Dès la campagne présidentielle, François Hollande avait montré un réel volontarisme et donné des signes forts à propos de la question sociale, notamment lorsqu’il a envisagé de procéder à une constitutionnalisation du dialogue social, c’est-à-dire d’en faire un droit constitutionnel. De la même manière, dès le début de son quinquennat, le dialogue social allait constituer l’une des missions affichée et essentielle qui, aux côtés de l’emploi ou de la formation professionnelle, allait être désormais assumée par le ministère du Travail. Il s’agissait là d’une initiative jusqu’alors inédite. Au-delà de la spécificité de l’expérience actuelle face aux expériences socialistes antérieures (notamment celles du début des années quatre-vingt ou du gouvernement Jospin), des contenus concrets ou de la portée des réformes, dans quelle mesure ce choix social-démocrate peut-il être aujourd’hui pleinement assumé ? Les politiques sociale-démocrates telles qu’elles ont pu être conduites en Europe reposent sur deux éléments : (1) des réformes fondées sur la négociation collective, le compromis et des rapports très souvent consensuels ; (2) et surtout, elles reposent sur des liens étroits entre « le politique » et les syndicats.1

Le pouvoir régi par François Hollande dispose-t-il des ressources nécessaires pour mener à « bon port » les réformes qu’il envisage, voire un projet social-démocrate fondé sur la négociation collective et le contrat qui, par définition, exigent des assises syndicales réellement puissantes ou influentes ? En fait, on peut en douter au regard de l’état des syndicats français et ce doute est d’autant plus fort lorsque l’on compare la France et certains pays d’Europe du Nord. Pour beaucoup d’observateurs, l’une des caractéristiques de la social-démocratie nord européenne est de s’appuyer sur des syndicats puissants en termes d’effectifs - le taux de syndicalisation étant par exemple de 70 %, voire plus dans les pays scandinaves. Mais, outre les effectifs syndicaux, trois facteurs - d’ailleurs très liés entre eux - jouent un rôle essentiel : il s’agit de la division des syndicats et surtout, sur le terrain idéologique, de leurs rapports au capitalisme et des clivages qui les opposent et portent toujours sur des questions globales de société2.

On le sait, les grands modèles sociaux et politiques de l’Europe du Nord se sont historiquement définis par l’existence d’un système d’alliances voire d’intégration entre partis sociaux-démocrates ou partis réformateurs et syndicats. Dans les faits, ce système ne repose pas seulement sur des syndicats dotés d’effectifs puissants mais aussi sur des syndicats unifiés ou très peu divisés, ce qui n’est pas le cas en France. En Allemagne, on compte une seule organisation syndicale au niveau national, le Deutscher Gewerkschaftsbund (DGB) ; avec sept centrales syndicales ayant vocation à être représentatives - la CFDT, la CGT, FO, la CFE-CGC, la CFTC, Sud et l’Unsa - la France est le pays qui compte le plus d’organisations nationales au niveau européen comme à celui des pays de l’OCDE. A l’évidence, cette division syndicale - très poussée - interdit la mise en place entre le PS et le syndicalisme de relations homogènes ou hégémoniques comme dans les pays scandinaves. Autrement dit, on ne saurait comparer les liens qui existent aujourd’hui entre le PS et la CFDT aux liens qui concernent depuis toujours le SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands) et le DGB3.

Sur le plan de l’économie, les syndicats d’Europe du Nord ont depuis longtemps reconnu l’économie de marché et rejeté les systèmes plus ou moins dirigistes (d’où leur opposition dans le passé, aux divers contextes de type soviétique). Certes, ils lient le marché à des normes de régulation et notamment de régulation contractuelle, d’où la notion « d’économie sociale de marché » qui fonde la démarche du DGB ou de la CES (Confédération européenne des syndicats). Mais dans le même temps, ils reconnaissent pleinement la légitimité du profit capitaliste ou celle de la compétitivité de l’entreprise, qui constituent à leurs yeux des sources de redistribution et de créations d’emplois. Il ne faut pas oublier, par exemple, que l’engagement des grands syndicats du Nord de l’Europe en faveur du Plan Marshall et des missions de productivité organisées dans les années cinquante-soixante et accompagnées de longs séjours aux Etats-Unis, correspond à une part importante de l’histoire de ces syndicats dans l’après-guerre (et de la reconstruction des économies capitalistes). En France, la plupart des grands syndicats insistent toujours aujourd’hui sur les rapports de domination et d’exploitation qui caractérisent l’entreprise et leurs positions restent souvent régies par la défiance à l’égard du profit ou plus simplement de l’employeur. D’où des logiques d’action collective qui se posent en termes de rapports de force voire de conflits, et par rapport auxquelles le compromis négocié fait souvent figure de compromission.

