Les modes de régulation associés à l’éthique

Cela implique de démêler au moins sommairement les modes de régulation des comportements qui, dans les milieux de travail, se revendiquent d’une proximité, voire d’une parenté directe, avec l’éthique. Parmi les plus importants d’entre eux, on pensera notamment à la conformité – ou compliance –, aux codes de conduite, à la déontologie et, bien sûr, à l’éthique professionnelle. Voyons d’abord ce qu’il en est de la conformité et de ses usages dans les milieux de travail.

La conformité vise prioritairement le respect de normes, principes et réglementations qui sont applicables à l’organisation. Elle regroupe des processus et dispositifs tenus de permettre une prévention de risques de natures diverses – financiers, juridiques et réputationnels – susceptibles de nuire à l’organisation. On l’associe souvent à l’éthique en raison de la nature de certaines pratiques qu’elle entend prévenir : la corruption, les conflits d’intérêts et, plus largement, toutes les formes de malversations. Il est alors fréquent de voir des entreprises et organisations parler de leur programme « éthique et conformité » sans, toutefois, que des distinctions nettes soient posées entre l’un et l’autre de ces concepts et sans bien en expliquer les relations.

Les codes de conduite – parfois aussi appelés codes d’éthique – sont un des dispositifs privilégiés de la conformité, mais ils peuvent aussi être mis en place indépendamment de cette dernière, selon qu’ils se voient plus ou moins formalisés. De façon générale, le code de conduite entend énoncer les bonnes pratiques dans un secteur d’activités. Il précise des comportements à éviter et d’autres à privilégier. Il pourra aussi préciser des mesures opérationnelles et des solutions concrètes à certains types de problèmes rencontrés (c’est le cas, par exemple, du code de conduite promu par la Cnil[1]).

La déontologie fait référence à des normes prenant la forme d’obligations et de devoirs. Ces derniers s’adressent à des travailleurs d’une même profession ou d’un même métier. Ils ont prétention à guider leur activité et, plus particulièrement, les rapports qu’ils entretiennent avec leurs clients, le public et les autres professionnels ou travailleurs du même secteur. Au Québec, par exemple, toutes les professions reconnues légalement comme ayant ce statut sont dans l’obligation de se doter d’un code de déontologie dont la fonction principale est de protéger le public d’éventuels abus ou comportements inadéquats de professionnels. On y énoncera des obligations et des devoirs relatifs au secret professionnel, à l’indépendance et au désintéressement du professionnel, à la fixation des honoraires, aux relations professionnelles, etc.[2] Des manquements à ces obligations entraînent des sanctions pour les contrevenants, allant du simple avertissement à la perte du droit de pratique, dans les cas les plus sévères. Dans d’autres contextes nationaux, la déontologie pourra prendre des formes plus souples, mais verra toujours à énoncer les obligations qui incombent à un professionnel dans l’exercice de sa tâche. La déontologie participe ainsi à garantir la confiance des utilisateurs de services professionnels, tout en préservant en retour la réputation du groupe dont elle règle les comportements.

Quant à l’éthique professionnelle, elle renvoie à la capacité de réflexion éthique, au jugement et à la prise d’initiatives conséquente des professionnels lors de situations problématiques appelant de leur part une conduite éthique. Elle se pense en référence à des « valeurs » qui donnent du sens aux actions et qui les motivent, plutôt qu’à des « normes » qui les encadrent. La précision est importante : les normes et les règles délimitent ce que l’on « doit » faire, ce que l’on « peut » faire ou ce qu’on « ne doit pas » faire ; quant aux valeurs, il s’agit de « biens » (l’équité, la franchise, le bien-être, etc.) que l’on désire promouvoir et que l’on considère comme dignes d’être promus par tous. Ces caractéristiques de l’éthique professionnelle, que nous expliquerons davantage plus loin, la distinguent de la conformité, des codes de conduite et de la déontologie. À sa façon, l’éthique professionnelle vient combler certaines insuffisances de ces modes de régulation rencontrés dans les milieux de travail.

