Après avoir observé de l’intérieur le processus qui a conduit à la crise sociale de France Télécom en 2009, qu’évoque pour toi la vulnérabilité ?

Pierre Papon. Il faut bien reconnaître que cette notion est ambivalente, en même temps qu’elle est évoquée et mise en avant, de plus en plus souvent, tant dans l’entreprise que dans les débats sociétaux. Elle est ambivalente, car elle peut tout aussi bien être stigmatisante - lorsqu’elle est synonyme de fragilité -, et par ailleurs, constituer une ressource existentielle, au sens où elle deviendrait un facteur de sensibilité au monde, de sensibilité à l’autre (une ressource recherchée dans les métiers de la relation et du soin).

Et telle que vécue dans l’entreprise, c’est bien en tant que qualification d’un individu - salarié de « fragile » que la vulnérabilité est convoquée. Mais avec cette approche, on postule que le salarié « vulnérable » a des difficultés d’adaptation au travail. Et que cette inadaptation n’est pas un symptôme de la qualité - bonne ou mauvaise - du travail, mais celui de l’individu qui révélerait une vulnérabilité/fragilité intrinsèque.

Ainsi l’émergence de la notion de risques psychosociaux (RPS)[1], sans que cette nouvelle famille de risque ne soit bien maîtrisée par les acteurs de la prévention[2], a croisé des dérives - inconscientes - de la part de managers ou de responsables RH, qui s’autorisaient à porter des diagnostics : « untel est en RPS » ou « celui-ci est fragile »… et dans ces circonstances, le risque pointé était plus celui encouru par l’entreprise et son management que celui auquel était exposé le salarié. Cette propension à repérer et signaler les situations individuelles de vulnérabilité ou de fragilité, afin de se protéger en tant que manager et de protéger l’entreprise, appelle deux remarques :

La première pour les managers, prendre en compte la fragilité de collaborateurs renvoie ceux-ci à une double question : « sur quels critères je m’appuie pour considérer tel ou tel de mes collaborateurs comme « vulnérable » ? ; quel accompagnement spécifique de ce collègue repéré comme « fragile », au sein du collectif (alors que j’ai le sentiment que je n’ai pas été formé pour ça et que je doute même que ce soit mon rôle …) ? »[3].

Effectivement, vulnérabilité et fragilité au travail renvoient à l’état de santé physique, mentale, mais aussi sociale (isolement…) du salarié. Et dès lors, le diagnostic ne peut être prononcé que par un acteur légitime, le médecin du travail ou l’assistant social du travail, ou encore, le psychologue du travail. Ces derniers sont alors en mesure de faire le lien entre ce que ressent le salarié et les conditions de son activité. La conclusion de cette remarque vise à encourager les coopérations, partenariats entre management, RH et acteurs de prévention dans le traitement des situations individuelles… en toute pluridisciplinarité…

Lorsque l’on parle de vulnérabilité, celle-ci vise essentiellement des individus et il s’agit de la deuxième remarque. Et si l’on considère la façon dont s’est nouée la crise sociale de France Télécom, nous ne pouvons que constater que c’est l’ensemble du corps social de l’entreprise qui a été touché et auquel nous pourrions attribuer le mot de La Fontaine
« Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés ». Dès lors, il faut s’interroger sur les causes de cette fragilisation collective et préférer la notion de « processus de vulnérabilisation » - qui sont le fait de dispositifs de gestion, d’évolutions d’organisations du travail, de modes de management, de transformations d’espaces de travail… -, au repérage de situation de fragilités individuelles qui appelleraient des réponses ad hoc et isolées… Ce qui doit nous amener à nous intéresser au travail et aux collectifs de travail, plutôt qu’aux individus… Car bien sûr, les organisations du travail peuvent être vulnérabilisantes et devenir délétères !

Alors, quid de ce processus de vulnérabilisation qui a façonné la crise sociale de France Télécom ?

P.P. Pour bien saisir l’intensité de cette fragilisation du corps social de France Télécom, il faut revenir à ce qu’a été la période qui a précédé le changement assez brutal de PDG, en 2002, donnant le signal d’une certaine forme de reprise en main de l’entreprise.

