Y a-t-il un art de la décision ? Poser la question ainsi suggère une manière de formule, une de ces techniques magiques qu’on apprend dans les écoles et les stages de management. Rien ne serait plus illusoire pourtant, rien ne serait plus vain qu’une telle approche. La valeur d’une décision ne se mesure pas à ce qu’elle reproduit, mais au contraire à ce qu’elle invente. Prendre une décision, c’est inventer un monde.

Ce peut être un tout petit monde, quand on déplace un meuble ou qu’on ajoute une ligne dans un contrat. Mais c’est un monde nouveau, une configuration qui n’existait pas avant la décision. La décision est déjà un acte. Elle s’affronte à des contraintes, engage une liberté, emporte une responsabilité. D’où l’importance essentielle du contexte : on ne décide jamais qu’en situation.

De la même façon, qu’il s’agisse d’un individu ou d’un corps constitué, le sujet de la décision sera toujours tributaire de son histoire, de ses affects et de ses tensions internes, de ce qu’il est capable d’imaginer de conséquences, de ce qu’il se sent capable d’assumer, aussi. Prendre une décision ne modifie pas seulement le monde, mais notre propre présence dans le monde ; d’une certaine façon, notre propre personne. C’est une façon d’écrire son propre destin. La décision n’est pas le fait d’un acteur qui répéterait un texte, mais d’un auteur qui signe son texte. Elle n’est pas le signe de l’autorité : elle fait l’autorité.

C’est en cela précisément que les diverses techniques de decision-making manquent leur objet. C’est pour cela aussi que l’imaginaire du « décideur », cette figure auguste et presque infaillible, est fallacieux. Le décideur se construit dans la décision, non dans l’isolement orgueilleux d’un savoir mais en s’extrayant pas à pas des contradictions qui tissent le réel et sa propre personne. Si son rôle est bien d’arbitrer, il est moins un juge qu’une partie prenante de sa propre décision. Une partie parmi d’autres.

Comment dès lors comprendre ce qui fait la bonne ou la mauvaise décision ? Peut-être dans la capacité du décideur à prendre en compte les autres parties, à se représenter vraiment la pluralité du réel, le champ des possibles et des conséquences. Cela suppose aussi de mesurer ce que la solution retenue aura de particulier, de différent, d’impertinent quelquefois. S’il y a bien un moment, dans la prise de décision, où l’on quitte le virtuel pour définir le réel, rien ne serait plus dangereux que de réduire la décision à ce moment. C’est dans la durée et comme un processus qu’elle doit être envisagée, un processus dont l’enjeu est de produire de la simplicité – un oui ou un non – mais dont la qualité se situe dans la prise en compte de la complexité.

Complexité du réel, et pour cela le décideur doit se mettre au diapason de cette complexité. La diversité des expériences, dans un parcours personnel ou au sein d’une instance de décision, est alors capitale. La représentation de cette complexité, sa mise en œuvre au travers de procédures de délibération ou d’exercices de discernement est une dimension essentielle de la démarche.

Complexité des parties prenantes, aussi : donner la parole, mais aussi traduire et partager les différentes représentations, expliquer et s’expliquer, délibérer, élaborer quand c’est possible un langage commun, apprendre à parler la langue de l’autre sont ici des figures essentielles de la bonne décision, tant dans son élaboration que dans son application.

Complexité du décideur, enfin, tant il est vrai que chaque individu, et plus encore chaque corps constitué, a ses zones d’ombre et ses points aveugles. La prise de décision n’est certes pas un exercice d’introspection, mais elle fait nécessairement une part de spéculation. Speculum, en latin, signifie le miroir. Il n’est pas inutile de le tourner sur soi.

Cette attention au complexe est au cœur de la décision politique, mais aussi des décisions managériales qui font le quotidien des cadres. Une part de procédure dans les corps constitués, un peu de méthode lorsqu’on décide seul, peut s’avérer très utile, mais la technique est mortifère. La décision durable procède rarement d’une culture de la certitude. Ce n’est pas le geste héroïque de celui qui ignore le risque, mais le geste politique de celui qui en débat.

Une décision de qualité sera toujours celle qui, dans le regard porté sur le réel comme dans le jeu donné à la délibération, sera la plus attentive à la part vivante. Et cette vie, cette complexité en mouvement que l’on reconnaît dans l’existant, il faut aussi la reconnaître dans le monde que l’on invente en prenant une décision. Le suivi, l’évaluation, de nouvelles discussions s’il le faut sont partie intégrante du temps de la décision.