Si vous êtes tombés dans un profond sommeil depuis quelques mois ou avez migré sur une autre planète, vous ignorez peut-être que le droit à la déconnexion des outils numériques a fait son entrée dans le Code du travail depuis le 1er janvier 2017.

Nous pouvons ainsi lire à l’article L2242-8 que « la négociation annuelle sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes et la qualité de vie au travail porte sur […] les modalités du plein exercice par le salarié de son droit à la déconnexion et la mise en place par l’entreprise de dispositifs de régulation de l’utilisation des outils numériques, en vue d’assurer le respect des temps de repos et de congé ainsi que de la vie personnelle et familiale… ».

Beaucoup se sont emparés de ce sujet. Parmi eux, certains journalistes, sociologues ou juristes, en somme des « sachants » qui ont voulu se démarquer en écrivant ici ou là de façon plus ou moins provocatrice (et avec parfois une bonne dose de mauvaise foi) que ce droit n’était pas nécessaire voire contreproductif. Voici donc un inventaire non exhaustif de ce que nous avons pu lire ici ou là et quelques éléments de réponse.

Cette loi ne servirait à rien car elle se focaliserait sur les outils.

Ce n’est absolument pas l’esprit dans lequel a été portée cette revendication au sein de la commission Mettling1 et ce n’est pas non plus l’esprit de la loi. Quand on parle des « modalités du plein exercice » du droit à la déconnexion, il est évident que ce plein exercice ne peut se satisfaire d’une simple injonction faite au salarié de couper son téléphone et ou d’éteindre son ordinateur à 18 heures. S’il reçoit un travail à faire à 17 heures 50 pour le lendemain 9 heures, lui demander de se déconnecter ne sert à rien s’il n’a pas terminé sa tâche.

Négocier le droit à la déconnexion, c’est donc se poser la question de savoir pourquoi les gens se connectent ou reconnectent en dehors des heures de travail habituelles. C’est parler de l’organisation du travail dans l’entreprise et de la charge de travail confiée à chacun. Cette charge empêche d’ailleurs certains de se déconnecter des outils dont ils ont besoin pour y faire face.

Cette loi infantiliserait les salariés.

Si on perçoit en effet cette loi comme l’ordre de se déconnecter des outils numériques, alors on retrouve effectivement l’esprit du « éteins ton portable et viens à table » adressé chaque soir à nos chères têtes blondes.

Loin d’infantiliser les salariés, elle les invite au contraire à s’interroger individuellement et collectivement sur leur rapport aux outils, sur la façon dont ils appréhendent leur connexion, sur les interactions que ces sur-connexions engendrent (si envoyer un mail à 22 heures ne me gêne pas, celui qui le reçoit peut être importuné). Une loi sur la déconnexion qui permet de négocier ce droit au plus près des réalités du terrain permet de définir des règles communes acceptées par tous et déterminer ensemble ce qui peut être fait ou non. Les outils sont de plus en plus puissants : de même que les voitures peuvent aujourd’hui atteindre les 200 km / heure, il a été défini une norme fixée à 130 sur les autoroutes pour limiter les accidents. Ainsi, si les outils permettent de nous connecter 24 heures sur 24, il n’est pas inconcevable de fixer des bornes à ne pas dépasser pour la sécurité de tous.

Cette loi est en contradiction avec l’autonomie accordée aujourd’hui à certains salariés.

Comme le confirment les études récentes dont celle de la Dares sur les conditions de travail, les salariés n’ont cessé de voir leur autonomie quotidienne diminuer depuis les années quatre-vingt. Parmi les causes de cette baisse de l’autonomie, on peut aisément citer les outils numériques. Le mail est vécu par beaucoup comme une injonction continue à laquelle il faut répondre sans cesse. Les managers sont contraints de produire de plus en plus en plus de reportings au point, pour certains, de passer plus de temps à rédiger des rapports sur ses tâches qu’à les exécuter !

La déconnexion, ce n’est donc pas qu’un droit à faire valoir hors temps de travail mais tout au long de la journée. Pouvoir s’astreindre à ne pas consulter ses mails pendant une réunion pour être plus efficaces, couper ses accès quand on a besoin de se concentrer ou bien ne pas répondre à son téléphone quand on est en discussion avec ses équipes font aussi partie du droit à la déconnexion et de la véritable autonomie accordée au travail.

Cette loi empêcherait ceux qui veulent se reconnecter le soir de le faire.

Certains salariés aimeraient disposer d’une plus grande latitude dans la gestion de leur temps de travail sur la journée. La libre connexion est ressentie par un grand nombre d’entre eux comme une garantie de liberté et d’autonomie. C’est le cas par exemple de certains parents qui apprécient de pouvoir se reconnecter en fin de journée une fois leurs obligations familiales accomplies (reste à savoir, d’ailleurs, si toutes ces connexions parentales tardives sont bien librement choisies, mais c’est un autre sujet). Il ne faut pas pour autant oublier le cas de ceux qui, après avoir été connectés toute la journée, le restent le soir, dans l’épuisement le plus total… Les facilités d’organisation des uns ne doivent pas masquer les pressions et contraintes des autres : si en effet le droit à la déconnexion est bien désormais inscrit dans le droit du travail, notons qu’aucune sanction n‘est prévue pour ceux qui ne la respectent pas ni pour les employeurs responsables pourtant de la santé de leurs salariés. C’est bien justement parce que cette responsabilité existe déjà (respect du droit au repos quotidien et hebdomadaire…) qu’il n’est pas apparu nécessaire de mettre des garde-fous supplémentaires. Car l’exemple donné prouve que la déconnexion, loin de se focaliser sur les heures de connexion, renvoie au contraire chacun devant son propre ressenti face à la connexion. Se connecter de temps en temps le soir peut nous paraître supportable mais que faire si cette connexion devient quotidienne et impacte notre santé et notre vie personnelle ? On le voit bien : ce droit à la déconnexion, comme l’indique l’article de loi, doit s’accompagner d’une formation aux usages - pas seulement aux outils, donc - du numérique. Cette formation peut être complétée par un bilan des mails générés en dehors des heures de travail fourni par l’entreprise afin que chacun puisse prendre conscience de sa situation.

Ce droit dépasse ainsi le simple cadre un peu réducteur de l’utilisation des outils pour s’intéresser au-delà à la façon dont est organisé le travail dans l’entreprise. Un chantier bien plus vaste certes mais nécessaire de mise en débat de l’activité réelle. Ainsi ce droit trouve t-il son corollaire dans un « devoir » de déconnexion, absent du texte de loi, mais qui suppose que ce sont autant les outils que les systèmes et les usages qu’il nous faut travailler.

1 : « Transformation numérique et vie au travail », sept. 2015.