Les insuffisances des modes de contrôle « hétérorégulatoire »

La conformité, les codes de conduite et la déontologie sont importants, mais ils ont tous en commun, à la différence de l’éthique professionnelle, de miser sur le contrôle externe – « hétérorégulatoire » – des comportements, bien que cela suppose quelques nuances sur lesquelles nous reviendrons en ce qui concerne la déontologie. Ces modes de régulation visent avant tout au respect de la règle ou de la norme, ce qui en fait pratiquement des auxiliaires de la régulation exercée par le droit, auquel ils empruntent d’ailleurs largement l’approche de « surveillance-contrôle-punition ». Ce type de contrôle contraignant est nécessaire dans toute organisation afin de garantir une coordination suffisamment efficace des actions, mais aussi du fait que certains écarts de conduite ne peuvent tout simplement pas être tolérés. Les malversations financières, le harcèlement moral et sexuel, l’abus de confiance des clients, le non-respect de la confidentialité des données personnelles, obtenues dans le cadre du travail, comptent au nombre de ces comportements inacceptables au plan de l’éthique et qui peuvent légitimement conduire à des sanctions.

 

Toutefois, on ne devrait pas tout miser sur le contrôle « hétérorégulatoire ». On ne peut pas prétendre occuper par ce moyen tout le territoire des questions et enjeux éthiques pouvant se poser dans un milieu de travail. D’une part, on n’arrivera jamais à prévoir par des règles et des normes toutes les situations qui nécessitent un éclairage éthique. D’autre part, l’efficacité de ces modes de régulation, considérés isolément, est rarement aussi grande que l’on pourrait le souhaiter. Les études ne manquent pas pour rappeler les effets indésirables, et parfois paradoxaux, du contrôle externe en matière d’éthique, telles la baisse de la capacité et de la motivation à exercer un jugement moral autonome dans des situations inédites[3].

 

C’est d’ailleurs en raison des insuffisances de ce mode de contrôle que l’OCDE recommandait, dès 2009, de combiner une approche fondée sur les règles à une approche fondée sur des valeurs[4]. Cette dernière approche mise en gros sur le contrôle interne, qui a la faculté de pouvoir être exercé par le professionnel ou le fonctionnaire sur lui-même. Cette approche – « autorégulatoire » plutôt que « hétérorégulatoire » – envisage le contrôle dans une perspective « habilitante » plutôt que « contraignante[5] ». L’organisation qui adopte ce type d’approche, en complément du contrôle externe, veillera, en situation problématique, à mettre en place des procédures et des mesures. Elles viseront à aider les professionnels de l’organisation, à améliorer et à faire valoir leur capacité de réflexion éthique et de prise d’initiative. Pour le dire autrement, des conditions seront instaurées en vue du développement et de l’expression de l’éthique professionnelle de ses employés.

L’éthique professionnelle

On n’insistera jamais trop : l’éthique professionnelle prend appui sur la motivation des professionnels à s’interroger sur les valeurs véhiculées par leurs actes et à se comporter en « bons » professionnels. La formule demeure toutefois trop générale pour être tout à fait éclairante. La proximité – et la distance ! – de l’éthique professionnelle avec la déontologie permet d’en mieux comprendre les particularités et la nécessité.

On l’a dit, la déontologie énonce les devoirs et obligations qui s’imposent aux travailleurs d’une même profession ou d’un même métier. Dans sa forme idéale, la déontologie serait la résultante de l’éthique professionnelle de ces travailleurs. Elle viendrait, en effet, clarifier, sous forme de devoirs et obligations, la signification des bonnes pratiques éthiques des professionnels, tel qu’elles se dégagent de la réflexion collective de ces derniers à partir des situations difficiles, incertaines au plan éthique, qu’ils rencontrent dans le quotidien de leur pratique professionnelle. La déontologie scellerait donc, d’une certaine façon, un pacte[6] qui exprimerait l’engagement des professionnels vis-à-vis des idéaux de leur pratique. L’éthique professionnelle se poserait ainsi comme un « avant » de la déontologie : ce à partir de quoi la déontologie peut se construire et ce qui lui donne du sens.

C’est, là, un idéal. Selon les contextes – et en raison des excès des corporatismes de toutes sortes[7] et des abus de professionnels peu enclins à respecter la dignité de leur fonction –, on voit souvent la déontologie se constituer davantage en instrument de contrôle des mauvaises pratiques de professionnels, avec sanction à la clé, qu’en instrument incarnant leurs valeurs et leur engagement. Du moins est-ce le cas avec le système professionnel retenu au Québec. D’où la pertinence d’y voir un mode de contrôle « hétérorégulatoire ».

