Ils avaient la trentaine et étaient cadres, syndiqués à la CFDT ou non. Nous leur avons demandé comment ils avaient vécu ce mois-là et s’ils pensaient que Mai 68 avait changé quelque chose dans la vie des cadres et dans leurs relations avec les autres salariés.

Permanent bien intégré dans « l'appareil », militant d’entreprise, simple adhérent, cadre non gréviste ou Candide étonné, ils nous ont raconté « ce qu’ils n’oublieront jamais » de cette période. Directions qui disparaissent, salles de réunions transformées en lieux de débats libres, rencontres avec employés et ouvriers. Ce n’est certainement pas un hasard si le mot « bouillonnement » revient dans plusieurs témoignages. Ils ont découvert qu’ils avaient quelque chose à dire et que les autres avaient aussi quelque chose à dire. Car Mai a bien été la libération de la parole. Ce que Mai a changé ? C’est différent d’une entreprise et d’une région à l’autre. Partout des augmentations de salaires sans mise en cause de la grille hiérarchique, parfois une petite diminution de l’horaire affiché, ici une mise à plat des qualifications, là une politique de formation, ailleurs l’importance nouvelle donnée à la communication. Deux formules qu’on a entendues en juin sont aussi fausses l’une que l’autre : « rien n’a changé, tout est redevenu normal » et « rien ne sera plus jamais comme avant ». Certaines évolutions étaient en germe depuis plusieurs années, elles ont apparu en 1968 ou plus tard, d’autres n’ont démarré que bien après. Mai n’a pas été le tournant du siècle mais il y a eu un « avant » et un « après ». Paul Cadot était entré chez Berliet en 1965 à 24 ans. En 1968, il était chef d’atelier, responsable de deux cent cinquante personnes. Déjà militant syndical, il avait en particulier participé à la négociation qui a fait passer les cadres de l’entreprise d’une rémunération horaire à une rémunération forfaitaire basée sur l’horaire collectif, avec intégration de la prime d’ancienneté dans le salaire.

Berliet était une entreprise en fort développement, la population jeune était assez importante. Les jeunes ouvriers suivaient avec passion le mouvement étudiant et les actions aux Chantiers de l’Atlantique à Saint-Nazaire. Dans la journée du 10 mai, ce sont eux qui, sans qu’un mot d’ordre syndical ait été donné, ont décidé d’arrêter le travail. En une heure et demie, l’entreprise s’est arrêtée. Les gens ont commencé à sortir, mais les salariés du service entretien de la fonderie, dont le chef était d’ailleurs un adhérent CFDT, et ceux de l’atelier « traitement technique » ont fait ce qu’il fallait faire pour « ranger la maison avant de partir ». Il n’y a pas eu de déperdition.

Le lendemain, la CGT et la CFDT avaient mis en place une occupation de l’usine. Nous avons activé « l’Entente des cadres », qui était théoriquement une association de tous les cadres de Berliet, avec pour fonction essentielle de faire payer annuellement quelques francs à chaque cadre pour fleurir les tombes des collègues décédés en activité, mais qui est devenue dans la pratique une intersyndicale du troisième collège.

Il faut savoir que l’histoire de Berliet était assez particulière. A la Libération, l’entreprise avait été confisquée à la famille propriétaire pour cause de collaboration, et mise en gestion ouvrière. La CGT la dirigeait, jusqu’au jour où une grève des cadres impulsée par FO et suivie par la CFTC et la CGC a provoqué la fin de la gestion ouvrière et le retour de la famille Berliet. Dans la collège cadres, la CGC était largement majoritaire, le SNICA-CFDT 1 représentait le tiers des suffrages, la CGT pas grand chose et FO, qui avait des adhérents, ne présentait pas de candidat.

Nous avons donc réuni les cadres l’après-midi du premier jour de l’occupation dans une salle de spectacles à cinq cent mètres de l’usine. A la tribune, il y avait le délégué syndical central CGC, un délégué du personnel sans étiquette (qui adhérera par la suite à la CFDT), le DP de la CGT et celui de la CFDT, c’est-à-dire moi. La population cadre présente frémissait d’angoisse et de satisfaction. Angoisse, parce que venir écouter des syndicalistes dont les congénères occupaient l’usine était un rejet de l’autorité patronale ; satisfaction d’avoir osé le faire.

Le discours que je leur ai tenu disait en substance : ce mouvement n’est pas la révolution, c’est une réaction contre une situation dans laquelle l’homme est totalement asservi à la finance. La période avait vu la poussée d’idées comme celles popularisées par Bloch-Lainé qui proposait une association capital-travail dans laquelle l’homme serait plus respecté qu’il ne l’était dans le capitalisme classique.