Dans les années 1990, l’ancienne administration (et opérateur historique) doit s’ouvrir à la concurrence et abandonner son monopole. Le changement de statut de l’entreprise et les évolutions du statut du personnel, ainsi que des règles de gestion permettant un traitement égalitaire des fonctionnaires sous statut et des salariés sous convention collective, ont été menés concomitamment par la négociation sociale. Et cette dernière a permis de réassurer, de sécuriser, de protéger, tout en donnant des perspectives d’avenir dans un nouveau contexte d’action et en permettant de mobiliser le personnel à partir de défis collectifs.

Sur le plan managérial, il s’agit de débureaucratiser l’ancienne administration d’Etat, organisée de façon très hiérarchique et descendante. Le modèle organisationnel était celui de la « pyramide inversée » et la signature « le client au centre - le personnel au cœur ».

L’heure est au développement de l’autonomie et la responsabilité des acteurs locaux. Les managers sont encouragés à devenir des stratèges sur leur périmètre d’action. Ils sont également invités - et accompagnés pour cela - à manager leurs équipes par le sens et les finalités du travail plutôt que par les procédures, et à organiser les conditions du développement des compétences de leurs collaborateurs. Ceci donne une idée de la dynamique dans laquelle est l’entreprise, ses salariés, ses managers, au début des années 2000. Nous sommes alors bien loin de parler de fragilités ou de vulnérabilités individuelles. L’entreprise est en transformation et la volonté (explicite dans les relations sociales) est de « ne laisser personne sur le bord du chemin ».

A partir de 2002 l’ampleur des changements imprimés et leurs impacts sur les salariés et les managers sont considérables, avec une accélération sans précédent de l’activité, pour aboutir notamment sur la crise sociale dont l’apogée peut être situé en 2009. Les objectifs et leur évaluation passent du rythme annuel à semestriel, et il ne s’agit plus de les atteindre mais de les dépasser. Puis très rapidement, les termes d’un changement culturel radical sont posés : « l’entreprise n’appartient pas au personnel, elle appartient à ses actionnaires ». Il s’agit là de la remise en cause de la nature du lien que les salariés avaient construit avec l’entreprise.

Les résultats financiers primaient désormais sur le produit de l’activité réelle des salariés, tous métiers confondus. Et la qualité de ce qui était produit en termes d’objets techniques ou de services, passait au second plan derrière la santé financière de l’entreprise. Il s’agissait d’un début de perte de sens du travail, d’une déconnexion avec les enjeux de l’activité. Et tous les dispositifs de gestion qui seront ensuite mis en place, le seront au nom de ce rendement financier. Dès lors, tout sera fait pour que l’attachement et l’identification des salariés à l’entreprise - avec sa charge d’affects- soient découragés et fassent place à un lien qui ne repose que sur le contrat de travail. La « performance individuelle comparée » viendra illustrer cette recherche d’individualisation du rapport salarial, qui aura pour effet de mettre en cause, les collectifs de travail, la solidarité et le soutien social qui en émanent.

Comment une rationalisation inédite de l’activité vient-elle à faire perdre le sens du travail ?

P.P. Les activités de l’entreprise - notamment celles des métiers en contact avec le client, techniciens d’intervention, services client par téléphone, vente en boutique,…- vont être passées au crible du lean management. Les processus des différents métiers vont être rationalisés et homogénéisés. Un ensemble de contraintes gestionnaires vient contenir les marges de manœuvre des conseillers et dégrader considérablement les conditions de leur travail…

Paradoxalement, le plan NEXT[4], dans sa version technologique « l’intégration du téléphone fixe, de l’Internet et du mobile », aurait pu constituer un projet remobilisateur pour les salariés et le management, habitués à relever des défis technologiques. Mais le traitement des ressources humaines et matérielles qui auraient pu soutenir ce projet a été catastrophique. Là où sous la précédente présidence la mobilisation du personnel et du management était obtenue par le défi collectif, dans une organisation qui promouvait les stratégies et les initiatives à l’échelle des territoires, nous allons assister à une re-verticalisation de l’entreprise. Les directions régionales - qui coordonnaient et donnaient de la cohérence à l’action des unités opérationnelles sur leur territoire- seront supprimées et remplacées par des Directions Territoriales qui seront dessaisies de la stratégie business à l’échelle du territoire et soumises à l’injonction de faire partir 22 000 salariés de l’entreprise.

