La pandémie de la Covid-19 et la guerre en Ukraine ont largement contribué à remettre la question industrielle sur le devant de la scène en montrant les limites d’une société post-industrielle où la production a été confiée en large majorité à des pays tiers. Devant le constat de nos dépendances, la nécessité de renforcer la base industrielle française fait désormais consensus dans l’ensemble de la classe politique. Pourtant, les risques liés à une désindustrialisation, plus profonde que dans les autres pays de la zone euro, avaient déjà été largement identifiés et documentés dans différentes publications, dont le rapport Gallois publié en 2012.
Depuis 2020, les gouvernements successifs entendent soutenir la renaissance industrielle du pays à la fois à travers des plans de soutien à la relocalisation d’activités jugées stratégiques (production de certains principes actifs par exemple), une politique de soutien au système productif à travers les plans France Relance et France 2030, mais aussi par une politique attractive pour des capitaux étrangers avec notamment l’organisation chaque année de Choose France, un sommet réunissant des dirigeants de grandes entreprises étrangères pour les convaincre d’investir en France.
La réindustrialisation est devenue selon les mots du président de la République la « mère des batailles ». Pourtant, malgré des plans d’investissement massifs et une amélioration de la situation de l’industrie française entre 2020 et 2023, l’année 2024 apparaît comme une année noire avec de nombreuses annonces de plans sociaux et de fermetures d’usines sur l’ensemble du territoire. Tous les secteurs sont touchés par cette crise : automobile, chimie, sidérurgie, électronique, etc. Les conséquences vont être nombreuses pour l’emploi, la préservation des savoir-faire et les systèmes productifs locaux.
Cette situation s’explique par des facteurs économiques et géopolitiques, mais aussi par une sorte de retour à la normale après l’euphorie liée à la fin de la pandémie et une reprise forte de la consommation. La situation n’est pas inéluctable, mais elle nécessite que l’Union européenne et les États membres changent leur approche en matière de politiques industrielles.
État des lieux de l’industrie française
Il était évident que la renaissance industrielle serait un processus long et complexe, et que nous serions confrontés à des vents contraires au regard du contexte européen et de la situation géopolitique internationale. Il convient de rappeler que, si le discours sur la réindustrialisation de la France est très prégnant dans le débat public ces dernières années, elle n’est pas le seul pays à vouloir renforcer sa base industrielle. De plus, cette volonté se place dans le cadre européen, faiblement protectionniste, et dans un contexte de surcapacité de production mondiale dans un certain nombre de domaines (panneaux solaires par exemple).
Il n’est pas possible de dire aujourd’hui que la France se réindustrialise, mais plutôt qu’elle a endigué la désindustrialisation jusqu’au début de l’année 2024. Le poids de l’industrie manufacturière représente environ 10% du PIB en 2023 contre près de 20% pour l’Allemagne et 15,5% pour l’Italie selon l’OCDE. Toutefois, si l’on considère l’évolution de la valeur ajoutée manufacturière entre 2000 et 2023, on constate qu’elle a progressé de 16% en France contre 2% en Italie et 4% en Espagne (données Rexecode). En revanche, en Allemagne, elle a progressé de 40% et de 41% aux États-Unis. Ces chiffres indiquent donc que l’industrie a continué de se développer en France depuis le début des années 2000, mais que la valeur ajoutée générée a progressé moins rapidement que dans les autres secteurs de l’économie. L’analyse de ces deux éléments plaide pour considérer avec une certaine distance l’indicateur du poids de l’industrie dans le PIB qui ne suffit pas à lui seul à capter les dynamiques à l’œuvre dans l’industrie.
Par conséquent, d’autres indicateurs méritent d’être étudiés pour comprendre la dynamique de l’industrie française. Par exemple, la production industrielle a également été pénalisée par la pandémie avec un retour en 2022 au niveau de 2019, en valeur mais pas en volume. La productivité de l’industrie est stagnante et cela se traduit par la création d’emplois industriels depuis 2017 alors que la production stagne. Selon les données de l’Insee, depuis 2017, près de 100 000 emplois industriels ont été créés. Ces créations permettent à l’industrie française de retrouver le niveau d’emploi qui prévalait en 2013. L’emploi industriel a donc progressé d’environ 3% entre 2017 et 2023 en France alors qu’il a reculé de 1% en Allemagne et que l’Italie a connu une croissance similaire. Par ailleurs, la baisse de l’industrie dans le PIB a entraîné une dégradation de la balance commerciale française avec un déficit représentant environ 3% du PIB alors que la France dégageait un excédent commercial au début des années 2000.