Officiellement les cadres n’étaient pas grévistes, et mon patron direct essayait de m’occuper en m’envoyant voir les fournisseurs. Le 2 ou le 3 juin, je suis allé lui expliquer pourquoi j’étais en grève.

Les directeurs et chefs de service montaient des rencontres de cadres chez le directeur ou dans certains cafés. L’Entente des cadres organisait des permanences dans des locaux annexes de l’usine qui n’étaient pas occupés. Ce n’étaient pas les mêmes qui allaient dans les unes ou les autres. Les ouvriers se méfiaient des cadres. Nous n’étions que quelques ingénieurs à pouvoir entrer dans l’usine occupée, et encore pas partout. A l’Entente, nous avons travaillé sur de nouvelles organisations, de nouvelles relations entre les hommes au travail, sur la relation hiérarchique.

Il y avait des négociations officielles entre patronat et syndicats, et des négociations officieuses informelles qui suivaient une chaîne atypique : délégué central CGT - délégué central CFDT - jeune cadre militant Paul Cadot - secrétaire du SNICA - adhérent CFDT voisin de palier du directeur du personnel - directeur du personnel de l’usine de Vénissieux - secrétaire général de Berliet - Paul Berliet. Finalement, le résultat des négociations s’est résumé à une histoire de gros sous. Les salaires ont été augmentés de dix pour cent, le temps de travail a été un peu réduit mais tous les problèmes culturels qui avaient été abordés ont été occultés dans la négociation officielle. La CFDT poussait le qualitatif, le gouvernement à Grenelle puis Paul Berliet dans l’entreprise ont acheté la paix sociale à la CGT.

Le matin de la reprise, il y avait un meeting devant la porte, le responsable CFDT a été interdit de parole par la chorale CGT, ça a laissé des traces. Les cadres, qui devaient tous être présents à l’ouverture de l’usine pour la remise en route, ont été abasourdis de trouver, après quatre semaines d’occupation, des machines huilées, nettoyées, impeccables. L’outil de travail, c’est quelque chose avec lequel les ouvriers n’avaient pas envie de plaisanter.

Pendant quatre semaines, l’usine avait vécu avec un anagramme au-dessus du portail : « LIBERTÉ » avait remplacé « BERLIET ». Cinq minutes après la reprise du travail tout était revenu à l’ancienne place.

Les rapports entre cadres et non cadres ? A un moment, la direction avait monté des commandos pour reprendre des établissements occupés. Elle a réussi pour l’atelier des pièces de rechange, pas pour le bureau d’études. Cette opération a laissé des séquelles entre ceux qui étaient dans les commandos, essentiellement des cadres, et ceux qui étaient dans les piquets de grève. À l’inverse, les cadres qui avaient participé aux réflexions de l’Entente ont repris le travail dans un état d’esprit différent. Mais les habitudes ont très vite repris le dessus et au bout de deux mois, c’était comme si rien ne s’était passé.

Avoir commencé à travailler à quatorze ans comme aide de laboratoire et treize ans après être technicien supérieur, en passe de faire un mémoire pour devenir ingénieur CNAM 2, c’était le cas de Raymond Slota en 1968. Il n’était pas syndiqué. L’usine de Villiers Saint Paul dans l’Oise, appartenant au groupe Ugine Kulhman, où il était adjoint au chef de service d’analyse et du service environnement, était alors, avec ses deux mille salariés, un des plus gros sites chimiques de France.

Les relations dans l’entreprise étaient assez variables selon les secteurs, en fonction des hommes. Elles pouvaient être de qualité ou affreuses mais dans l’ensemble, elles étaient difficiles.

A la production, il y avait différentes strates et aucun contact d’une strate à l’autre. Les ingénieurs s’occupaient de la gestion, les techniciens et les ouvriers de la production au quotidien.

Chez les ouvriers, il y avait une forte implantation CGT ; FO et la CFDT étaient moins importantes. L’encadrement était essentiellement CGC et les cadres dirigeants étaient bénis des dieux et non syndiqués. Le patronat était « cul et chemise » avec la CGT, des purs et durs qui prenaient l’usine dans leur étau. C’est plus tard, vers 1976, au moment de la restructuration de l’industrie chimique, que les choses ont changé et que la CFDT a pris de l’importance dans l’usine, y compris chez les cadres.