La déshumanisation des rapports dans l’entreprise, la pression des objectifs, la perte de sens,… sur fond d’absence de lieux de dialogue et de régulation, ont contribué à générer un climat dur, facteur d’isolement et de retrait, avec des conséquences cruelles sur la santé physique et mentale des salariés. Ces impacts ne seront évalués que fin 2009[5], en termes de facteurs de risques psychosociaux[6].

En quoi le management peut-il être un appui aux autres salariés dans ces transformations ?

P.P. On parle de « management bienveillant » ou care management, porté par le développement de la psychologie positive et le souci du bien-être au travail. Il n’est pas question ici de prendre position, pour ou contre ce courant comportementaliste, au sein de débats idéologiques (pas toujours désintéressés) et philosophiques : qui pourrait se dire contre un style de management qui « prend soin » des collaborateurs ?

Mais nous pouvons toutefois nourrir une réflexion critique à l’égard de ce mouvement en faveur d’un management bienveillant, dans sa rencontre avec les relations de travail réelles en entreprise, sur lesquelles on le plaque. Et parler de management bienveillant, c’est interroger d’une part, le point de vue du manager et d’autre part, celui des managés.

Pour les managers intermédiaires ou de proximité, à qui l’on suggère des pratiques managériales bienveillantes à l’égard de salariés dits « vulnérables », ceci est souvent perçu comme une injonction supplémentaire. En effet, dans nombre d’entreprises, les managers sont régulièrement sollicités, invités, à faire évoluer leur comportement en vue de d’imprimer celui de leurs collaborateurs… Ainsi, ils sont tour à tour « outillés » pour développer « l’agilité » ou « le pouvoir d’agir », favoriser « le bonheur au travail » de leurs collaborateurs, ou encore « libérer leur initiative ». Ceci s’ajoute à d’autres prescriptions qui relèvent de l’organisation du travail : le lean management, le « mode agile »[7]… sans parler des systèmes de gestion qui les font crouler sous le reporting[8]

Les managers se retrouvent de fait, à l’issue de formations-sensibilisations sans lien avec leur quotidien, avec des « boîtes à outils » bien pleines qui leur posent plus de questions qu’elles ne les aident à agir en situation : Oserai-je imposer un décalage culturel à mon équipe ? Quelle opérationnalité de ces méthodes « hors sol » ? Qui pour me soutenir ou m’accompagner si je me lance ? Comment rendre cohérent, intégrer un changement culturel avec une organisation du travail et des pratiques existantes ? Et la tenue de mes objectifs dans tout cela ?... N’est-ce pas là une source de vulnérabilisation des managers opérationnels, autant qu’un impensé de la part de leurs dirigeants ?

Le questionnement sur l’impact de l’introduction d’un « management bienveillant » - en tant que prescription - sur les managers, met en lumière une double réalité pour ceux-ci : d’une part l’empilement des modes managériales ou modèles de gestion, qui se succèdent de plus en plus vite, tout en se recouvrant, dans la mesure où l’émergence d’un nouveau modèle ne signifie jamais la disparition immédiate du précédent (la nature a horreur du vide) et qui accroît la « charge » du management opérationnel ; d’autre part, l’absence cruelle de   dispositifs d’accompagnements des managers, permettant à ceux-ci d’intégrer ces modèles et leurs outils, de dépasser les injonctions paradoxales qu’ils suscitent, pour trouver le confort mental[9] et la cohérence suffisante pour conduire l’activité qui relève de leur responsabilité, en stratège.

Et du point de vue des managés ?

P.P. Disons-le tout net, nous pouvons soupçonner les limites de leur efficacité, dès lors que la bienveillance ou le bien-être au travail sont compris comme des réponses totales, uniques à la fragilité/vulnérabilité des personnes, sans que les causes de l’altération de la santé au travail ne soient interrogées. Le comportementalisme postule que par l’évolution de son comportement, le salarié peut s’adapter à son travail… mais le travail n’est pas questionné dans la perspective d’une éventuelle adaptation à l’Homme.

La bienveillance de façade qui « évite » l’interrogation du travail et de ses conditions, confine à l’inverse de la posture affichée et mène à la maltraitance…

Comment dépasser cette approche ?

