Avec la crise liée à la covid-19, avec le premier confinement, avec les campagnes de vaccination, avec le navire qui a bouché le canal de Suez, avec la pénurie des micro-processeurs, le terme de logistique a été largement utilisé par les médias. Mais, qu’est-ce que la logistique ? Son périmètre doit-il être limité à une activité support d’une stratégie vaccinale ou à une activité de livraison des magasins ? Le terme logistique est-il le mieux à même pour refléter les problématiques industrielles et créatrices de valeurs des entreprises actuelles ? Le Supply Chain Management (SCM ou Management de la Chaine Logistique) ne peut-il pas englober la logistique et embrasser l’ensemble du processus industriel d’une entreprise : de l’acquisition des matières premières, à la production jusqu’à la distribution du produit final aux clients et aux consommateurs ?

L’objet de cet article est de montrer que, au-delà de la logistique, il est important d’élargir le champ des décisions et des actions à l’ensemble des activités industrielles et logistiques d’une entreprise, en utilisant la notion de Supply Chain Management. A l’image de la logistique qu’il intègre, le SCM ne peut plus être considéré comme une simple fonction support mais comme une fonction créatrice de valeur.

  1. De l’opérationnel au relationnel

1.1. De la logistique…

     Pour définir brièvement a logistique, il est possible d’écrire qu’elle regroupe l’ensemble des activités dont les tâches traditionnelles sont le stockage, la manutention, l’emballage et le transport. Son activité et son empreinte sont visibles par les palettes, les entrepôts, les camions, les porte-conteneurs, les avions cargos...

     Certains font remonter la logistique à l’armée romaine dans laquelle il existait un bataillon chargé de devancer de plusieurs jours le corps expéditionnaire pour repérer les lieux où installer les camps, où se fournir en eaux, en nourritures, en ressources… bref où s’approvisionner. D’autres considèrent que le premier à inventer la discipline est le Général Antoine-Henri de Jomini qui, dans sa très riche vie, a fait partie des États-majors de l’armée napoléonienne (et dans celle du Tsar Alexandre 1er) et qui a rédigé dans son « Précis de l’art de la guerre », un chapitre intitulé « Logistique ou art pratique de mouvoir des armées » (1838).

     Si l’on fait un large saut temporel, vers la fin des années 1940 au Japon, nous pouvons citer le toyotisme (mis au point par Taïchi Ohno) qui s’appuie sur la logistique pour faire tourner ce système qui deviendra en Occident dans les années 80 le Lean Manufacturing. Certains disent également que le débarquement allié du 6 juin 1944 a été la plus grande opération logistique de l’Histoire. C’est ainsi que jusqu’alors la logistique était considérée comme une fonction support, qui doit permettre aux fonctions principales créatrice de valeur de fonctionner.

     Pour illustrer la place des fonctions support, Michaël Porter, chercheur et professeur américain de management stratégique à l’Université Harvard construit, au cours des années 1980 (dans Competitive Advantage, Creating and Sustaining Superior Performance, en 1985, traduit en français en 1986, par L’Avantage concurrentiel), le schéma de la chaîne de valeur. Il y distingue les fonctions principales (dans la partie basse du schéma) sensées créer de la valeur et les fonctions supports (ou secondaires, dans la partie haute du schéma), sensées supporter et permettre aux activités principales de générer de la valeur … Or ce schéma date de 1985, il y a près de 40 ans. Depuis les choses ont bien changé ! La chaîne de valeur de Porter est désormais caduque ! Nous continuons parfois à l’enseigner (car c’est un outil pédagogique puissant), mais pour mieux montrer le changement dans les entreprises.

     Les fonctions principales ont été externalisées (autrement dit, elles ne sont plus assurées par l’entreprise elle-même, mais elles sont confiées à des fournisseurs et des sous-traitants) et les fonctions supports sont devenues les sources de création de valeur et d’avantages concurrentiels. Parmi celles-ci, citons les plus emblématiques : la Recherche et Développement (avec l’innovation), les achats (avec l’externalisation), les systèmes d’information (avec la digitalisation), et le SCM...

