Le métier de cadre de santé a beaucoup évolué cette dernière décennie. Le schéma d’encadrement est en pleine évolution au sein des structures de soins. Multiplication et diversification des missions, lourdeur administrative, accroissement des responsabilités et des sollicitations engendrent chez ces professionnels une perte de repères. Mais qu’en est-il de la proportion réelle de la souffrance et quelles sont les ressources envisageables ? Nous avons mené une étude littéraire, ainsi qu’une enquête sur près de quatre cents cadres (interviews et questionnaires), ce qui nous a permis d’objectiver certains aspects de ce phénomène, de mieux le comprendre, et de proposer des pistes de réflexion quant aux ressources potentielles[1]. Suite aux différentes réformes gouvernementales, les fondations sur lesquelles reposent les prises de décisions managériales dans la santé se sont de plus en plus tournées, non seulement vers la qualité, mais également vers le coût et l’efficience. Il est demandé aux managers d’équipe de soins une optimisation des ressources de fonctionnement. Cette logique gestionnaire souhaite la meilleure prestation possible pour les usagers avec des moyens rationalisés et optimisés au maximum[2]. Les cadres de santé ont vu entrer ces données dans leurs activités quotidiennes. Ces notions économiques sont éloignées de leur métier de soignant et entraînent de ce fait une perte de sens. Ils ont le sentiment de jongler d’une part entre les ressources, RH et matérielles, dont ils disposent et d’autre part, les besoins nécessaires au respect des procédures de fonctionnement pour la qualité des soins. Face aux décisions de gestion, au plus optimum financièrement, qui leur incombent, ils se voient critiqués par leurs équipes soignantes, elles aussi en perte de sens par rapport à l’évolution des moyens humains accordés aux soins. Les managers en santé sont également soumis aux attentes d’un nombre important et croissant de parties prenantes, chacun ayant sa vision et ses attentes quant à l’action à mener[3]. Être au croisement de toutes ces entités et de ces visions parfois très éloignées complexifie la synthèse et la définition des objectifs. Le risque est de perdre de vue les besoins du patient et de s’éloigner encore davantage de ses valeurs de soignant. L’impact et les conséquences sur la charge de travail, de cet écart entre le prescrit et le réel, ne sont pas forcément appréhendés à leur juste niveau dans le travail quotidien des cadres. Les sollicitations sont multiples et chronophages et ont une incidence sur le nombre d’interruptions, si délétères à l’efficacité. À force de gestion de l’urgence et de procédures dégradées, le cadre de santé devient actuellement plus un gestionnaire des aléas qu’un gestionnaire de projet. Il n’y a plus de place à la réflexion sur le long terme ni à l’anticipation. Ces professionnels sont centrés sur la résolution de problèmes, qui « tel un pompier, éteint des incendies[4] » (absentéisme, conflits, etc.).

Le cadre de santé devient un gestionnaire des aléas

Au vu de cette évolution des profils de poste de manager en santé, et suite à une enquête auprès d’eux concernant leur organisation au travail et l’impact émotionnel en découlant, il nous a été possible de réaliser un parallèle entre les différentes sources de stress, les risques psychosociaux et le quotidien professionnel de ce corps de métier. Les causes identifiées de souffrance au travail sont nombreuses. En matière de conditions de travail, les interviewés se plaignent de surcharge de travail, de conflit de rôles, de zapping : « Tout est urgent tout le temps », « La pression du temps, la pression informatique, notamment des systèmes d’information rend le travail plus oppressant », « On met tout sur la table du cadre, pour peu qu’il ait sa porte ouverte, on lui en rajoute, on lui en rajoute […] c’est un puits sans fond », « Une charge de travail trop forte sur le plan émotionnel qui se gère avec beaucoup d’angoisse », « Travailler porte ouverte en permanence c’est de l’acceptation, énormément de cadres acceptent d’être dérangés en permanence ». Ils parlent également des conditions économiques et du gestionnaire, de la pression du remplissage des lits, de la diminution de la marge de manœuvre : « L’administration contrôle tout […] on ne peut plus décider de rien tout seul », « On nous demande de surveiller nos effectifs, de rendre des comptes, mais à la fin, on se retrouve seul avec les agents pour pouvoir répondre aux normes », « Nous avons le nez dans les comptes d’heures des agents pour justifier des dépenses RH en permanence ». En matière de rapports sociaux, ils parlent de manque de soutien, de multiplication des exigences, de gestion de conflits : « Quand les personnes ne trouvent pas un interlocuteur, hop, c’est le cadre qui va s’y coller ! On a l’impression qu’ils pensent que le cadre va répondre à tout et le faire correctement ! », « L’institution clive beaucoup et met beaucoup en compétition les cadres ». En matière de reconnaissance, de valeur du travail, ils évoquent des conflits de valeurs et d’exigence émotionnelle : « Aujourd’hui, on nous demande tout pour avant-hier […] le moindre retard nous est signalé », « On n’est pas surhumain », « Nous aussi on a besoin de bienveillance ». Ils ont du mal à concilier les sphères professionnelle et privée, parlent de surcharge mentale, de conflit cognitif et d’horaires de travail décalés : « Nous en devenons irritables et c’est à la maison qu’ils prennent ! », « Dix heures par jour, ça ne peut pas tenir sur le long terme ». Ils se sentent en insécurité : « En tant que cadre on gère des imprévus et des impératifs toute la journée. »

