La théorie économique assimile les problèmes d’environnement à des « défauts du marché » et sollicite l’intervention publique pour en corriger les biais. Toutefois, de plus en plus d’entreprises précèdent l’intervention réglementaire de la puissance publique par des initiatives, qu’il s’agisse de chartes environnementales ou de codes de bonne conduite, revendiquant une responsabilité sociale en tant que producteur. Réciproquement, les autorités de régulation s’appuient davantage désormais sur des engagements pris par les entreprises, ainsi l’engagement des constructeurs automobile européens de réduire d’ici 2008 les émissions de gaz carbonique de 25% pour les modèles mis sur le marché. Pour autant, faut-il s’en remettre en matière d’environnement à la seule vertu des industriels ?

Afin de répondre à cette question, l’ouvrage de Thierry Hommel tente de surmonter le paradoxe que révèle l’application des concepts économiques d’externalités et de biens publics aux problèmes d’environnement.

Chacun d’entre nous peut dans sa vie quotidienne appréhender concrètement les effets externes négatifs de certaines activités économiques : bruits du voisinage, gaz d’échappement, pollution des nappes phréatiques, effet de serre, phénomènes dont l’impact peut être variable à la fois dans l’espace et dans le temps. Pour les émetteurs de ces diverses pollutions, les coûts sont externes au sens où ils ne sont pas obligés de les intégrer à la rationalité de leurs comportements, en particulier pour leurs choix productifs. A moins qu’intervienne une autorité de régulation, des producteurs guidés par la seule rationalité économique ne sont pas incités à devenir socialement responsables en assumant les coûts liés à ces « externalités négatives » : la concurrence se chargerait rapidement de sonner le rappel à l’ordre économique. Pour expliquer la place tenue par l’Etat chargé d’assumer le coût social des activités privées en le répartissant, certains économistes présentent le fonctionnement de notre société comme régi par une dynamique d’internalisation des bénéfices et d’externalisation des coûts

Instituant la règle de la responsabilité civile, le droit fournit une première réponse à la question en nous obligeant à réparer le dommage causé à autrui. Cependant, cette solution ne vaut que pour des catégories susceptibles de bénéficier d’une protection juridique de leurs intérêts : les personnes physiques ou morales pour elles-mêmes ou leurs biens.

L’eau, l’air, les paysages ne relevant pas de cette catégorie sont qualifiés de biens publics. La théorie des biens permet de poursuivre l’analyse économique en introduisant les concepts de rivalité et d’exclusion qui permettent de structurer l’éventail des biens, allant du privé pur au public pur. Le bien privé pur est rival et exclusif au sens où sa consommation par un agent en prive les autres et son appropriation permet de s’en réserver l’exclusivité. Au contraire, le bien public pur mis à disposition peut être consommé par chacun sans en priver les autres et il n’est pas possible d’en réserver l’accès pour un usage limité à une personne ou à un groupe ; cependant, sa production ou sa mise à disposition ne pouvant reposer sur l’initiative privée, supposent une prise en charge collective. D’autres biens, fournis par la nature, sont qualifiés d’intermédiaires car ils sont exposés à des prédations ou des destructions dès lors que l’accès n’en est pas réglementé : c’est la « tragédie des communs » dont est victime par exemple la ressource halieutique.

Aussi les initiatives des entreprises sur des enjeux environnementaux concernant des biens publics sont-elles de prime abord déconcertantes si l’on se réfère au déterminisme économique du comportement des producteurs dans une économie concurrentielle. Plusieurs pistes ont déjà été explorées par les économistes de l’environnement pour tenter d’élucider ce paradoxe.

La première s’attache à décrypter les engagements environnementaux de ces entreprises pour montrer qu’il s‘agit en fait d’un habillage écologiste de mesures dont le déterminisme obéit à une tout autre rationalité comme l’économie d’énergie, une logique d’intégration ou des stratégies concurrentielles. La seconde piste attribue au consommateur-citoyen un rôle décisif dans la prise en compte des enjeux environnementaux : les démarches des producteurs ou des distributeurs relèveraient alors de stratégies mercatiques élaborées s’appuyant sur l’image de certains produits. La troisième voie intègre la négociation entre producteurs et pouvoirs publics autour de l’aspect réglementaire des normes : les firmes ayant la capacité de promouvoir leurs propres normes de production sont en meilleure position pour appliquer la réglementation. D’autres tentatives mettent en avant le développement d’une éthique d’entreprise où les dirigeants de groupes seraient comptables de leur action vis à vis de l’actionnariat mais aussi de la société.

L’ouvrage de Thierry Hommel montre que les interactions entre les phénomènes de société et les dynamiques industrielles peuvent être déterminantes pour l’avenir d’une filière technologique. Dans une société où le risque technologique est désormais perçu comme inhérent au développement industriel, comme l’affirme le sociologue Ulrich Beck dans « La manufacture des risques », les démarches volontaristes des entreprises ne peuvent s’assimiler à un théâtre d’ombres médiatiques mais relèvent de stratégies de légitimation. Pour certaines, engagées dans une compétition technologique sur des marchés fortement innovants, la légitimité à produire des biens intermédiaires dans un contexte comme celui de la Recherche et Développement où la concentration des actifs publics est importante, constitue une ressource stratégique. Pour ne pas avoir intégré suffisamment tôt la gestion de cet actif immatériel au management stratégique de leur entreprise, les dirigeants des conglomérats bio-technologiques formés par les industries du vivant ont vu se refermer en Europe les marchés ouverts par l’innovation technologique que constituait la mise au point des techniques transgéniques.

Thierry Hommel, suivant la tradition inaugurée par Karl Polanyi dans La Grande Transformation, tente de réintroduire l’analyse économique dans le social pour nous proposer une compréhension nouvelle des engagements volontaristes d’opérateurs industriels sur les questions environnementales. Dépassant les points de vue univoques des analyses antérieures, il nous montre à l’œuvre, en particulier dans le secteur des biotechnologies appliquées à la production de transgènes, des mécanismes économiques conférant leur pleine efficacité aux stratégies de contestation sociale qui, en dernière analyse, déterminent par leur interaction la géographie industrielle de ce secteur, aujourd’hui… et peut-être pour longtemps encore.

Selon la formule d’Olivier Godard, il faut voir dans cet ouvrage « une contribution remarquable à une socio-économie qui ne se satisferait pas d’accoler des univers disjoints ».