Etre cadre ne saurait être un but en soi. La distinction sociale de l’excellence professionnelle pouvait se justifier dans un monde de planification industrielle. L’historique figure de l’ingénieur symbolisait à la fois l’esprit d’entreprise et l’intérêt général. Que signifie le statut cadre aujourd’hui ? La détention du pouvoir au sein de l’organisation productive ? Les cadres sont désormais tenus à distance des décisions stratégiques. Celles et ceux dont les compétences leur permettent de s’affranchir des contraintes d’emploi et du salariat ? L’image du beau gosse franchisé et autoentrepreneur de lui-même a la vie dure. Les cadres n’échappent ni au chômage, ni à la solitude, ni à l’intensification des conditions de travail. L’autonomie a ses conditions. Les cadres sont ainsi les salariés qui encaissent en première ligne les mutations du capitalisme. Individualisation des modes de reconnaissance, invasion des opportunités technologiques, dématérialisation de l’activité, difficulté à cerner les contours géographiques et temporels du travail, besoin de co-construire l’activité… Défendre les cadres, c’est ainsi anticiper sur la protection de tous les salariés.

Si le terme n’a pas disparu, c’est peut-être que celui-ci symbolise une promesse d’émancipation par le travail et de promotion sociale. Face au déterminisme social ou à l’égalitarisme exacerbé, chacun de nous s’accomplit par le travail, par son œuvre et par le développement de ses compétences. Et si « passer cadre » aujourd’hui était simplement un des leviers de reconnaissance de la professionnalité ? Un encouragement à développer son expertise, son implication organisationnelle et une prise de risques. Être cadre, c’est avoir des responsabilités et prendre des décisions, nous disent les enquêtes et les études. Et pour cela, si les attentes pour mieux vivre leur travail sont nombreuses, elles s’articulent autour de la reconnaissance, du développement des compétences et d’une articulation des temps.

Le statut juridique qui catégorise ainsi les salariés est un vieil héritage de la logique de l’honneur. Mais entre récompense et reconnaissance, nous avons choisi. La justification de la différence de traitement s’établit dorénavant par des critères au plus proche de la réalité de chacun. C’est au dialogue social et au dialogue professionnel que revient de définir non pas une distinction mais des points d’appuis. Il faut définir des contreparties à l’investissement et sécuriser l’engagement. En cela, nous tenons à distance le discours populiste sur une hypothétique classe moyenne éternellement malheureuse et méritante. Celui-ci enferme l’individu dans une catégorisation. Tâches, métier, missions… Etre cadre, c’est plutôt un ensemble de fonctions. Nous avons voulu les regrouper sous le terme de « profession ». Celui-ci vient du latin profiteri qui signifie « s’engager ». Il désigne un ensemble de personnes exerçant les mêmes fonctions.

Ce numéro explore des rôles et les conditions de leur reconnaissance. Loin de se réduire à la courroie de transmission du pouvoir patronal, le cadre est ce salarié qui rappelle aux autres ce qu’est une organisation productive : une entreprise de salariés. Celui (ou celle) qui donne envie d’agir, organise la coopération, valorise les compétences et encourage les appétences. Celui qui défie un peu la gabegie gestionnaire et procédurière de nos sociétés. Celui aussi qui remet du professionnel là où l’on s’enferme dans le développement personnel et l’intériorisation des contraintes. En ce sens, il (elle) encaisse les soubresauts et les violences de notre société, a fortiori celles et ceux qui travaillent dans des secteurs exposés au public.

Le bien-être au travail ne nous suffit pas. L’enjeu est bien de libérer le travail. A l’heure où l’on prétend libérer l’entreprise, nous remettons du management, de la liberté créative et de la responsabilité dans notre quotidien professionnel.