la complémentarité des deux concepts : « je me sens bouleversé très profondément par l’attitude d’un homme (…) qui se sent réellement et de toute son âme responsable des conséquences de ses actes et qui, pratiquant l’éthique de responsabilité, en vient à un certain moment à déclarer : « Je ne puis faire autrement. Je m’arrête là ! » (…) On le voit maintenant : l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité ne sont pas contradictoires, mais elles se complètent l’une l’autre et constituent ensemble l’homme authentique. »6

On pourrait ainsi soutenir que c’est le fait d’avoir, un jour, dit « non » qui permet à quelqu’un d’affirmer qu’il a une éthique. Celle-ci ne prend sens que dans un contexte.

Articuler le collectif et l’individuel

Responsabilité et déontologie sont caractérisées par leur dimension collective. La responsabilité personnelle et professionnelle d’un cadre s’exprime par rapport à un collectif ; elle s’insère également dans une responsabilité plus large, celle du collectif lui-même – l’entreprise considérée comme une personne morale, par exemple. La déontologie est par définition professionnelle, elle définit une règle, avant même la confrontation à une situation à risques.

Responsabilité et déontologie peuvent et doivent être formalisées. Elles demandent à être articulées et intégrées dans les différents niveaux de l’organisation concernée (administration, entreprise, mais aussi organisation syndicale, parti, etc.), dans une tension constante entre l’individuel et le collectif. En revanche, l’éthique renvoie d’abord à l’individu. Il est difficile d’en faire un objet de travail collectif au sein d’une entreprise, d’une administration ou d’une organisation syndicale. Comment comprendre, alors, la signification des expressions comme « éthique des affaires », « éthique des entreprises », « éthique du management » ?

L’expression « éthique des affaires », historiquement datée, est ambiguë, la polysémie du terme s’étendant jusqu’aux « affaires » judiciaires et médiatiques. L’idée d’une éthique des entreprises peut sembler plus pertinente, plus actuelle, mais sous-entend que l’entreprise est une personne capable de réflexion sur elle-même et par elle-même. Or, si elle est bien une collectivité sociale organisée, l’entreprise est composée de groupes différents qui expriment des intérêts quelquefois divergents. La « personnalité unique » de l’entreprise apparaît alors comme une fiction ou une simplification abusive. Par ailleurs, cette expression ne prend pas en compte les administrations.

La notion d’éthique du management est sans aucun doute la plus féconde des trois. Elle permet de rendre compte de démarches et interactions collectives permettant aux dirigeants, aux cadres et aux salariés de s’interroger, en vue de l’action la meilleure possible, sur les principes d’action (les valeurs) qui président aux modes de management de l’entreprise ou de l’administration, sur les fondements de la responsabilité sociale, sociétale et environnementale de l’entreprise ou de l’administration, sur les objectifs et les moyens mis en œuvre, sur les régulations collectives et individuelles développées. Elle donne corps également au concept de « personne morale » de l’entreprise qui peut, alors, être reconnue en tant qu’entité, capable de se penser et d’agir.7

Au-delà de cette vision juridique, la réflexion doit procéder d’une dynamique individuelle et collective. Il faut en revenir à l’expérience de chacun, afin d’élaborer ensemble une règle du jeu. C’est la confrontation entre des situations individuelles, délicates, sensibles ou difficiles et des principes généraux collectivement définis qui permet de définir et mettre en œuvre des solutions personnelles et collectives.

Au sein des entreprises ou des administrations, l’élaboration et la construction des « chartes de bonnes pratiques » ne saurait se faire sans les cadres et les organisations syndicales, même si elle n’a pas forcément à être menée via une négociation en bonne et due forme. Tirant sa force de l’expérience de chacun, ce texte de nature collective peut ensuite servir de référence à l’action individuelle et quotidienne.

Une méthode, des ambitions peuvent déjà être esquissées : définir les attentes réciproques entre l’organisation et les cadres concernés ; poser un diagnostic des situations sensibles ou à risques ; favoriser le partage de références communes face à ces situations en définissant notamment des règles prudentielles ; modifier en conséquence l’organisation et les méthodes de travail ; définir des règles déontologiques « impératives » lorsqu’il le faut. L’enjeu est bien sûr de faire émerger les « valeurs » de l’organisation.

Une telle charte va bien au-delà d’un processus normatif, illustré en entreprise par certains codes d’éthique ou code de déontologie. Son élaboration doit être l’occasion d’une réelle démarche déontologique, dans une tension constante entre l’individuel et le collectif de travail. Une telle démarche gagnerait par ailleurs à être étendue à d’autres niveaux professionnels de l’entreprise ou de l’administration ; il est évidemment souhaitable que l’accord le plus large entoure leur formalisation. Il semble enfin indispensable que les chartes de bonnes pratiques acquièrent à terme une vraie valeur juridique.

1 : Il faut noter que le mot « irresponsable » ne désigne pas tant le contraire de « responsable » (non responsable, pas responsable) que celui qui est en incapacité, mentale ou physique, d’exercer ses responsabilités. Voir en ce sens le code pénal : irresponsabilité pénale relative des mineurs, trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli le discernement ou le contrôle des actes de la personne.

2 : Alain Etchegoyen, La vraie morale se moque de la morale, Seuil, « Essais », Paris, 1999, pp.128 et suiv.

3 : « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature », Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs (1795), in Métaphysique des mœurs I, Fondation, GF-Flammarion, 1994, pp. 98.

4 : Hans Jonas, Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique (1979), Cerf, 1990- 1995, pp. 30-32. Sa pensée est au cœur du mouvement pour le développement durable, entendu comme celui qui permet à la génération présente de satisfaire ses besoins sans compromettre la capacité des générations futures à assurer les leurs. Sur ces questions, vous pouvez vous reporter au n°400 de notre revue, ou à Développement durable : l’avenir de la planète, CFDT-Nouveaux horizons, 2002.

5 : Ce terme est utilisé pour la première fois par Jeremy Bentham, juriste et moraliste anglais (1748-1832), dans une œuvre posthume publiée à Londres en 1834, Déontologie ou science de la morale.

6 : Max Weber, Le Savant et le politique.

7 : C’est d’ailleurs ce que reconnaît maintenant le nouveau Code pénal en son article 121-2, qui prévoit que les personnes morales sont responsables pénalement des infractions, commises pour leur compte, par leurs organes ou représentants. Cette responsabilité pénale des personnes morales, notons-le, n’exclut pas celle des personnes physiques auteurs ou complices des mêmes faits.