Quelle que soit leur qualité, il faut reconnaître que les lois votées depuis 30 ans sont toutes passées à côté de cette question. En 1972 est introduit le principe de l’égalité de rémunération pour des travaux de valeur égale. La loi Roudy de 1983 crée les plans d’égalité professionnelle. En 2001, la loi Génisson ajoute l’obligation de négocier annuellement dans les entreprises. Fort bien. L’Europe a accompagné ce mouvement : dès 1976, une première directive européenne prône l’égalité de traitement entre les hommes et les femmes. Une révision de cette directive a été approuvée par le Parlement Européen en septembre 2002 : elle insiste sur l’information et les mesures à prendre pour améliorer l’égalité entre les hommes et les femmes dans l’entreprise. Encore mieux. Mais, au risque de déplaire, il convient de rappeler cette vérité : que les véritables inégalités ne disparaissent pas par décret, tout simplement parce qu’elles échappent à la loi. Elles se situent toujours à la lisière des espaces formalisés, dans les creux et les zones d’ombres. En l’occurrence, poser la question de l’égalité en entreprise n’a de sens que si l’on considère le temps des femmes dans toute son ampleur. On sort alors de la forme pour entrer dans l’informe, ce qui n’a ni règles, ni mesure. On quitte l’espace de la loi pour entrer dans celui de la société… et de l’économie.

Agir en entreprise

L’entreprise, qui est au croisement de l’informel et du formel, mais aussi du social et de l’économique, est un lieu d’action privilégié. Certes, elle n’a pas vocation à régler seule les problèmes de société ; mais il est de sa responsabilité sociale et sociétale de contribuer à la réduction de toutes les formes de discriminations dans la sphère du travail. Elle ne peut ignorer les évolutions socioculturelles et leur impact sur la vie professionnelle, ni ignorer les effets structurants de l’investissement au travail sur la vie privée. Par ailleurs, le déséquilibre entre la vie privée et la vie professionnelle a un coût individuel et social que l’entreprise gagnerait à voir réduit, et ce dans son propre intérêt. Un meilleur équilibre favoriserait une plus grande mixité dans tous les emplois, et particulièrement dans les postes de responsabilité. Comment ne pas voir que cela contribuerait à améliorer l’environnement économique et social ?

A tous les niveaux de l’école et depuis plusieurs décennies maintenant, les filles réussissent mieux que les garçons. Elles font des études longues, souvent brillantes, et obtiennent des diplômes qui devraient leur permettre d’intégrer le marché du travail sans plus de difficultés que leurs collègues garçons. Ce n’est pourtant pas le cas, toutes les statistiques le confirment1. Ce n’est pas seulement que le choix de filières différenciées (plus souvent littéraires que scientifiques) les positionne quelquefois moins bien sur le marché du travail : les jeunes femmes ingénieures sortant de grandes écoles réputées ont plus de difficultés à intégrer l’entreprise. Or, la formation et particulièrement la formation supérieure longue a un coût élevé pour la société. C’est un choix politique et économique ; c’est un investissement important pour un pays. Pourquoi alors ne pas valoriser au maximum ce capital formation dans un emploi productif ensuite dans l’entreprise ? N’y a-t-il pas ici une dilapidation des investissements consentis par la société, lorsqu’on écarte une femme d’un emploi ou d’un poste sous prétexte de manque de disponibilité (future !) ou autres critères subjectifs ?

Même si, à la marge, nos modèles d’emploi évoluent, celui du cadre très investi dans son travail, disponible, mobile, reste très prégnant. Sa carrière est relativement linéaire, il est ambitieux et donnera le maximum de son énergie entre 30 et 45 ans. En deçà et au delà de cette tranche d’âge, l’entreprise accepte des parcours plus différenciés, des temps de travail plus flexibles. Ce surinvestissement masculin a un coût : des fins de carrière difficiles que l’entreprise paie parfois très cher, souvent accompagnées de problèmes de santé que la société assume à travers les dépenses publiques.

