Voilà un ouvrage qui décoiffe le « cadre CFDT », fidèle lecteur de cette revue, en ce qu'il nous plonge en terrain inconnu : celui des étudiants allemands des années vingt. Il présente, de plus, deux difficultés :

  • il est écrit en allemand et non traduit (son titre signifie « contribution à la compréhension d'une génération ») ;
  • il demande, pour y entrer au plus profond, une bonne connaissance de base de l'histoire de la philosophie (qui me fait défaut à moi-même, écrivant ces lignes).

Alors pourquoi en faire mention ici ?

C'est l'alliance du cœur et de la raison qui nous y invite. La raison nous fait saisir l'opportunité de découvrir une tranche de vie au quotidien que l'on constate être une page de l'histoire de notre Europe. Le cœur parce que l'auteur est une perle rare. Nous y reviendrons plus loin. Et cet auteur nous est proche. Avec son mari, Jean Schwalbach, conduisant un travail de sociologue dans les années soixante-dix/quatre-vingt, ils ont tissé avec les réseaux militants de la CFDT de l'époque des liens d'amitié qui n'ont en rien gêné la distance critique nécessaire à leur travail, liens qui ont traversé le temps. 1

Ce livre a été, pour l'essentiel, écrit en 1932 par une jeune femme rebelle, née avant le siècle à Brno - ville principale de la Moravie tchèque - à l'époque sous domination autrichienne (la ville s'appelait Brûnn) et devenue tchèque par le traité de Versailles en 1919. Son père est un avocat ayant pignon sur rue dans l'empire, mais juif athée, il fait baptiser ses deux filles pour qu'elles puissent avoir accès à l'école. L'école c'est bien, mais pas question dans ce milieu que les jeunes filles s'engagent dans des études supérieures. Elle livre alors, jeune adolescente, sa première bataille face à la famille. Le père va comprendre et lui permettre d'entrer à l'université.

Nous effectuons avec elle, au fil des pages, un voyage fascinant au cœur de la vie quotidienne des étudiants allemands de l'après-guerre 14/18, entre 1920 et 1928, juste avant la montée du nazisme et le flux d'émigration qui commencera en 1932, conduisant les juifs et les politiquement conscientisés en France, Grande-Bretagne, USA et ailleurs. C'est donc un livre qui contribue à notre compréhension de l'Europe.

Le manuscrit de 1932 qui retrace ces années de formation et maturation, repris en 1992, a donné l'ouvrage présenté ici. Telle elle s'expose dans ce livre, telle nous l'avons connue, et la connaissons toujours, intellectuellement exigeante, en alerte, à l'écoute, en recherche des voies et moyens de « civiliser » et humaniser la société.

L'âge ne l'empêche pas de poursuivre aujourd'hui, dans le débat avec ses livres lyonnais, sa quête du sens fondée sur un athéisme humaniste, et dont elle énonçait les postulats à l'époque : « il n'y a pas d'au-delà. L'être humain est fils de la terre » (page 102) ; et « contre toute évidence, même seule et sans Dieu, la vie humaine n'est pas insignifiante » (page 312).

Cette quête du sens, à donner à sa vie, l'oriente rapidement après une propédeutique à Vienne, sur la philosophie et la philologie. Elle part à la rencontre de sa génération.

Elle part au sens propre. Elle nous donne le tournis en nous faisant faire un tour des universités allemandes où les étudiants se déplacent là où les maîtres ouvrent des espaces de réflexion existentielle. Nous la suivons à Leipzig avec Freyer, à Fribourg avec Husserl puis Heidegger, à Heidelberg où un ami se rapproche de Jaspers, à Marburg où arrive Heidegger.