P.P. Il faut avoir dans une économie comme la nôtre aujourd’hui, le souci du soin professionnel à partir des organisations[10]. La prévention des risques psychosociaux (RPS), le développement des compétences ou encore la performance collective appellent à une approche globale de l’activité. Il faut savoir observer cette dernière, l’analyser, mettre en place des dispositifs de régulation des conflits. Toute les opportunités, d’accéder au travail réel, de faire s’exprimer les salariés et managers sur leur travail, de favoriser l’émergence d’espaces structurés de débat sur le travail doivent être saisies… pour parler du travail et évaluer les RPS, . Des leviers existent au travers d’accords sociaux, interprofessionnels (sur l’évaluation et la prévention des risques psychosociaux) ou d’entreprise (sur l’évaluation et la régulation de la charge de travail) pour organiser, permettre une parole construite sur le travail. Il est possible d’exiger des dispositifs - pluridisciplinaires - de prévention des RPS dans les projets de transformation (digitale, d’espaces de travail, de l’organisation du travail,…).

Il faut également considérer chaque salarié, en situation de multiples vulnérabilités potentielles, que ce soit dans le travail ou en dehors dans sa vie privée, mais impactant son activité. La charge de travail est déterminée par tout un ensemble de facteurs professionnels et extra-professionnels, d’autant que les frontières entre ces deux mondes sont tout à fait poreuses, aujourd’hui.

Nous devons donc raisonner en termes de risques et aussi de ressources, contenus dans  les situations et les organisations, et non à partir de fragilités supposées de l’individu. Les RPS n’existent pas en soi. Ce sont les situations à risque qui peuvent fragiliser. Considérons la personne en situation de travail et non avec une approche psychologique, porteuse d’un abime de faiblesses potentielles, et surtout qui ne sont pas de la responsabilité de l’entreprise. La vulnérabilité, c’est être empêché d’une capacité à faire, à manquer d’autonomie. Le management est bien le cadre d’appui pour faire par soi-même. Il s’agit d’une responsabilité à « prendre soin de la capacité d’agir » !

Propos recueillis par Laurent Tertrais

[1] En 2008, l’accord sur le « stress au travail »,
où l’on ne parle pas encore de RPS ; puis devant l’urgence de la situation, accord social chez France Télécom sur « l’évaluation et la prévention des risques psychosociaux », signé le 6 mai 2010 ; le rapport Gollac
« Mesurer les facteurs psychosociaux de risque au travail pour les maîtriser » ne sera publié qu’en décembre 2011 et fait toujours référence aujourd’hui.

[2] Médecins, infirmiers et assistants sociaux du travail, présidents et élus des CHSCT,…

[3] Chez Orange, les managers disposent d’une ligne directe vers l’IAPR (Institut d’Accompagnement Psychologique et de Ressources) pour évoquer ces situations de fragilité…

[4] Projet d’entreprise annoncé en 2005 « Nouvelle Expérience des Télécommunications ».

[5] Rapport Technologia, 14 décembre 2009.

[6] La notion de risques psychosociaux n’existe pas encore à cette époque. L’ANI sur le stress au travail du 2 juillet 2008 ne mentionne pas les RPS. Un accord sur « l’évaluation et la prévention des risques psychosociaux » sera signé à France Télécom le 6 mai 2010 et la notion de RPS ne se répandra qu’à partir de la publication du rapport Gollac en 2011 (qui servira d’outil d’évaluation et de prévention).

[7] En tant que méthode de développement informatique (déclinée ensuite dans d’autres domaines)

[8] « Si la fonction de manager devient de plus en plus intenable, cela est dû au grand écart permanent dans lequel se dernier se trouve piégé. Il doit passer d’un tableur à la lecture d’une note de conjoncture sociale, puis étudier des données du marketing… Or, au lieu de bénéficier de méthodes permettant de gérer cette position paradoxale, il est victime du phénomène de l’injonction paradoxale. Ce phénomène psychique augmente la tension qui use et lamine… ». Dominique Christian, Stratégie et principe de réalité, Nuvis, 2018.

[9] Dominique Christian, ibid.

[10] Cynthia Fleury, Le Soin est un humanisme, Tract Gallimard, 2019.