Parallèlement, les femmes, particulièrement les générations récentes, font tout leur possible pour intégrer le monde du travail à niveau égal. Mais après des études longues, c’est aussi le moment, pour celles et ceux qui le souhaitent, d’avoir des enfants. Même si les nouveaux pères apportent un peu plus leur contribution à l’éducation des enfants, c’est surtout la jeune mère qui doit déployer alors des trésors d’imagination pour tout concilier. Même si elle pense privilégier sa carrière professionnelle, son entourage, ses responsables hiérarchiques intègrent l’idée d’une moindre disponibilité et orientent différemment son parcours professionnel, le plus souvent de façon implicite. Sa courbe de carrière s’infléchit. Lorsque vers 45 ans, elle se sent disponible pour s’investir complètement dans la sphère professionnelle, les postes sont déjà occupés et il est souvent trop tard. Au final, deux perdants : la salariée au parcours professionnel contraint et l’entreprise qui n’a pas bénéficié pleinement de ses compétences.

Si l’on dit souvent que l’entreprise ne peut pas régler les problèmes de la société, on oublie de dire que ces modèles d’emploi stéréotypés ont façonné un mode de vie en société.

On a beaucoup évoqué la perte de lien social à propos d’événements politiques (montée de l’extrême droite) et sociétaux (difficultés d’intégration des jeunes dans les quartiers, mise à l’écart des vieux). Or, lorsqu’un homme, père de famille, particulièrement un cadre, est absent pour raisons professionnelles du lieu où il vit, 50h ou 60 h par semaine, il n’a pas la possibilité de participer à la vie sociale. Lorsqu’une femme, mère de famille, veut à la fois répondre à la demande des enfants et aux exigences de son travail professionnel, quel espace lui reste-t-il pour une activité sociale ?

Il se construit ainsi des mondes qui s’ignorent : celui des jeunes avec leurs modes de communication, leurs rêves, celui des adultes hommes ou femmes totalement investis dans leur vie professionnelle et familiale, celui des exclus du monde du travail qu’on ignore et celui des plus âgés isolés, méprisés par notre comportement généralisé de culte du jeunisme.

Ces exclusions réciproques, cette absence de lien social ne sont pas seulement moralement condamnables : elles ont un coût. Qui paie les dégradations quotidiennes dans les quartiers difficiles et les lieux publics, qui paie les maigres ressources allouées à tous ceux qui sont exclus socialement, qui paie la prise en charge des générations âgées ? Ce qu’on appelle pudiquement la « solidarité nationale », c’est-à-dire l’impôt, payé par chacun de nous en sa qualité de citoyen mais aussi par chaque entreprise en tant qu’acteur de l’économie nationale. On invoque souvent le haut niveau des prélèvements obligatoires ; ce n’est pas seulement en pratiquant des économies techniques et en rognant les augmentations des fonctionnaires que l’on pourra les réduire, mais en faisant disparaître l’exclusion. Car elle coûte cher.

En somme, l’entreprise est doublement pénalisée par les situations d’exclusion qu’elle contribue trop souvent à perpétrer : elle se prive de compétences qui sont pourtant la clé de la valeur ajoutée, et elle voit ses bénéfices amputés par l’impôt. Là où elle pourrait gagner plus, elle se retrouve à payer davantage.

Pour une flexibilité bien comprise

La mixité professionnelle est une réalité incontestable aujourd’hui. En France, 62 % des femmes de 15 à 64 ans travaillent, pour 75 % des hommes dans la même tranche d’âge. En termes d’activité, on se rapproche donc de l’égalité ; mais les secteurs et les conditions de travail restent très différents.

Le temps partiel concerne 30 % des femmes et seulement 5 % des hommes. L’écart moyen entre les rémunérations des hommes et des femmes reste de l’ordre de 27 %, et il est encore plus important chez les cadres et dans les entreprises privées.