Toutefois, la situation connue en 2024 a touché toutes les économies européennes et en particulier l’Allemagne qui est confrontée à une crise de son modèle économique. Plusieurs grands groupes industriels dont BASF ou Volkswagen ont annoncé vouloir fermer des sites en Allemagne. La France a connu également de nombreuses fermetures d’usines en 2024, marquant une inflexion forte par rapport à la dynamique postpandémie. Le contexte économique explique en grande partie ces fermetures, mais il y a également un rattrapage des faillites après des années plus calmes en 2021 et 2022. Les secteurs de l’automobile, de la métallurgie et la chimie sont particulièrement touchés. D’un point de vue territorial, les régions industrielles comme les Hauts-de-France et le Grand Est sont particulièrement concernées, notamment avec la conversion de la filière automobile aux véhicules électriques, même si la carte des faillites montre qu’aucune région n’est épargnée. La fermeture de ces usines n’impacte pas seulement les travailleurs licenciés, mais l’ensemble des écosystèmes dans lesquels sont implantés ces usines. Les commerces, les sous-traitants et les collectivités locales subissent de plein fouet les effets d’une désertification économique qui menace de devenir irréversible.
Les causes de la crise
Les causes pour expliquer ce repli de l’industrie sont nombreuses : prix de l’énergie, dépendance énergétique des États membres de l’Union européenne, concurrence agressive des acteurs non européens, tassement de la demande européenne et mondiale avec une surcapacité de production, guerre des prix, etc.
La flambée des prix de l’énergie et des matières premières a considérablement alourdi les coûts de production. À cela s’ajoutent les répercussions des sanctions internationales liées à la guerre en Ukraine, qui ont compliqué l’accès à des ressources comme le gaz russe dont l’Allemagne est fortement dépendante. Les entreprises de la chimie, de l’acier, du ciment et du verre, notamment, sont très fortement pénalisées par l’augmentation de ces coûts alors même qu’elles doivent en parallèle financer leur transition écologique. La conjugaison des prix de l’énergie à des politiques comme la loi de réduction de l’inflation aux États-Unis ont poussé certains grands acteurs industriels à revoir l’organisation mondiale de leur production en se détournant de l’Europe. Or, quand les donneurs d’ordre tournent la tête vers d’autres continents, c’est l’ensemble des chaînes de valeur européennes qui se trouvent en danger. Par ailleurs, les pays émergents, dotés de coûts de production plus faibles, attaquent les marchés européens en menant une guerre des prix féroce, en particulier dans le secteur de l’automobile et de la chimie alors que la demande est atone. En parallèle, la France peine à rivaliser sur le plan de l’innovation et des nouvelles technologies, creusant davantage l’écart avec des nations comme la Chine.
L’Union européenne s’est également dotée d’objectifs en matière environnementale avec un bouquet de normes pour contraindre les entreprises européennes à s’aligner progressivement avec ces objectifs. Pour la soutenabilité de nos écosystèmes, nous ne pouvons que nous féliciter d’être aussi ambitieux sur le plan environnemental. En revanche, si cela se fait au détriment de l’emploi, alors nous risquons de subir une double peine : ne pas transformer nos industries et dépendre encore plus d’industries peu vertueuses. Dès lors, nous devons exiger plus de réciprocité de la part de nos partenaires commerciaux non européens. Soit une norme est pertinente et tous les produits entrants doivent s’y conformer, soit elle ne l’est pas car nous n’exigeons pas que les produits importés y soient soumis et donc elle n’a pas vocation à perdurer dans le système normatif européen. La réponse européenne est trop molle face à des acteurs non européens qui ne s’encombrent pas des mêmes règles. Une dose de protectionnisme va être nécessaire pour accompagner l’émergence des filières bas carbone et préserver l’industrie existante qui doit financer sa transition alors qu’on voit se multiplier les annonces de faillites. De la même manière pour reconstruire certaines filières en Europe, il va être nécessaire d’exiger des transferts de technologies des acteurs non européens souhaitant ouvrir une usine en Europe.
Les enjeux pour assurer la pérennité de l’industrie sont donc nombreux : garantir l’accès à une énergie bas carbone à prix compétitif, assurer la réciprocité des normes, maintenir les moyens pour accompagner la décarbonation et travailler sur la demande en s’attaquant à la question du pouvoir d’achat, notamment en tenant compte du poids du logement dans le budget des ménages.
L’hiver sera rude pour l’industrie française et européenne. Nous allons voir si les vœux de souveraineté et d’autonomie stratégique sont pieux ou si les ambitions sont suffisamment fortes et profondes pour résister à la crise ! Rien n’est perdu, mais réindustrialiser nécessite une mobilisation collective et un engagement sans faille de l’ensemble des parties prenantes.