Ce travail morcelé engendre une perte de finalités

Leur quotidien professionnel répond ainsi à tous les critères de souffrance au travail, ce qui rend compréhensible le sentiment de mal-être de ces professionnels. Objectivation qui a également été traduite dans un questionnaire, avec un taux de cadres ayant déjà ressenti un sentiment d’épuisement professionnel de plus de 80 %. D’après les résultats de cette même enquête, nous avons également recueilli que seulement 5 % des répondants ne ressentent pas de symptôme de stress. Les politiques, les directives gouvernementales, les contraintes budgétaires et les préconisations de rentabilité et d’optimisation du système de santé ne se modifieront pas dans les années à venir. Toutes les institutions y étant confrontées, les injonctions envers le cadre sont amenées à garder cette même lignée au niveau national, quelle que soit l’institution dans laquelle il travaille. Les ressources de ces professionnels face au stress semblent donc être à orienter davantage vers un plan personnel. Encore faut-il qu’ils en prennent conscience d’une part et que d’autre part, ils arrivent à s’imposer la mise en place de ces ressources au quotidien. Ils ont un caractère perfectionniste, ils sont dévoués à leur équipe et à leur institution, comme ils l’étaient à leurs patients. Malgré une charge de travail très élevée, ils ne se donnent pas l’autorisation de se limiter. Ils ont beaucoup d’appréhension à oser refuser des missions. Ils ne prennent que très peu de pauses ; seulement un tiers d’entre eux ont un temps de repas régulier préservé. Ils acceptent d’être interrompus en permanence en restant à disposition des sollicitations, même s’ils reconnaissent le stress que cela engendre. Ces professionnels doivent apprendre à faire preuve d’assertivité. Cela signifie exprimer son ressenti de façon honnête, ferme et appropriée, agir dans son intérêt, tout en respectant les convictions des autres. Ils seront toujours sollicités de toutes parts, mais comme le disent Polletti et Dobbs : « Prendre soin de la qualité de sa vie, c’est d’abord apprendre à honorer ses propres limites[5]. » Notre enquête a montré que les cadres étaient interrompus en moyenne toutes les sept minutes. D’après Mark, Gudith et Klocke[6], chaque interruption nécessite vingt-cinq minutes pour se concentrer à nouveau sur la tâche. Il semble alors important de trouver des solutions pour ne plus passer d’une mission à l’autre mais de la réaliser de bout en bout. Le sentiment de ne plus pouvoir traiter les sujets en profondeur entraîne un sentiment de frustration qui perturbe le sens donné.

Ce travail morcelé engendre chez l’individu une perte de finalités. De cette juxtaposition des tâches découle un épuisement cognitif, entraînant anxiété et stress. Les résultats de notre enquête ont montré que les cadres n’osent pas fermer leur porte de bureau pour avoir des temps de travail posés et ils se disent « à disposition de leur équipe ». Or, comme nous l’a dit très justement une des personnes interviewées : « Un cadre doit être disponible pour son équipe, mais pas à disposition ! » Il semble souhaitable, pour se préserver, de planifier des plages horaires « non dérangeables » connues de ses collaborateurs, afin de conserver sa productivité. Une base organisationnelle solide semble être, au vu des informations recueillies, une option favorable sur le long terme pour moins subir le temps et que ce ne soit pas toujours les événements qui décident à notre place. Même les pauses devraient être planifiées au quotidien…, car il est quand même dommage qu’ils en arrivent à regretter, pour certains d’entre eux, de ne plus fumer, car cela les obligeait à « respirer » !