Quels que soient les discours et les faibles évolutions constatées depuis 20 ans, cette situation persiste. Certaines entreprises et collectivités locales ont bien investi pour améliorer l’accueil de la petite enfance et les services publics. Ces services ont accompagné l’augmentation du taux d’activité des femmes, mais sans changer fondamentalement leur position dans l’entreprise et leur rôle social.

Si l’on veut faire évoluer la situation, en faisant profiter la nation et les entreprises des compétences aujourd’hui sous-employées, les mesures d’accompagnement ne suffisent pas : il faut imaginer un autre modèle de parcours professionnel. Si l’entreprise accepte de reconnaître que ses salariés hommes et femmes ont une vie privée, que le modèle unique masculin du cadre qui oublie tout en entrant dans l’entreprise est un non sens, que la présence de femmes et d’hommes de culture différente dans les équipes dirigeantes peut être source de performance, alors de nouveaux modes de travail peuvent voir le jour.

Une loi promulguée le 8 février 2000 autorise maintenant nos voisins néerlandais à choisir leur temps de travail. Cette loi prévoit un véritable code de procédures contractuelles qui définit les conditions de demande de changement d’horaires des salariés (ancienneté, délai entre deux demandes, etc.) et les conditions de réponses des chefs d’entreprise (délais de réponse, motifs de refus).

En France, le temps partiel est souvent contraint. Il ne faut pas se laisser prendre au mot : même quand il est dit « choisi », il représente pour les femmes une obligation liée à des raisons familiales. Passer d’un temps partiel presque toujours nuisible à la carrière, d’un temps partiel essentiellement utilisé par les femmes, à un temps « choisi » utilisé par les hommes et par les femmes serait une vraie révolution. Quels sont les freins réels à cette évolution, si ce ne sont des freins culturels ?

Un salarié homme ou femme, disponible à son poste de travail parce qu’il a l’esprit libéré des contraintes personnelles qu’il aura pu gérer en toute transparence avec son employeur, ne sera-t-il pas plus performant ?

On parle beaucoup de flexibilité, dans les entreprises comme dans les administrations. Pourquoi pas ? Mais cela doit se faire dans un esprit « gagnant-gagnant ». Il ne s’agit pas pour l’entreprise ou l’administration d’accorder du temps libre à ses salariés uniquement en fonction de la demande de ses clients, de ses usagers, et de ses propres contraintes de gestion, ce qui a parfois été le cas dans certains accords de réduction du temps de travail. Il s’agit de reconnaître en chaque salarié un citoyen placé dans un contexte social et familial donné, et d’en tenir compte dans l’organisation du travail. Ces évolutions dans l’organisation du travail doivent être négociées collectivement avec les partenaires sociaux dans les branches et dans les entreprises.

Sortir du parcours linéaire type, ascendant du début de la carrière à la cinquantaine puis souvent mal géré jusqu’à la retraite, pour imaginer des parcours différents selon les individus, avec des moments d’investissements importants choisis et des temps de retrait autorisés, nous permettrait aussi de briser cette nouvelle culture qui s’est imposée à la société et à laquelle l’entreprise a fortement contribué : celle du culte des jeunes performants, des quinquas déclinants et des vieux inutiles. Introduire de la souplesse en acceptant la diversification des temps de travail, c’est aussi pour l’entreprise le moyen de mieux préparer la continuité lorsqu’interviennent des ruptures prévues ou imprévisibles (départ en formation, congés annuels ou parentaux, accidents, etc.). L’omniprésence d’un responsable fragilise l’ensemble du fonctionnement d’un service ! Une organisation du travail qui intègre ces possibilités d’absences, qui prévoit la délégation et le partage des responsabilités, sera nécessairement plus performante. On parle aujourd’hui de management du risque : n’est-ce pas ce genre de risques, d’abord, qu’il convient d’anticiper ?