1.2. … Au Supply Chain Management

     Mais qu’est-ce que le Supply Chain Management (SCM) ou en français le Management de la Chaine Logistique (MCL) ? Le terme de SCM est assez récent puisqu’il date de 1982. Il a été utilisé pour la première fois par deux consultants Keith Oliver et Mickael Webber dans un ouvrage académique ; à l’époque il y avait un tiret en supply et chain. En reprenant les définitions de France Supply Chain by ASLOG (l’association française des professionnels de la logistique et du SCM) et du Council of Supply Chain Management Professionals (CSCMP, association américaine), le SCM désigne l’ensemble des activités liées au macro-processus industriel de l’entreprise. Il englobe toutes les activités qui participent à la création et fabrication des produits commercialisés par l’entreprise : de l’acquisition des matières premières, en passant par la production jusqu’à la distribution aux clients, sans oublier les activités de logistique. Le modèle SCOR (Supply Chain Operations Reference) schématise le SCM.

     Ainsi, le SCM inclut la coordination et la collaboration entre tous les partenaires impliqués dans ce macro-processus industriel, que ces partenaires soient internes à l’entreprise (comme les fonctions marketing, R&D, achats, commercial, maintenance, production, finance, etc.) mais également externes (fournisseurs, sous-traitants, co-traitants, industriels, prestataires de services logistiques, clients, distributeurs et consommateurs finals). Il prend en charge la gestion des flux d’information (commandes, prévisions, niveaux de stock, délais, etc.) et des flux physiques (matières, composants, produits finis, etc.). Très (trop ?) récemment, des préoccupations en termes de développement durable, d’écologie, d’empreinte carbone sont apparues.

     Cette coordination est devenue essentielle voire problématique à cause de l’externalisation (le fait de confier à une autre entreprise ce que l’on faisait avant soi-même), l’éclatement de la chaîne de valeur au niveau mondial, la globalisation des marchés de consommation et de production, la dispersion dans plusieurs pays, sur plusieurs continents des sites industriels d’une même entreprise, les besoins changeant des consommateurs, la recherche de rentabilité, de flexibilité, de productivité, de réactivité.

     Cette prise de conscience des potentialités du SCM dans les entreprises est récente, mais est l’aboutissement (ou la continuité) cohérent d’un processus historique. Cette évolution a sans cesse cherché de l’optimisation, des gisements d’économie et des améliorations. Cela fait des années, que les entreprises ont optimisé le commercial, la distribution, la comptabilité, les ressources humaines, plus récemment les achats et désormais le SCM. Celui-ci apparait donc comme une nouvelle activité créatrice de valeur qui avait été, jusque-là, négligée par les entreprises, parce qu’elles avaient d’autres urgences, que cette fonction n’était pas aussi visible, ou qu’elle n’avait pas l’importance stratégique qu’elle a désormais.

  1. Au cœur du macro-processus industriel

2.1. Le SC Manager : un chef d’orchestre

« Le SCM, c’est de l’huile dans les rouages ». Le SC Manager est le chef d’orchestre du macro-processus industriel. C’est un touche-à-tout, il doit avoir une connaissance sur tout, et être un expert dans la coordination et dans l’arbitrage dans des décisions complexes et divergentes. L’exemple emblématique de cet arbitrage est le processus S&OP (Sales and Operations Planning, ou Plan Industriel et Commercial) qui est constitué par une série de réunions mensuelles entre le commercial et le responsable de production pour équilibrer 18 à 24 mois à l’avance la capacité de travail à la charge de travail. L’un veut une quantité de produits pour les vendre et l’autre peut fabriquer une quantité de produits. Une tension existe donc entre cette charge (la demande) et cette capacité (les moyens). C’est au SC manager de concilier et arbitrer pour trouver une solution.

     L’échange d’informations et la bienveillance dans les relations industrielles et logistiques sont désormais les fondements d’un SCM réussi. De façon très concrète, tout ceci doit reposer sur un ensemble de stratégies et de pratiques alignées. Cela peut débuter par des échanges d’information (avec un système d’information ou simplement avec des processus organisationnels et inter-organisationnels partagés), de la coopération, de la coordination et même de la collaboration (savoir travailler avec l’autre, décider ensemble d’actions communes, concevoir ensemble un planning d’activités partagées et synchronisées). Cette collaboration repose sur une pérennité dans les relations entre partenaires industriels et logistiques voire un accompagnement pour améliorer leur fonctionnement et être alignés avec eux. On ne parle plus de concurrents, ni des « autres », mais ce sont des partenaires, des « nous » avec qui travailler et cheminer ensemble. Les stocks se réduisent par une meilleure visibilité, les délais se raccourcissent pour mieux servir le client… Tout ceci invite à travailler et à collaborer avec les autres.

