Véritable action de terrain sur la réalité quotidienne des cadres et de leurs préoccupations, l’enquête CFDT Cadres auprès de la fonction publique a permis de mieux connaître leurs réalités professionnelles et leur regard sur le sens des réformes.

Environ 7000 cadres ont répondu à l’enquête et ont été interrogés sur les conditions de travail, la gestion des carrières, la rémunération au mérite, la mise en oeuvre des réformes, l’existence ou non des lieux d’expression et sur la relation à l’usager ainsi que sur le rôle du service public dans un contexte de transformation du travail dicté par la culture de résultats et le pilotage par indicateurs.

Si globalement, leur univers de travail, leur environnement et le management ont recueilli des ressentis plutôt positifs avec des nuances selon les secteurs, les questions sur les réformes ont montré a contrario de profondes désillusions autant pour les acteurs chargés de les mettre en oeuvre que pour la qualité du service public rendu à l’usager.

Les cadres des fonctions publiques sont-ils des cadres comme les autres ?

Comme les autres cadres, quand ils parlent de leur travail, les cadres des fonctions publiques évoquent des situations de tension entre un fort attachement au service public et un désaveu de la culture de résultats, entre l’intensification du travail et l’opacité du système de rémunération qui accentue les inégalités hommes-femmes.

Particulièrement concernés par les mouvements successifs des réformes, les cadres publics sont à la fois les acteurs de la conduite du changement et victimes de ces transformations dont ils n’ont pas été informés et encore moins associés à leur élaboration.

Avec l’introduction d’une logique de performance et d’individualisation de la rémunération, ils voient leurs pratiques managériales évoluer rapidement sans bénéficier réellement d’un accompagnement adéquat.

Ce sont autour de ces interrogations et constats que les chercheurs invités au séminaire de l’Observatoire des Cadres du 16 septembre 2011, dans la continuité de la revue Cadres (« Cadres, Fonctions, Publics », juin 2011, n°444) ont tenté de répondre.

Management et « confusion des mandats »

Pour Loïc Cadin, professeur en gestion des ressources humaines et de management à l’école supérieure de commerce de Paris (ESCP), l’étude du travail des cadres est le plus souvent approchée par le haut : on regarde comment le cadre s’y prend avec ses subordonnés. Le manager est alors observé comme un managé et on s’interroge sur les mandats qu’il reçoit. La notion de mandat fait appel à la théorie de l’agence qui étudie la relation entre principal/ manager et employé/agent. La théorie postule que le manager sait ce qu’il veut et donnera par conséquent un mandat clair à l’agent. Mais dans les faits, le mandat confus est la norme et le mandat clair l’exception. Cette confusion des mandats met le manager dans l’incapacité de définir correctement ses souhaits. Il peut lui-même être dans un mandat confus. Il peut avoir des mandats cachés sous la multiplication des demandes et la non convergence des objectifs. C’est le cas dans lequel se trouve un cadre qui doit répondre à la fois au projet et au métier, à la hiérarchie et à la ligne fonctionnelle.

Le cadre consacre donc une partie de son attention à comprendre ce qu’on lui demande et à faire des arbitrages entre les différents mandants lorsque ceux-ci demandent des choses contradictoires. D’une manière générale, il anticipe les jugements qui seront portés sur son action et leurs conséquences. C’est l’approche cognitive du manager.

Selon Jean Pralong, professeur assistant en management, les résultats de l’enquête ont démontré que la confusion des mandats est moins forte dans la fonction publique qu’on ne le supposait. Même si de nombreuses sources potentielles de confusion existent, il semble que la culture de service public et un système de valeurs fortement enraciné continuent à faire repère dans des situations ambiguës.

Cependant la fonction publique hospitalière, la fonction publique d’Etat à travers les Finances, la Défense et l’Ecologie, qui subissent de plein fouet les vagues répétées des restructurations, connaissent une grave crise professionnelle identitaire même si les cadres portent des jugements mesurés sur les réformes.

La rémunération au mérite : les primes sont-elles motivantes ?

Pour Maya Bacache-Beauvallet, maître de conférences en économie à l’école d’ingénieurs Télécom-Paris Tech, il existe aujourd’hui un consensus des économistes sur les effets pervers de la rémunération à la performance. Elle a mené sa recherche sur l’impact de la rémunération sur la motivation au travail dans la fonction publique. Elle a démontré que le raisonnement intuitif du « travailler plus pour gagner plus » repose sur deux hypothèses : l’effort est coûteux et il n’est pas observable directement. En conséquence, l’effort doit être vérifié et dédommagé. C’est la prime à la performance. Ce système qui ne fonctionne pas du tout dans les services publics a trois effets : multitâche, inégalitaire, démotivant.

