Ce n’est pas la rue qui gouverne nous a-t-on rappelé cette année. La phrase exacte de Jean-Pierre Raffarin est : « la rue doit s’exprimer mais ce n’est pas la rue qui gouverne ». D’un point de vue strict, la légitimité du pouvoir est celle de la légalité : la rue n’est pas au-dessus des lois. D’un point de vue large, elle désigne ce qui paraît juste et moral selon le sens commun[1]. Dit autrement, la rue participe à la gouvernance, expression directe mais aussi de celle des représentants syndicaux eux-mêmes légitimés par des élections professionnelles, et d’autres critères fixés par la loi. Contrairement à l’argument populiste, la démocratie ne se résume pas à l’élection car la séparation des pouvoirs est ce qui permet à une société de vivre démocratiquement entre deux élections, à condition de ne pas survaloriser les pouvoirs de contrôle et de résistance. La démocratie dite « continue » consiste donc à faire émerger des acteurs non politiques mais légitimes dans un état d’esprit constructif. Ainsi la démocratie sociale est-elle une composante de la démocratie politique car elle l’enrichit, ce qui est essentiel dans le cadre d’un régime comme le nôtre à domination présidentielle soumettant le Parlement. En France, l’élection du Président est le pivot de la vie politique et l’argument d’Emmanuel Macron sur l’âge de la retraite est que celui-ci avait été tranché par sa réélection. C’est très présidentialiste, mais pas assez démocratique. La République du Président est un royaume sans intermédiaires. C’est le prix de la cohésion d’un pays passé de la monarchie à la démocratie laïque sans se démembrer. Résultat : l’Etat est le réceptacle des attentes et donc des déceptions. Les citoyens confient et contestent, comme nous l’ont rappelé la crise des « gilets jaunes » et le silence des abstentionnistes. C’est un rapport particulier au pouvoir : refus du lien de subordination et passion pour l’égalité. La revanche des serfs sur un millénaire de domination seigneuriale ? Le pouvoir ne se partage pas : on le donne ou on le renverse.

La société attend des corps intermédiaires entre l’État et la vie quotidienne

La difficulté, dans un pays où le pouvoir transcende la société, est de penser l’intérêt collectif comme un compromis entre des intérêts particuliers. Nous vivons dans un système intermédiaire entre régime représentatif et démocratie directe, et c’est bien là que les syndicats ont un rôle à jouer, à condition de savoir embarquer d’autres partenaires sociaux et les pouvoirs publics à avoir de l’ambition pour les enjeux de conditions du travail. Ils ont en effet confirmé ces derniers mois leur rôle traditionnel, celui défini par Pierre Rosanvallon dans La question syndicale qui demeure un ouvrage-clé. Il articule la forme syndicale autour de la représentation des intérêts des salariés, de la régulation des conflits et de l’organisation de la protection sociale[2]. Leur capacité, comme celle de la CFDT, à travailler sur le fond des réformes, à organiser une douzaine de journées de manifestations jusque dans des petites villes où il n’y en avait jamais eu est une marque importante de porter l’inquiétude sociale sur la place publique. Enfin, si la représentation des intérêts des salariés vit sous le défi de l’éclatement de la vie active, des nouvelles formes d’emploi et de représentations, il faudra de plus en plus défendre ceux qui ne vivent et ne se logent que de leur travail. En somme, la démocratie consacre le règne de l’opinion alors que le syndicalisme se fonde sur une identité d’intérêts et s’organise autour du problème du travail. La société attend donc des corps intermédiaires entre l’État et la vie quotidienne, comme on a besoin en entreprise de représentants et d’encadrants pour mettre des rouages dans l’activité, c’est-à-dire l’écart entre ce qui est prescrit, un peu comme une loi, la vie réelle et ses acteurs.

Retrouver du temps social qui articule l’expérience quotidienne et le temps long

Ce numéro interroge les qualités du dialogue social au sens large, qu’il soit informel dans les espaces professionnels, institué au sein des comités sociaux et économiques, ou lié au dialogue professionnel ou managérial. Notre société a besoin d’espaces de discussion des points de vue qui régulent les conflits. Sans confrontation des logiques, les acteurs s’affrontent. La négociation crée des règles permettant de fixer les conditions de l’action. Il ne s’agit pas d’être d’accord, mais d’organiser les désaccords. Elle ne fixe pas un âge de départ à la retraite mais crée les règles d’indemnisation en fonction de la réalité de travail. Elle ne fixe pas un salaire mais invente des règles pour fixer un salaire. Elle ne donne pas une norme de bien-être au travail mais pose les conditions pour développer la prévention primaire, etc. On l’a encore vu au Parlement lors des retraites : la démocratie représentative peut s’épuiser de l’urgence et l’absence de délibération. Il faut retrouver du temps social, celui qui articule l’expérience sensible quotidienne et le temps long au-delà des échéances électorales (ou de celles des marchés). Cela s’est vu cette année : le politique parle « gestion et coût de l’emploi » pour séduire les financeurs de la dette publique, les syndicats parlent « négociation des conditions du travail » pour engager à travailler mieux. Conclusion : les erreurs du pouvoir exécutif donnent du pain sur la planche au corps social. Face à un Président faiblement intéressé par la social-démocratie, on a redécouvert l’importance de la diversification des pouvoirs et donc du rôle syndical en démocratie.

[1]- A lire : Pierre Rosanvallon : « Le débat sur la réforme des retraites est le signe d’un ébranlement de notre démocratie », Le Monde, 24 février 2023. [2]- La question syndicale. Histoire et avenir d’une forme sociale, Calmann-Lévy, 1988.