2.2. Le SCM : porteur des enjeux de demain

     Cette tendance vers une fonction créatrice de valeur peut passer par la création de business model s’appuyant sur le SCM. S’il est bien organisé, il peut permettre de créer de la valeur (et pas uniquement de la valeur financière en réalisant des économies), ainsi que de nouvelles stratégies et de nouveaux business model. Parmi les multiples exemples, nous pouvons citer l’iconique Amazon, les industriels Schneider Electric ou Caterpillar qui proposent des services industriels rendus possibles grâce à leur SCM, mais aussi l’ultra fast fashion (dont Primark, PrettyLittleThing et Zaful sont les plus représentatifs). Celle-ci permet de proposer rapidement de nouveaux produits grâce à un time to market (délai de mise sur le marché de nouveaux produits) très court, des délais de production réduits et des coûts de production très bas (par le recours à une production dans des pays à bas cout de main d’œuvre). Le SCM, s’il est bien maitrisé au-delà des dérives possibles néfastes pour toutes les parties prenants (et surtout pour la planète), peut permettre d’améliorer le fonctionnement de l’industrie. Grâce à une meilleure coordination et collaboration entre les acteurs de ce macro processus industriel, il peut conduire à :

-   moins de ruptures de stock ou à l’inverse de sur stockage et des délais d’attente raisonnables grâce à une meilleure visibilité des acteurs et du marché ;

-   de la servitization (ou en français la servicisation) autrement dit la possibilité de proposer, en plus des produits fabriqués, des services (comme de l’innovation, des services logistiques, de la personnalisation des produits, etc.), qui sont à forte valeur ajoutée. Ces services associés peuvent permettre de répondre aux attentes des clients, et se distinguer des concurrents et des productions de pays à bas coût de main d’œuvre ;
-           une utilisation plus cohérente et harmonieuse des ressources (en évitant des pics et des creux d’activité, qui sont la plupart du temps dommageables, comme par exemple des heures supplémentaires durant certaines périodes ou du chômage partiel à d’autres, ou encore des ruptures de stocks et du surstockage) ;

-   une traçabilité sur le macro processus industriel et notamment sur l’origine des matières (par exemple, la haute joaillerie horlogère suisse qui se lance dans des démarches d’achats responsables ; ou la grande distribution qui peut tracer « la vie » d’un poulet avec la technologie blockchain) ;

-   une plus grande prise en compte des attentes des clients (pour faire des produits de qualité… autrement dit répondant à leurs attentes, selon la norme ISO 9001) et une meilleure visibilité pour des achats en connaissance de cause pour le consommateur final,

Conclusion

     La plupart des fonctions principales des années 1980 sont devenus des fonctions secondaires (souvent externalisées à des fournisseurs et des sous-traitants). Inversement, les fonctions supports des années 1980 sont désormais des fonctions principales créatrices de valeur, à l’image du SCM. Celui-ci permet aux entreprises françaises de se démarquer. Il est non seulement un gisement d’économies (jusqu’alors négligé), un facteur de différenciation stratégique, un pilier de nouveaux business model, une nouvelle façon de considérer les relations client-fournisseur, mais aussi le moteur du monde de demain ! Le paradigme actuel du SCM est que la collaboration permettra de mieux travailler ensemble et d’améliorer le macro-processus industriel. La notion de « partenaire industriel » y trouve toute sa place.

Sans tomber dans un monde de bisounours, les affrontements incessants, la recherche permanente de prix bas, la croissance à tout prix, la recherche de nouvelles parts de marchés, la réduction des coûts de production, le raccourcissement des temps de prise de décision et d’action participent à des cercles souvent vicieux, qui ont conduit le monde là où il est actuellement. Nous laissons le lecteur, consommateur, citoyen, épargnant, actionnaire, apprécier le monde dans lequel nous vivons, et donc construire par ses actes le SCM du monde d’Après !