On se réjouit de l’image des nouveaux pères, célébrée par les médias. Les chiffres sont pourtant tenaces et prouvent qu’à quelques minutes près, les pères d’aujourd’hui n’ont pas fondamentalement changé leur investissement dans la sphère familiale. A quand les vrais congés de paternité d’un mois, voire davantage, qui permettraient au père de créer un lien quotidien véritable avec son enfant et à l’entreprise d’admettre qu’hommes et femmes à un certain âge peuvent être parents et donc moins disponibles momentanément ? Personne n’est irremplaçable, disent les DRH qui licencient. D’accord, plutôt qu’à virer les quinquas, l’argument ne devrait-il pas servir à donner du temps aux jeunes ?

Parlons des quinquagénaires, justement, et notamment des femmes. On sait trop peu à quel point celles qui appartiennent à cette tranche d’âge sont écartelées entre le travail, les enfants qui ne sont pas encore complètement autonomes, et les parents et beaux-parents qui commencent à avoir des soucis de santé. Les réponses aux problèmes du vieillissement ne se traduisent pas uniquement en terme de postes de personnel médical. Plutôt que de lancer des mesures médiatiques à l’efficacité plus que douteuse pour financer la prise en charge des plus âgés, ne vaudrait-il pas mieux reconnaître ce travail, aujourd’hui accompli par les femmes ? Valoriser, inciter au partage, créer des décharges horaires, donner une forme, enfin, à ce qui ne trouve place dans aucun discours économique ou politique ? Le travail accompli n’est pourtant pas qu’une affaire de bons sentiments !

C’est en reconnaissant ce travail que l’on pourra favoriser une évolution des mentalités. Quand on essaie de décrypter dans une entreprise ce qui conduit au recrutement d’un homme plutôt que d’une femme à compétences égales pour un même poste, invariablement et souvent inconsciemment apparaît cette idée que la femme sera moins disponible. Cette appréhension culturelle ne se modifiera que si les hommes changent de comportement et s’absentent eux aussi pour leurs enfants ou pour leurs parents âgés. L’exemple de nos voisins européens et particulièrement nordiques prouve que des lois en matière de congés parentaux ont fait évoluer les comportements.

L’évolution du monde des entreprises, les contraintes financières, l’accélération de la circulation des informations ont conduit à une organisation du travail de plus en plus destructrice sur le plan humain. Pour les salariés, c’est évident ; mais aussi pour l’environnement des entreprises. Les critères de gestion ne prennent en compte que des indicateurs de rentabilité immédiate ; il faudrait commencer à réaliser que ceux-ci peuvent s’avérer contre-productifs, y compris économiquement, à moyen ou long terme. L’équilibre entre la vie professionnelle et la vie privée des salariés, la cohérence entre les intérêts de l’entreprise et ceux de la société dans laquelle elle exerce son activité, seront à terme des enjeux de performance pour l’économie et donc pour tous. Certains en prennent conscience. Les concepts de développement durable, de responsabilité sociale des entreprises apparaissent au moins dans les discours. N’est-ce pas le moment de dire aux dirigeants d’entreprises et d’administrations, mais aussi à certains responsables syndicaux (osons le dire) que l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes n’est pas une négociation subalterne qu’on aborde éventuellement quand tous les points « importants » ont été évoqués ? Le respect des souhaits individuels des travailleurs, de l’égalité entre les hommes et les femmes tant au niveau des postes occupés, du temps de travail, des rémunérations et de l’équilibre général du partage des tâches dans l’entreprise, doivent être des critères de mesure de la responsabilité sociale des entreprises. Il ne s’agit pas tant d’obtenir des résultats mathématiques équivalents que d’arriver, par la négociation, à un « vivre ensemble équilibré » dans les relations de travail, les relations intergénérationnelles et la vie privée. La société, les employeurs et les salariés ont tout à y gagner.

1 : Voir à ce sujet C. Marry, “Filles et garçons à l’école : du discours muet aux controverses des années 90”, in Masculin - Féminin : questions pour les sciences de l’homme (J. Laufer, C. Marry, M. Maruani, éd.), PUF, 2001.