Nous avons déjà évoqué dans la revue Cadres les travaux de cet universitaire californien, secrétaire au Travail de Bill Clinton au début des années 1990 et auteur d’un ouvrage remarquable sur l’économie de la connaissance (Cf. n°419, p.35). Son dernier livre interroge les relations entre capitalisme et démocratie, ce qui l’amène notamment à mettre sérieusement en cause l’idée d’« entreprise citoyenne ».

Le capitalisme, explique-t-il en substance, mine la démocratie ; mais les coupables ne sont pas tant les grandes entreprises que les individus, vous et moi en somme. En tant que consommateurs et qu’investisseurs, ou plus modestement qu’épargnants, nous cherchons en effet, et fort logiquement, à faire la meilleure affaire possible. Ce faisant, dans le contexte d’un capitalisme désormais mondialisé, nous affaiblissons indirectement le contrat social et sacrifions une partie des valeurs auxquelles nous sommes attachés en tant que citoyens.

En effet, ces bonnes affaires sont en raison directe de la concurrence entre des entreprises qui, pour répondre à notre demande, baissent les coûts salariaux, délocalisent certaines activités et polluent l’environnement. Ce que nous souhaitons en tant que consommateurs ne va pas dans le même sens que ce que nous souhaitons en tant que citoyens. Comme l’explique un auteur pas dupe des illusions en vogue sur la « consommation citoyenne », « mon cerveau de consommateur commande des livres en ligne, parce que c’est moins cher et plus pratique, mais mon cerveau de citoyen défend par principe les petites librairies indépendantes. J’achète les billets d’avion les moins chers, et pourtant je soutiens les revendications des travailleurs aériens syndiqués. D’autres font leurs courses à Wal-Mart tout en diabolisant cette entreprise comme le pire des employeurs. »

S’il est vain d’espérer des consommateurs un comportement différent, il est tout aussi illusoire d’attendre d’autres acteurs économiques de changer par eux-mêmes les règles du jeu. La compétition internationale empêche tout simplement les entreprises d’être citoyennes. Pourquoi feraient-elles davantage en matière sociale et environnementale que ce que leur impose la loi ? Robert Reich note ainsi que même Wal-Mart, pourtant régulièrement dénoncé comme le pire employeur américain, n’est pas à blâmer. La chaîne de supermarchés est de notoriété publique un mauvais patron, aussi bien en termes de conditions de travail que plus prosaïquement de rémunérations : ses salariés ne gagnent en moyenne que 15 000 dollars par an, soit quatre fois moins que ceux de General Motors il y a une vingtaine d’années. Mais s’il payait mieux ses salariés, ses clients partiraient chez un concurrent moins scrupuleux.

Comment sortir de ce cercle vicieux ? En commençant par en comprendre l’histoire. Jusque dans les années 1970, la compétition entre entreprises était limitée par la géographie. Le consommateur en a d’une certaine façon fait les frais, avec des produits plus chers et moins innovants ; mais en revanche les salaires étaient corrects. Une forme de régulation associée au cadre encore largement national des économies assurait la stabilité de l’ensemble. Entre le progrès technique et le progrès managérial associé aux économies d’échelle d’un modèle congloméral, la productivité croissait d’une façon régulière. La nature et le rythme de la croissance économique ont ensuite été profondément modifiés par les nouvelles technologies, la mondialisation des échanges, et l’accélération des flux financiers. Salariés et citoyens, étroitement liés à un territoire quand l’économie au contraire se mondialise, perdent rapidement de leur pouvoir... au profit des actionnaires et des consommateurs.

Regagnons-nous comme consommateurs ce que nous perdons comme travailleurs ? C’est l’une des clés de la question, et sur ce plan il semble bien que le compte n’y est pas. En effet, ce n’est pas seulement le montant des salaires qui se trouve contraint par l’internationalisation des chaînes de production, ce sont aussi les conditions de travail et les formes d’emploi. Inégalités croissantes, instabilité chronique de l’emploi, salaires sous tension, mais aussi dégâts collatéraux comme le réchauffement climatique, il est clair que nos intérêts comme être humains et membres d’une société ne trouvent pas à s’exprimer dans un modèle qui valorise presque exclusivement en nous la capacité à consommer.

Traditionnellement, explique Robert Reich, nous utilisons le processus démocratique pour régler cette divergence entre les différents intérêts qui animent une société, et qui existent aussi au cœur de chaque individu. La mondialisation des échanges n’implique nullement la disparition des États et plus largement des espaces de régulation. L’Europe en est une bonne illustration, qui produit des normes et réinstitue ainsi des règles du jeu. En revanche, il faut s’interroger sur la façon dont ces normes sont produites.

Aux États-Unis, explique Robert Reich, lobbyistes, consultants et experts ont pris une place excessive dans la vie politique, notamment au Congrès. La contribution excessive des entreprises à la vie politique, à la fois sur le plan financier dans les campagnes électorales et sur le celui de l’information des élus, finit par casser les règles du jeu démocratique.

La réforme du capitalisme passerait alors par celle du système politique, et notamment par une limitation des contributions des entreprises à la vie politique, voire une interdiction de financer les partis politiques.

On peut regretter le côté naïf de ces propositions, tout en relevant l’élément fondamental : des formes de régulation restent possibles, les sociétés n’ont pas perdu la main, une amélioration de la fabrique politique des normes peut aider à réguler un « supercapitalisme » qui ne fait autant de dégâts que parce que le politique est en crise et que tous les intérêts ne sont pas également représentés. La question pourrait se poser pour l’Europe, qui a fait le choix politique de nous protéger comme consommateurs, et c’est une bonne chose, mais dont on peut améliorer la représentation de nos intérêts. La toute-puissance de l’économique n’appartient pas à l’ordre de la nécessité, mais participe d’une construction politique qui se trouve aujourd’hui en défaut.

Il ne faudrait pas pour autant imaginer une meilleure régulation sous la forme nostalgique d’une fermeture des frontières commerciales ou d’un retour à l’économie administrée, car ce serait oublier que le consommateur, en nous, aurait énormément à y perdre. Pas question d’abandonner les acquis de la mondialisation.

Comment en gommer les aspects les plus déstructurants ? En réinvestissant sérieusement le champ de la production politique des normes, afin d’y imposer des représentations différentes de nos intérêts, qui ne nous réduisent pas à de purs consommateurs.

Il y a là un espace pour le syndicalisme, et plus particulièrement pour le syndicalisme cadre, car c’est l’expertise qui fait la force de frappe. Il est essentiel aussi de comprendre qu’à côté de la régulation à l’échelle nationale dans le cadre de la démocratie sociale, par exemple, ces espaces sont aujourd’hui internationaux : le syndicalisme mondial est amené à intervenir aussi bien dans les institutions mondiales qui produisent des normes publiques que dans les espaces où sont produites des normes privées, à commencer par les multinationales.