Ce n’est pas un hasard si Philippe Bernoux ouvre son dernier livre sur l’évocation des résistances au changement. Si son propos n’est pas de dénoncer, à l’instar d’un Jean-Pierre Le Goff, la « modernisation aveugle » des entreprises et des organisations, il ne se range pas non plus parmi ceux qui célèbrent le changement pour le changement. Son propos est plutôt d’opposer au discours dominant, celui qui tente d’imposer le changement d’en haut, par la contrainte et la domination, une pratique raisonnée impliquant davantage les acteurs ; une pratique n’excluant pas la contrainte, mais faisant la part de l’autonomie.

Philippe Bernoux n’est pas un inconnu de nos lecteurs : il a notamment contribué à notre n° 370-371 (décembre 1995) avec un article sur « Le changement dans les relations sociales », où il développait déjà l’idée force de cet ouvrage : on ne peut rien faire sans les salariés. C’est à la fois, pour lui, une question de valeurs et de bon sens.

La question du changement est en effet trop souvent considérée du point de vue de la seule institution, envisagée comme un organigramme abstrait, ou comme une pyramide soumise à des impulsions venues du haut. Philippe Bernoux rappelle, à côté de cette première « racine » du changement qu’est l’institution, l’importance de l’environnement (technologique et économique, mais aussi géographique et sociétal). L’entreprise, l’organisation ne peuvent concevoir leur action et leur propre transformation hors de celles qui affectent cet environnement. Enfin, les acteurs constituent la troisième racine du changement. Les acteurs, c’est-à-dire les salariés, envisagés comme individus mais aussi comme groupes formels et informels, et sur lesquels cet ouvrage met particulièrement l’accent. Les réactions de ces acteurs conditionnent en effet largement la réussite ou l’échec des réformes qui scandent la vie des entreprises et des organisations depuis une vingtaine d’années. Ils valident ou condamnent le projet. Ils l’impulsent, ou au contraire ils le freinent : non pas seulement par leur bonne ou mauvaise volonté « sociale », celle dont les syndicats peuvent se faire les porte-parole, mais aussi par leurs méthodes, leurs identités professionnelles. Leurs savoirs, leur engagement sont capitaux dans la vie de l’organisation. D’une certaine manière, on pourrait d’ailleurs considérer que leur capacité de résistance constitue une preuve par l’absurde de la pertinence d’une notion comme le capital humain. On pourra financer une réforme et l’appuyer sur les technologies et les outils adéquats ; mais elle n’aboutira jamais sans la mise en œuvre des savoirs détenus par les salariés…

Et donc par leur prise en compte, jusque dans ce qu’ils peuvent avoir d’irrationnel ou d’étrange quelquefois. Si une part de contrainte demeure fondamentale, une conduite du changement soucieuse d’efficacité ne se contentera pas d’élaborer des projets qui seraient, dans l’absolu, rationnels : elle tablera sur l’implication de tous les niveaux, en intégrant les différences de rationalités et de logiques. Ce qui semble logique à un niveau n ne le sera pas toujours au niveau n+1 ou n-1. Un mode original de coopération sera ainsi la traduction. Derrière la promotion de la participation, de la convention, de la coopération et de ses divers modes, Philippe Bernoux en vient ainsi à développer une vision non pas seulement politique, mais aussi culturelle des acteurs, envisagés non seulement dans leur statut ou leurs prérogatives contractuelles, mais dans leurs différences. De quoi dépasser un discours sur « l’implication des salariés » qui manque trop souvent de substance et d’imagination.