"La réorganisation de l’activité - qu’elle soit productive, commerciale ou culturelle – en cas de réduction du temps de travail peut affecter les cadres de façon très différente […] Cela dépendra de la qualification et de l’autonomie des uns et des autres, du degré de délégation possible et souhaité par les parties en présence".

"Le cadre a un contrat de travail de trente-neuf heures, on attend de lui qu’il en fasse bien plus. Les tâches officielles, celles qui correspondent à la discipline théorique de son poste, ne représentent pas la totalité de ce qu’il est amené à faire : il doit effectuer aussi de nombreuses tâches invisibles, non prévues, mais indispensables à l’exécution même des tâches préconisées. […] Cette activité au service de l’entreprise, grâce aux nouvelles technologies et aux objets nomades, a quitté depuis longtemps le règle des trois unités (lieux, temps et action) et connaît une dispersion géographique, instrumentale et temporelle importante. Les frontières entre temps de travail et hors-travail deviennent plus floues. […] Un autre facteur de la dérive temporelle du travail des cadres est celui des objectifs irréalistes. […] L’appréciation du temps de travail est d’ailleurs difficile car entachée d’une forte part de subjectivité […] les limites du comptage dans le court terme sont évidentes [il existe] une annualisation sauvage du temps de travail des cadres, les longues durées hebdomadaires s’accompagnant de longs congés annuels".

"La réduction du temps de travail a cessé d’être une absurdité pour devenir un projet. Ce projet ne pourra se développer que si une véritable volonté anime les différents acteurs de l’entreprise : l’ensemble des salariés qui veulent du temps pour vivre ; les organisations syndicales qui ne se soucient pas seulement de la fiche de paye des "inclus" mais aussi de l’entrée dans l’emploi des actuels "hors l’emploi" ; les directions, dont l’aile moderniste a compris qu’elle avait tout intérêt à améliorer son organisation en réduisant le temps direct de travail et à éviter une explosion sociale ; et bien entendu les cadres, qui découvrent de mois en mois qu’il existe pour eux aussi une vie ailleurs que dans l’entreprise, et qui prennent conscience des délicats rapports qu’ils entretiennent avec le pouvoir, le plaisir et le stress".

Les premières lignes datent de 1993, les deuxièmes de 1996, entre "Robien" et "Aubry I", les troisièmes de 1998, entre "Aubry I" et "Aubry II". Si l'ensemble de la CFDT faisait depuis bien longtemps de la réduction du temps de travail une de ses revendications principales - avec "Organiser son temps, CFDT au coeur de l'emploi", " Du temps pour vivre", "Réduire nos horaires pour vivre mieux", "Travailler moins pour vivre mieux", "Travailler moins pour travailler tous", "Du temps pour soi, du travail pour tous" - dans le milieu cadre, l’Union confédérale des ingénieurs et cadres CFDT était alors bien seule à dire que la réduction de la durée du travail pouvait et devait s’appliquer aussi aux cadres, selon des modalités particulières, mais qu’elle ne serait possible et efficace, en particulier dans la lutte contre le chômage, que si on menait de front partage du temps, répartition des revenus et organisation du travail.

On ne retournera pas en arrière

Aujourd’hui, même la droite politique et le MEDEF n’osent plus parler d’abrogation des lois de RTT, simplement de leur assouplissement. La société française ne repartira pas en arrière parce que les salariés sont favorables à la réduction de la durée du travail, et en particulier les cadres…

Et pourtant, à en croire certains, la réduction du temps de travail voulue par les lois Aubry serait une catastrophe pour les cadres. La contestation se focalise sur les cadres "de troisième type", ceux de l’article L.212-15-3 du code du travail, qualifiés d’"intermédiaires" par leurs prétendus défenseurs qui font appel à la Cour européenne des droits de l’homme au motif que la loi permet aux employeurs d’exiger d’eux 78 heures de travail hebdomadaire (six jours de treize heures, limites posées par les lois européennes). Comme l’article incriminé précise en toutes lettres que ces cadres "doivent bénéficier d’une réduction effective de leur durée de travail", on frémit en pensant à la durée du temps de travail qui était la leur avant la loi !