Enfin, l’institution de réformes basées sur la négociation professionnelle et l’accord collectif, voire sur un certain « échange politique » pour reprendre A. Pizzorno, ne sauraient uniquement reposer sur des critères quantitatifs relatifs aux effectifs ou au degré d’unité (ou de division) syndicale4. Joue aussi l’existence (ou non) de clivages idéologiques et politiques qui opposent les syndicats et renvoient à divers niveaux, à des conceptions globales de la société et à des projets de société plus ou moins affirmés. Dans les grands systèmes sociaux et politiques d’Europe du Nord, même lorsqu’il existe un certain pluralisme syndical - un pluralisme souvent limité à deux organisations au plus - il n’existe quasiment pas de clivages politiques et profonds entre ces organisations. En France, les clivages idéologiques ont certes beaucoup évolué notamment depuis la chute du mur de Berlin. Le clivage central n’est plus dicté par le couple « réforme et/ou révolution » ou par les conceptions de luttes de classes qui ont longtemps marqué le monde syndical. Reste que se maintiennent des divergences qui touchent à des questions importantes comme :

  • le rapport des syndicats à la loi ou au contrat,
  • l’adhésion à l’économie de marché ou la référence à la suprématie de l’État,
  • la défense prioritaire des statuts et celle des exclus,
  • l’idée d’une croissance fondée sur le pouvoir d’achat, la consommation et des politiques redistributives traditionnelles ou l’acceptation de l’idée de « coût du travail » comme élément jouant sur l’emploi et sur le chômage.

On l’aura compris : ces clivages ne sont pas anodins. Ils concernent des questions de société et de gouvernance sociale et renvoient à des thèmes aussi essentiels que le rapport de l’Etat à la société civile, les rapports entre la démocratie représentative et la démocratie sociale, le rôle de l’économie de marché dans les régulations sociales ou la conception des rapports sociaux dans l’entreprise. En d’autres termes, il s’agit de clivages souvent irréconciliables, sauf si on les considère avec un certain angélisme. Par-delà l’état des syndicats ou par-delà les difficultés du PS face aux réformes du marché du travail et de l’emploi, ces clivages rendent compte aussi de la quasi-impossibilité d’instituer aujourd’hui en France, un système de type social-démocrate et/ ou néo-corporatiste pouvant reproduire certains traits des systèmes sociaux et politiques nord-européens. Est-ce ce qui explique que pour certains, l’expérience actuelle du pouvoir serait déjà en rupture avec les orientations les plus classiques de la social-démocratie ?

Le projet social-démocrate de transformation des rapports sociaux dans l’entreprise porté depuis longtemps par François Hollande semble déjà compromis. Certes, on l’a dit, divers facteurs expliquent cet état de fait, notamment la gravité de la crise économique actuelle. Reste que l’état du syndicalisme français explique de façon plus immédiate les caractéristiques d’un système social qui ne saurait - sauf sur un mode marginal - nullement répondre aux critères historiques et usuels de la social-démocratie et des rapports qu’elle implique entre le monde syndical et le « politique ». C’est peut-être d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles, à l’exception des années « Auroux », la gauche au pouvoir, de Fabius à Jospin, a souvent initié des politiques et des réformes sociales sans jamais se concerter vraiment avec les syndicats. Ce que ces derniers lui ont d’ailleurs souvent et beaucoup reproché5.

1 : Au sein de la gauche française, la question des alliances s’est toujours posée de façon prioritaire du point de vue des rapports entre partis politiques. Ce dont il est question ici, c’est l’alliance ou les stratégies d’alliances entre les grands partis de gauche (PS, PCF, « radicaux »). Des années trente aux années soixante-dix, le Front populaire, le Front républicain ou le Programme commun de la gauche forment autant d’exemples éminents. Pour des raisons historiques ou politiques, les stratégies d’alliances des grands partis sociaux-démocrates de l’Europe du Nord ont très souvent concerné et ceci en tout premier lieu, les syndicats. 82

2 : En France, à cause de facteurs politiques ou culturels, beaucoup de dirigeants actuels du PS méconnaissent profondément l’univers du syndicalisme. Ce n’est pas (forcément) le cas de leurs homologues dans d’autres pays européens.

3 : Et il en est de même de ceux qui liaient dans le passé Force ouvrière et la SFIO.

4 : En effet, pour Alessandro Pizzorno, « l’échange politique » qui constitue l’une des assises des divers compromis sociaux qui marquent les rapports entre « employeurs et syndicats », impliquait que ces derniers puissent reposer sur des effectifs et des critères d’unité satisfaisants et efficients. Cf. entre autres, A. Pizzorno, « Political Exchange and Collective Identity » in C. Crouch, A. Pizzorno, The Resurgence of Class Conflict in Western Europe since 1968, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 1978.

5 : Ce texte est extrait du working paper « De la démocratie sociale à la social-démocratie. Une gageure pour le pouvoir socialiste ? », juillet 2014, IEP de Grenoble à télécharger sur www.sciencespo-grenoble. fr/faire-de-la-recherche/working-papers.