L’industrie chimique avait été agitée par des mouvements en avril et en mai l’usine s’est arrêtée en même temps que le reste de l’industrie. Les semaines de grève ont été une période de fiesta générale, d’organisation de collectes mais cela n’empêchait pas d’assurer la sécurité sur le site. Puis la lassitude s’est installée chez certains, c’était démotivant pour eux de suivre les décisions gouvernementales sur l’ORTF. L’application des accords de Grenelle a été diversement ressentie par le personnel. L’augmentation des salaires a été différemment répercutée selon les rémunérations, car ce qu’on appelait la « cote personnelle », c’est-à-dire l’écart entre le minimum de la catégorie et le salaire effectif, a été supprimée par l’augmentation des minima. Ceux qui étaient payés au minimum étaient heureux, les autres beaucoup moins. De fait, cela a un peu rééquilibré les salaires qui étaient jusqu’alors très liés à l’individu. Le passage de la gestion des salaires des établissements vers le niveau de l’entreprise a marqué la montée de la gestion centralisée des ressources humaines, c’est aussi devenu un carcan dont il était après très difficile de s’écarter. Jusqu’en 1963 environ, l’ambiance dans les usines était très paternaliste, le directeur s’occupait de tout, il prenait localement les responsabilités. Puis les chefs d’établissement ont perdu du pouvoir, n’ont plus eu jouissance de la même autonomie, ils devaient toujours en référer au siège et devaient exécuter les directives qui en venaient. C’est à la suite de 1968 que les employeurs ont réglementé la gestion des ressources humaines, en particulier des cadres, et spécialement ont commencé à imposer la mobilité.

Il n’y a pas eu beaucoup de changement à part ça, les strates restaient les mêmes et les relations humaines ne se sont pas améliorées. La vraie mutation dans le secteur a eu lieu avec le choc pétrolier et les restructurations qui l’ont suivi.

Françoise Poulet, qui était sortie en 1956 de HEC JF, était depuis six ans assistante du PDG d’une affaire familiale de Nice. L’usine, spécialisée dans la transformation de matières plastiques, comptait trois cents personnes, en majorité des ouvriers. Françoise était la seule femme de la demi-douzaine de cadres de l’entreprise.

L’ambiance de travail était mauvaise dans l’usine et guère meilleure dans les bureaux. Les ateliers fonctionnaient en trois huit ou en deux huit. Les hommes étaient assez bien payés car le travail était considéré comme pénible et présentant un certain danger, il y avait beaucoup d’Italiens frontaliers mais aussi d’Est-européens, et des Algériens au magasin. Les femmes étaient au SMIG, car on considérait qu’il s’agissait d’un salaire d’appoint, appoint au salaire du mari pour les mères de famille et à des activités moins morales pour les jeunes. Le seul syndicat présent était la CGT, chez les ouvriers, et les relations étaient exécrables avec le patron, les réunions se terminaient assez souvent avec l’arbitrage de l’inspecteur du travail.

Je ne me suis pas vraiment rendu compte de ce qui se passait à Paris mais un matin les cadres et les employés se sont retrouvés devant la porte fermée. Interdiction d’entrer, l’usine était occupée. Le patron a piqué une grosse colère mais il n’a pas essayé de forcer les piquets de grève, ils étaient trop nombreux. La majorité des ouvriers étaient grévistes, mais pas les contremaîtres ni les gens de l’atelier extrusion, qui étaient depuis peu de temps en France et ne se sentaient pas concernés. Le patron a fait faire des constats d’huissier et mis les cadres en chômage technique. Il a joué le rapport de forces le plus longtemps possible et mis beaucoup de temps à accepter de négocier. L’occupation a duré trois semaines, c’était très long pour Nice. Il y a quand même eu une négociation, sous l’égide de l’inspection du travail. L’usine a été dans les dernières à reprendre. Tout cela n’a pas changé grand chose. Il n’y a pas eu de changement dans les rythmes de travail des cadres, qui étaient considérés comme taillables et corvéables à merci, sans qu’il soit question d’horaires ni d’heures supplémentaires. Nous travaillions du lundi au samedi et souvent le dimanche matin. Il faut dire que c’était encore l’époque des primes dans les enveloppes. Une année, en 1967 je crois, j’allais me faire soigner pour un problème d’asthme et je quittais une fois par semaine à dix-huit heures au lieu de dix-neuf ou dix-neuf heures trente (nous commencions à huit heures et demie). Eh bien, il m’a diminué la prime, symboliquement mais il l’a diminuée quand même, puisqu’il ne pouvait plus compter sur moi ! Le travail le week-end, ça s’est quand même calmé un peu après 1968.