Revenons à ce qui caractérise l’éthique professionnelle : des valeurs partagées, un engagement à l’endroit de ces dernières, une qualité de réflexion dans les situations difficiles afin d’incarner au mieux ces valeurs qui donnent du sens à la pratique professionnelle. Rien de tout cela ne s’impose à titre d’obligation. On peut légitimement attendre des professionnels qu’ils partagent des valeurs (de service, de probité, etc.), mais aucune norme ou prescription ne peut les y contraindre. On peut, par contre, contraindre des travailleurs à se conformer à des normes – par menace de sanctions, notamment – mais cela ne contribue en rien à l’éthique professionnelle de ces derniers. Un comportement d’un certain type n’est ni le signe ni la garantie d’un engagement éthique.

L’adhésion volontaire à des valeurs partagées est centrale lorsqu’on parle d’éthique professionnelle. On réduit trop souvent l’éthique à une question de valeurs et de conscience personnelles alors qu’en milieu de travail, c’est à partir d’une expertise que nous partageons avec d’autres que l’on est appelé à occuper un rôle, une fonction. Conséquemment, on devrait chercher à identifier les valeurs qui donnent du sens à cette expertise et qui sont au cœur de ce rôle, celles qui représentent le mieux la contribution que nous pouvons apporter par notre travail, « en tant que » professionnels, à notre organisation, et au bien-être d’autrui et de la société en général. Cela ne devrait évidemment pas s’opposer à notre conscience, mais c’est une exigence de la notion d’éthique professionnelle de nous inciter à en référer d’abord aux valeurs constitutives de l’identité professionnelle du groupe auquel on appartient lorsque des questions délicates et difficiles, au plan éthique, se présentent à nous.

L’éthique professionnelle, ainsi comprise, peut s’avérer un puissant facteur de coordination des actions au sein d’un milieu de travail. Pour cela, toutefois, il faut donner la possibilité aux gens de métier, et autres professionnels, de réfléchir à leur rôle et à leur contribution au bien-être à partir des expériences qui sont celles de leurs groupes, et les aider à améliorer leur capacité de réflexion éthique et de prise d’initiative en situation problématique. Il faut leur donner, finalement, l’opportunité de guider leurs actions à la lumière de ces valeurs partagées. C’est un travail qui requiert un apprentissage collectif impliquant tous les acteurs d’un milieu de travail, ainsi qu’une bonne dose de confiance mutuelle. Envisagée dans une saine complémentarité avec les modes de régulation centrés sur les normes, l’éthique professionnelle est une pierre essentielle à la construction de milieux de travail qui prennent les exigences éthiques au sérieux.

[1]- www.cnil.fr/fr/ce-quil-faut-savoir-sur-le-code-de-conduite.

[2]- Code des professions du Québec, https://www.legisquebec.gouv.qc.ca/fr/document/lc/c-26

[3]-Voir entre autres : Jason Stansbury et Bruce Barry, « Ethics Programs and the Paradox of Control », Business Ethics Quarterly, vol. 17, no 2 (2007), Cambridge University Press, p. 239-261 ; Max H. Bazerman et Ann E. Tenbrunsel, Blind Spots: Why We Fail to Do What’s Right and What to Do about it, Princeton University Press, 2011.

[4]- Jeroen Maesschalck et Janos Bertok, « Towards a Sound Integrity Framework: Instruments, Processes, Structures and Conditions for Implementation », OECD Conference Center, OCDE, 2009.

[5]- Luc Bégin et Lyse Langlois, étude de cas « La construction d’un dispositif éthique : l’expérience d’une tension problématique », Pyramides – Revue du centre d’études et de recherche en administration publique, no 22 (2012), CERAP – Université Libre de Bruxelles, p. 115-136.

[6]- Paul Ricœur, « Les trois niveaux du jugement médical », Revue Esprit, no 227 (décembre 1996), p. 21-33.

[7]- Défense des intérêts des membres, stratégies de capture de marché au détriment d’autres métiers et professions, etc.