Les efforts vont se porter sur la tâche la plus rentable, jouer le quantitatif et non le qualitatif. En conséquence, la rémunération à la performance détruit la qualité. Trop d’indicateurs de performance obligent des arbitrages qui peuvent être difficiles quand on diminue les délais ou on augmente les coûts.

En cas de rémunération au mérite, le fonctionnaire va devoir allouer son effort entre les usagers. Afin de maximiser sa rémunération, il va orienter son effort vers l’usager le plus rentable en termes d’indicateurs. On voit ainsi un effet d’écrémage dans les hôpitaux publics, où on fait entrer dans les statistiques, ce qui améliore l’indicateur, alors même que l’égalité de traitement devrait rester au coeur du service public.

La prime a-t-elle un réel impact sur la motivation des cadres ? Selon Maya Bacache-Beauvallet, une prime peut paradoxalement être démotivante. Elle explique qu’une prime à la performance ne représente que 10 à 20% du salaire annuel. C’est trop et pas assez en même temps. S’appuyant sur l’analyse des résultats de l’enquête en particulier ceux de la fédération des finances, elle souligne le caractère démotivant des primes parce qu’il dévalorise la notion même de l’intérêt général et de la qualité du service public. Elles sont perçues par la majorité des cadres comme injustes et arbitraires. Une contradiction existe donc entre le service à l’usager et la rémunération à la performance.

Egalité professionnelle : encore des efforts

Sophie Pochic, sociologue, chargée de recherche au CNRS s’est pour sa part penchée sur le concept d’égalité professionnelle dans la fonction publique. Son constat est sévère. L’accès des femmes aux postes à responsabilité reste trop faible. Elles sont 20% à occuper une fonction d’encadrement au niveau de l’Etat, 18% pour la territoriale et 40% dans le secteur hospitalier.

Les fonctions publiques sont des espaces professionnels qui se pensaient exemplaires et qui étaient censés incarner l’égalitarisme républicain. En 2008, les femmes représentaient 57% des cadres A. Même si on assiste au fil des ans à la levée de certains verrous, ils persistent dans certains secteurs, c’est ainsi que les femmes ont investi tardivement la justice, la police et restent rares à la Préfectorale. Des études ont montré que l’orientation vers l’égalité était plus nette quand la promotion se faisait par concours. Si l’idée d’une pente naturelle vers l’égalité est de plus en plus partagée au sein du service public, elle se heurte à l’organisation collective et sous-estime le temps de travail réel.

Un diagnostic chiffré via des études statistiques a mis en évidence l’inégal accès des femmes aux fonctions d’encadrement et aux postes supérieurs. Elles sont peu nombreuses comme directrices d’hôpital mais plus nombreuses comme directrices d’établissement médicosocial. Elles sont 8% à être trésorières payeurs générales et 10% préfètes.

Selon Sophie Pochic, la disponibilité extensive devenue indispensable pour faire carrière dans un contexte de lutte de places fait que beaucoup de femmes renoncent à cette carrière ou se réfugient dans des postes d’expert. De même que la mobilité géographique contrainte qui devient une norme dans les ministères restructurés oblige les femmes à faire des choix de conciliation entre vie professionnelle et privée.

Sophie Pochic a évoqué le rapport de Francoise Guegot, qui propose des quotas pour l’accès des femmes aux postes de cadres dirigeants. Mais assimiler les femmes à une minorité visible à des postes d’encadrement menace de dégrader les conditions de travail des femmes les moins qualifiées et de reproduire les inégalités existantes entre elles et les hommes.

En conclusion, on notera que pour Loïc Cadin, les cadres sont soumis à la fois à une évaluation formelle périodique avec des règles du jeu fixées et à une pression évaluative quotidienne. Pour Maya Bacache-Beauvallet, le système de primes individuelles dans la fonction publique est non seulement faux mais dangereux et pour Sophie Pochic, il existe des quotas implicites, le fait d’édicter des quotas peut permettre de communiquer sur une politique collective. C’est un vrai enjeu d’affichage pour la fonction publique.