On entend aussi les discours parallèles : "Les Français ne travaillent plus assez, même les cadres sont tout le temps en vacances" et "Depuis la RTT, je travaille encore plus qu’avant… heureusement que c’est moins de jours sinon ce ne serait pas tenable". Il est vrai que le calcul en jours est aussi, surtout dans le domaine des services aux entreprises, une façon de rationaliser les périodes d’inter contrat. Ce qui n’est pas nécessairement une mauvaise chose pour les salariés qui peuvent parfois faire de vraies pauses en basse saison. Simples exemples : dans l’expertise comptable on ne va guère aux sports d’hiver en févier mais la vacuité du mois de mai est encore plus prononcée d’ailleurs ; des informaticiens apprécient de ne plus avoir à venir faire de la présence au bureau entre deux interventions, les choses sont plus claires, ils sont officiellement en rattrapage et vont au cinéma tranquilles. Le phénomène de multiplication des congés de courte durée s’est à l’évidence accéléré avec les lois votées les dernières années du vingtième siècle, au grand bonheur des voyagistes.

Cependant, tous les cadres n’ont pas l’impression que la réduction du temps de travail leur a apporté la qualité de vie à laquelle ils disent de plus en plus aspirer. C’est généralement le cas lorsque la charge de travail est restée la même, que les objectifs et les moyens n’ont pas été revus, car on ne peut profiter pleinement du temps libéré que si on a l’esprit libre pour le faire.

Figer le temps, comprimer le temps, valoriser les temps

Les attitudes des organisations productives et des cadres ont été variées. Certains n’ont rien changé à leurs habitudes, ils ont préféré figer le temps. Pourtant, les journées à rallonge ne signifient pas nécessairement grande efficacité. Mais lorsque la hiérarchie prend comme critère positif le présentéisme des salariés, il ne faut pas s’étonner que ceux-ci restent tard au bureau. Surtout si celle-ci nie la volonté des cadres de participer, eux aussi, à la diminution du temps de travail. Certaines grandes entreprises utilisent les deux manières possibles de sortir de la mesure de la durée. La première est de ne rien changer à l’existant et de considérer que les cadres sont comme par le passé taillables et corvéables à merci. La deuxième est de sortir du droit du travail, qui est un droit du temps, en incitant les cadres "quinquas" à se muer en consultant indépendants.

Il arrive aussi qu’on diminue le temps de travail des cadres sans toucher à l’organisation du travail. Ils doivent donc faire la même chose, de la même façon, en moins longtemps. Et sont donc amenés à comprimer le temps en faisant la chasse aux temps morts. Malheureusement on ne s’attaque pas toujours à ceux qui sont réellement inutiles. Raccourcir la durée des réunions en les organisant avec un ordre du jour précis sans céder au bavardage auto-glorifiant est du temps réellement gagné. Supprimer les pauses café et les échanges d’informations qu’elles permettent est contre-productif.

Pour retrouver le temps de travailler efficacement, les cadres doivent, individuellement et collectivement, remettre en cause leur façon de travailler et donc l’organisation du système de travail. Valoriser les temps, c’est ce que font depuis longtemps les habitués de la double activité : quand un cadre est aussi militant associatif ou syndical non permanent ou mère de famille, il travaille moins longtemps que ses homologues qui n’ont pas d’autre activité que professionnelle, mais mieux. La modification des chronorythmes nécessite un changement dans les modes d’organisation. Et de son côté, le cadre doit se ménager un droit à la déconnexion, non seulement technique mais psychologique. Il est bien de fermer son ordinateur portable ou son téléphone mobile, il est parfois plus difficile - mais indispensable - de prendre le temps de penser à autre chose qu’aux rivalités internes ou aux dossiers en cours. C’est seulement ainsi qu’il pourra retrouver un temps personnel, un temps parental, un temps sociétal, qu’il cessera de n’être qu’un cadre dévoué à son entreprise pour rester ou redevenir un être humain autonome.

Il s’agit donc, et ce ne peut être fait que collectivement, syndicalement, de valoriser le temps au travail pour retrouver le temps hors travail.

Un numéro bilan d'étape

Dans les pages qui suivent, universitaires et chercheurs comme syndicalistes, et parfois ensemble, font le point sur l’évolution du travail des cadres depuis le passage aux trente-cinq heures. Celui-ci s’est réalisé selon des modalités pour le moins diverses, mais surtout dans un contexte plus large caractérisé par la pression du marché sur les organisations et l’élargissement de l’emploi de technologies de l’information et de la communication, réactives et chronophages. Il est important de ne pas confondre les effets du contexte et les effets de la loi.