Des relations amicales se nouent, des relations amoureuses aussi, toutes nourries de longs et profonds échanges sur les idées, concepts, systèmes d'explication des maîtres antérieurs et actuels. A Leipzig, autour de Freyer, s'était constitué un groupe qui n'a pas peur de s'appeler : « les camarades de culture ». Ils voulaient être les architectes d'un nouveau futur. Curieusement, on y parle de Marx. Le présent les inquiète. Elle ne cesse de rendre compte du désarroi de cette « génération née sur la route : ils ne savent pas où ils vont, ces vagabonds du destin » (page 370). Ces mots sont écrits en 1926/27, sur la première page d'un cahier neuf, un soir, lors du retour à Fribourg. Elle poursuit en disant qu'il faut, à cause de cela, accepter de vivre, l'inquiétude au cœur, puis affirme : « c'est pourquoi je suis et je reste athée ».

La jeunesse allemande, perturbée par la guerre, la défaite, la répression suivant la révolution spartakiste de 1919 (nous sommes là en 1920/22) est en réaction. Mais comme le note Léopoldine, « mi-créatrice de neuf, mi-violente et barbare » (page 76). C'est une bûcheuse, toujours prête à aller à la rencontre du groupe et pourtant, solitaire. Lorsqu'elle prépare sa thèse de philo (quelque chose qui, chez nous, pourrait correspondre à un DEA), après des mois de maturation à Leipzig puis Fribourg, elle s'enferme quatre jours et trois nuits pour écrire cent-dix pages. De quoi s'agit-il ? D'une étude critique comparée du concept de culture chez Nietsche et Dilthey ! (page 76).

Fribourg (1922/23), puis Marburg, avec d'autres elle sera fascinée par Heidegger. Significatif, le choc du premier contact à Fribourg. Ils sortent de l'amphi et décident de « ne pas en parler de suite pour ne pas briser ce qui vient d'être vécu » (page 187). A Marburg quelques années plus tard, Heidegger offre au petit groupe d'élèves amis (dont Hannah Arendt) de conduire un séminaire privé. Le propre père de Léopoldine accourt les rejoindre, confiant pour quelques mois son cabinet d'avocats à ses collaborateurs !

Heidegger travaille sur son ouvrage phare : « Sein und Zeit » « L'être et le temps » dont Léopoldine et Karl Löwith corrigent les épreuves. Le livre est publié en 1927.

Avec la maturité des trente ans, l'étape s'achève dans laquelle la philosophie a été son brûlot d'inquiétude. Vient le temps de l'engagement, de l'action (page 430). Ce sera en 1932, l'émigration vers la France.

Le néophyte que je suis s'est demandé comment Léopoldine a pu gérer par la suite sa relation à Heidegger, après le temps du compagnonnage du philosophe avec le nazisme. Dans les brèves notes rédigées en 1992, à la fin du livre, elle synthétise une explication.

Pour elle, le philosophe propose à l'être humain les balises qui vont lui permettre de devenir lui-même, acteur autonome. Certes, il ne sait pas dire comment y parvenir. Ceci est dans l'ordre des choses. Mais dès lors qu'il se laisse gagner par la perplexité et qu'il écarte la confrontation avec la démarche scientifique, « il sombre dans la confusion, est exposé à tout dérapage. Cela fut la fausse route suivie par le génie Heidegger. Il s'est retrouvé avec Hans Freyer dans l'adhésion au concept de « peuple », en tant que national-socialiste, il est du peuple allemand. Il n'est pas antisémite mais n'a pas su marquer des frontières face au triomphe des conflits ethniques ».

Sur ce point important, la jaquette du livre renvoie à un article de Léopoldine Schwalbach-Weizmann dans la revue « les Etudes » en 1988.

Si votre curiosité est aiguisée, allez lui rendre visite à Lyon. Elle est un grand témoin européen de ce siècle.

1 : Après « L'ouvrier d'aujourd'hui » 1960, ils conduisent une longue enquête dont le fruit sera « Le militant syndicalistes d'aujourd'hui ». Editions Gonthier, 1973. Les publications sont sous noms d'auteurs : Jean Schwalbach et Andrée Andrieux.