Les ressources extrinsèques que nous avons retenues de notre étude pour se préserver du stress se portent sur deux axes. Le développement professionnel continu, permettant aux cadres de s’approprier de nouvelles clés et visions en phase avec l’évolution de leurs missions, mais également des formations sur la gestion du temps, la lecture rapide de mail, la priorisation, etc. Le deuxième axe est l’amélioration de la communication avec la hiérarchie. Il apparaît dans les réponses à notre enquête qu’il manque aux cadres des données qui leur permettraient de s’approprier davantage les orientations institutionnelles et d’y adhérer plus facilement. Certes nous avons appris que les cadres supérieurs et les directeurs de soins n’envisagent pas de pouvoir transmettre toutes les données émanant de leur vision à long terme. Cela permettrait pourtant aux cadres de proximité, une plus grande compréhension des stratégies économiques et politiques choisies par leur établissement. Lors de notre recherche littéraire, nous avons noté l’importance, relevée par différents auteurs, dont Stanislas et Douillet[7], d’un lieu de discussions collectives pour les cadres. Cependant, dans nos entretiens de terrain, nos répondants nous ont fait part d’une méfiance installée entre ces professionnels, du fait d’un rapport de compétitivité instauré par les institutions. Cela entraîne une peur du jugement, une absence de parole libre, d’où un manque de confiance dans le collectif qui n’est donc peut-être finalement pas une solution.

Nous avons eu la chance de rencontrer des professionnels qui ont accepté de partager leur vision avec sincérité et transparence. Ils aiment leur rôle, apprécient les obligations de leur fonction, mais ont beaucoup de mal à adhérer aux évolutions économiques et organisationnelles du milieu du soin. Ils ont besoin d’être mieux informés, pour mieux comprendre. Mais, ils ont également besoin d’être davantage accompagnés pour s’approprier une organisation de travail leur permettant de garder du plaisir dans une fonction très chronophage. Ils doivent oser se préserver, ne pas être en acceptation de tout. Il semble important, suite à l’objectivation de la souffrance des cadres de santé à travers les dernières études menées, de s’intéresser à ce sujet, car le stress se diffuse et se reporte sur l’environnement proche. Les soignants qui sont eux aussi en souffrance ne sont pas aidés par un encadrement en plein tourment. S’intéresser à l’organisation de toutes ces nombreuses strates hiérarchiques permettrait de s’inscrire pleinement dans une démarche de santé et de bien-être au travail.

[1]- Voir le webinaire de la CFDT Santé-sociaux « Stress et management en santé », disponible à l’adresse : sante-sociaux.cfdt.fr/portail/sante-sociaux/webinaire-cadre-stress-et-management-en-sante-srv1_1286186 [2]- Laure de Montalembert, « Cadre de santé, une profession qui n’a pas fini d’avancer », Objectif Soins & management, 2017, no 255. [3]- Céline Desmarais et Emmanuel Abord de Chatillon, « Devenir manager, enjeux et difficultés », Soins cadres, 2018, no 105. [4]- Jean-Marie Revillot, « Travail et plaisir sont-ils compatibles ? », Objectif Soins & management, 2017, no 258. [5]- Rosette Poletti et Barbara Dobbs, Philosophie du coquelicot : Prendre soin de soi pour prendre soin de l’autre, Jouvence, 2010. [6]- Gloria Mark, Daniela Gudith et Ulrich Klocke, “The Cost of Interrupted Work: More Speed and Stress”, Proceedings of the 2008 Conference on Human Factors in Computing Systems, SIGCHI, 2008 .[7]- Jean-Luc Stanislas, « Risques psychosociaux : le rôle du cadre », Objectif Soins & management, 2012, no 210 ; Philippe Douillet, « Prévenir les risques psychosociaux », Anact, 2013.