Yves-Frédéric Livian note la montée de l’individualisme et de la concurrence des cadres entre eux, la forte pression portée sur le cadre en prise directe sur le marché qui manque singulièrement de marges de manœuvre et de soutien logistique. Le fait que du travail qui pourrait être délégué à une secrétaire ou à un assistant soit fait par le cadre est souligné aussi bien par lui que par Xavier Baron et par Jean-Paul Bouchet et Michel Rousselot.

Yves Lasfargue, Paul Langa et Pierre Vial rappellent que le travail du cadre est caractérisé par la diversité et la discontinuité, invitent chacun à analyser sa propre charge et sa manière de travailler puis à passer de la lucidité intellectuelle à l’action collective. Xavier Baron pose le problème de la mesure de la productivité du travail intellectuel. Il pense comme les précédents que les seuls indicateurs de temps ne suffisent pas à mesurer la charge de travail mais qu’il ne faut pas pour autant les abandonner.

Michel Lallement note que pour les entreprises le passage aux 35 heures a été une occasion de rationaliser leurs pratiques. Pour les cadres, le rapport entre travail et hors travail est tout à fait différent selon qu’ils ont ou non des enfants, la présence de ceux-ci les conduisant à travailler moins mais mieux, note-t-il et Georgette Ximénès ajoute qu’on commence à se rendre de plus en plus compte que disponibilité totale et efficacité ne sont pas corrélées. La RTT a permis de retrouver du temps personnel mais pour avancer vers l’égalité professionnelle, il est nécessaire de rééquilibrer les charges domestiques et parentales entre hommes et femmes.

Dans toute l’Europe, les cadres travaillent plus que les non cadres, les managers plus que les professionnels, les hommes plus que les femmes. Hommes et femmes n’ont pas le même rapport au temps et les longs horaires journaliers sont un obstacle à l’accès des femmes aux fonctions de cadre : le constat est fait par la déléguée confédérale Femmes comme par les hommes d’Eurocadres. Pierre Boisard note que les cadres européens manquent de temps, que leurs conditions de travail ne les conduisent pas à souffrir de TMS - troubles musculo-squelettiques - mais de stress, et que les professionnels souffrent particulièrement de l’écart existant entre leur niveau de responsabilité et les moyens dont ils disposent. Comme lui, Michel Rousselot et Jean-Paul Bouchet s’inquiètent du grignotage des marges de manœuvre et des espaces d’autonomie. Jean-Yves Boulin insiste sur le fait qu’au total les cadres se ressentent comme les grands gagnants des trente-cinq heures. Du moins ceux qui ont pu en profiter pleinement, ce qui n'est pas toujours le cas dans les PME et dans certains secteurs. Ils apprécient la réduction de la durée du travail parce que la réduction s’est faite en jours et qu’ils ont une relative maîtrise de leur emploi du temps. Malgré l’intensification du travail qui s’est parfois produite, les jours dégagés qui permettent de suivre le rythme de l’Education nationale ou de multiplier les séjours de courte durée sont appréciés à leur juste valeur.

Plusieurs auteurs notent que les frontières entre travail et hors travail sont devenues floues et que les technologies de l’information et de la communication ont modifié les méthodes de travail des cadres, méthodes qui se répandent aussi chez les non cadres. Jean-Yves Boulin pose une question pertinente : les cadres seront-ils les agents de diffusion de l’équilibre entre le travail et le hors travail ? Xavier Baron affirme qu’on n’évaluera pas la production immatérielle de l’entreprise sans référence aux moyens et aux finalités stratégiques, les syndicalistes ajoutent qu’une action collective est nécessaire.

Cette action collective ne devra pas oublier le monde immense des PME TPE car jusqu’à présent la réduction de la durée du travail a surtout profité aux cadres des grandes entreprises. Et la RTT permettra aux cadres de retrouver le temps de vivre d’autant mieux que les collectivités territoriales comme les bureaux urbains du temps intégreront les contraintes des salariés et des entreprises.

Pour mémoire, rappelons les précédents numéros de CADRES CFDT consacrés à la question du temps de travail des cadres :

  • D’autres partages n° 360 décembre 1993/janvier 1994
  • L’ouvrage et le temps n° 363 juin 1994
  • Conditions et temps de travail n° 368 juin 1995
  • Le sens du temps n° 373 juillet 1996
  • Le temps des cadres n° 385/386 décembre 1998