Le dernier livre de Dominique Méda est un petit ouvrage très clair qui revient sur la question du travail et de la définition à lui donner. Il y a 15 ans, on s’en souvient, Dominique Méda avait écrit un livre très médiatisé intitulé « le travail » et sous-intitulé malencontreusement « une valeur en voie de disparition » (Aubier, 1995). Central dans de nombreux débats autour de la réduction du temps de travail sous le gouvernement Jospin et lors de la mise en place des lois Aubry (1998 et 2000), ce livre, en partie à cause de son sous-titre, fut utilisé de façon abusive par les détracteurs des 35 heures.

Dominique Méda montre dans ce petit livre construit comme une intervention à une tribune que le thème bien compris de cet ancien livre est toujours d’actualité. Ce qu’elle disait hier, elle le dit encore aujourd’hui : le travail est bien sûr une valeur à part entière, mais il doit rester à sa place, pour permettre à d’autres temps d’exister, de coexister le plus harmonieusement possible avec le temps pour la famille, pour les soins ou pour l’engagement politique et associatif, temps nécessaire pour mieux vivre ensemble.

Pour rendre au travail la place qui devrait lui être due et le rendre supportable, il faudrait révolutionner les conditions dans lesquelles il s’exerce aujourd’hui.

De manière très pédagogique, le livre est structuré en deux parties. La première est une démonstration classique. La seconde est construite sous forme de réponses d’une ou deux pages à des questions qui permettent à l’auteur de préciser et d’expliciter sa pensée sur tel ou tel point.

Pour commencer, Dominique Méda s’appuie sur le programme de recherche qu’elle a conduit avec Lucie Davoine dans six pays européens (Allemagne, Italie, Portugal, Hongrie, Belgique et France). Ce projet de recherche européen a cherché à mesurer la place du travail dans les identités en France et en Europe.

Les résultats sont édifiants pour la France. 70 % des Français interrogés disent que le travail est très important, ce qui place notre pays dans le peloton de tête des 25 pays européens.

Il y a donc bien une spécificité française, un attachement particulier des Français au travail. Plusieurs explications à ce phénomène.

D’abord le fort taux de chômage que connaît la société française depuis maintenant plusieurs décennies, les Européens déclarant en effet d’autant plus volontiers que le travail est important que le taux de chômage national est élevé.

Ensuite, le fait que les Français sont très attachés à la dimension expressive du travail et auraient des attentes extrêmement fortes en matière de réalisation de soi et d’expression de soi dans le travail (91 % des Français plébiscitent l’intérêt du travail).

Il y a ainsi un paradoxe français en Europe. Le plébiscite en faveur du travail en France va de pair avec un désir, tout aussi fort, de voir le travail occuper moins de place dans leur vie. Et les Français sont les plus nombreux en Europe à le souhaiter. Plusieurs explications peuvent être mobilisées pour expliquer ce paradoxe.

Il y a la mauvaise qualité des relations sociales et les mauvaises conditions de travail qui pousseraient les Français à vouloir accorder moins de place au travail dans leur vie. Il y a aussi la mauvaise articulation entre le travail et d’autres activités qui sont très valorisées, celles qui tournent autour de la famille en premier lieu.

En commentant Marx, Dominique Méda rappelle que pour lui tantôt « le travail peut devenir premier besoin vital, tantôt il dit que le travail restera toujours une nécessité et qu’il faut faire en sorte qu’elle reste supportable, notamment en réduisant le temps de travail ». C’est là l’enjeu de la révolution nécessaire autour du travail.

La question qui se pose est donc de se demander comment changer le travail, car il n’est pas supportable, dit Dominique Méda, que le travail soit un lieu de peine, d’exploitation et de mal être, alors qu’il occupe une place si importante dans notre société.

Pour rendre le travail soutenable, concept théorisé en Suède en 2002 en réaction à l’intensification du travail en Europe, il faut changer radicalement les conditions d’exercice du travail pour que chacun puisse trouver sa place et intégrer le travail dans sa vie, en faisant en sorte que les différentes sphères d’activité, notamment la sphère familiale et celle de la formation soient mieux équilibrées. Aujourd’hui en Europe, c’est ainsi moins la question du travailler moins que du travailler mieux qui se pose. Si certains pays nordiques apportent des réponses, en France, aucune volonté politique ne semble soutenir cette question.

Si nous voulons réellement changer notre rapport au travail et la place du travail, il faut changer notre conception de la richesse et du progrès en utilisant de nouveaux indicateurs pour les mesurer. Révolutionner le travail, c’est chercher à le quantifier différemment, c’est refuser de le réduire à sa seule dimension créatrice de richesses, et donc ne plus considérer le PIB comme le seul indicateur phare.

Car le PIB présente trois grandes limites. Il ne valorise pas d’autres temps essentiels dans la vie des individus et pour la société (activités bénévoles, temps parental, temps des soins, temps démocratique…).

Il ne s’intéresse pas à la façon dont la contribution à la production et les revenus de celle-ci sont répartis entre les membres de la société.

Il ne prend pas en compte les dégâts (notamment écologiques) occasionnés par la production.

Remettre le PIB à sa place permettrait de prendre en compte dans d’autres indicateurs les deux grands risques auxquels nos sociétés sont confrontées : la dégradation de notre capital naturel et la dégradation de notre santé sociale.

Ces indicateurs existent. Ils disent tous que lorsqu’on prend en considération les inégalités, la pauvreté et le patrimoine culturel, la qualité de vie et du bien-être considéré de façon large, la tendance est à la stagnation ou à la baisse.

Choisir de nouveaux indicateurs pour mesurer le travail relève d’un choix de société très important. Cela reviendrait à choisir un nouveau mode de développement.

Considérer le travail autrement, c’est ainsi bien s’engager dans une révolution nécessaire qui engage toute notre société.