Le patron, je l’ai dit, était un type épouvantable, il l’est resté après la grève, ni meilleur ni pire qu’avant. Les rapports entre les ouvriers et les cadres étaient assez faibles. Personnellement, j’ai toujours eu de bonnes relations avec les gens des ateliers, mais c’était chacun son boulot.

Deux ans après, la DATAR a refusé un projet d’extension de l’usine et le patron, qui avait mal vécu l’épisode de la grève, a décidé de se transplanter à Toulouse. Il a proposé aux six ou sept cadres de suivre mais seul le directeur financier l’a fait. Et la société a fait faillite deux ans seulement après sa nouvelle installation.

Guy Guyot avait vingt-neuf ans, il était ingénieur à EDF à Nîmes et pas encore syndiqué.

J’étais entré à EDF en 1964 comme ingénieur-chercheur et avais obtenu ma mutation à Nîmes en juillet 1967 comme ingénieur d’études à la direction de la distribution. En région parisienne, j’avais adhéré à la CGC mais je m’étais vite rendu compte que cela ne correspondait pas à mes options ni à mes autres engagements. En arrivant à Nîmes, j’ai pris contact avec la CGT et la CFDT en leur disant que je me donnais un an d’observation pour adhérer à l’une ou à l’autre, non seulement sur la base des options générales confédérales mais aussi en fonction de ce qui se vivait sur le terrain. Au printemps 1968, je suivais avec sympathie la mobilisation croissante des étudiants et je me trouvais complètement en phase avec la position de la CFDT.

Le premier jour de la grève, qui était le deuxième lundi du mois de mai, le centre était en pleine effervescence, tout le monde discutait. Le secrétaire général du syndicat CFDT EDF de Nîmes est venu me trouver et m’a demandé si j’étais prêt à adhérer. Comme j’ai dit oui, il m’a dit de descendre au rez-de-chaussée pour faire partie du Comité de grève. La CFDT n’était pas très implantée mais les leaders de la CGT, beaucoup plus puissante, ne se trouvaient pas au Centre de distribution, où travaillaient les fonctionnels, mais dans les subdivisions, les unités d’exploitation qui ont les contacts directs avec la clientèle et réalisent les interventions de dépannage et de travaux. Il y avait d’autres cadres sympathisants CFDT, notamment au service gaz et à la comptabilité, ce qui nous a permis, tout en étant grévistes, d’assurer la continuité du service, d’organiser des permanences techniques et de préparer le versement des salaires fin mai malgré le fait que les banques étaient aussi en grève. Le Comité de grève refusait l’accès des locaux au chef de centre qui n’était pas gréviste. Il y avait vraiment des moments de pouvoir ouvrier, l’autogestion au quotidien.

L’occupation des locaux était assurée vingt-quatre heures sur vingt-quatre, par roulement, et il y avait des groupes de travail qui discutaient de ce qu’il fallait changer à EDF, tant en ce qui concernait l’organisation du travail que les rapports hiérarchiques. Il y avait aussi des débats avec des salariés d’autres secteurs et des étudiants. Un téléviseur avait été installé dans la grande salle de réunion pour suivre les événements heure par heure.

La reprise du travail a été quelque chose d’assez dur. C’était début juin, après le week-end de Pentecôte, la déclaration de De Gaulle, la manifestation sur les Champs-Elysées et les consignes des confédérations de reprendre le travail. C’était dur de se remettre dans les relations hiérarchiques alors que pendant trois semaines ou un mois la parole avait été libérée, les échanges entre les personnes décuplés.

Mai 68, en sus de son aspect romantique, m’a conduit à prendre des responsabilités effectives à la CFDT et j’ai essayé d’organiser un groupe cadres en Languedoc-Roussillon, à l’EDF puis en interprofessionnel. Le groupe fédéral de cadres, monté avec Michel Rousselot et Maurice Luneau, responsable fédéral cadres, a bien marché mais il n’en a pas été autant à l’interprofessionnel. A deux reprises j’ai posé ma candidature au Bureau régional pour développer la syndicalisation des cadres et à deux reprises je n’ai pas été élu, parce qu’à l’époque un certain nombre de syndicats considérait que les cadres n’avaient pas leur place à la CFDT.

Certains collègues sont montés plus haut que moi dans la hiérarchie mais je pense qu’il en est peu qui se soient autant « éclatés ». Et il y en a aussi qui ont été placardisés, comme notre chef de centre à qui la direction générale a reproché de ne pas avoir su gérer Mai 68.

Est-ce que Mai 68 a changé quelque chose ? Disons que dans les années qui ont suivi, les cadres de ma génération qui étaient à la CFDT avaient tendance à établir des relations de coopération plutôt que de hiérarchie. La direction ne voyait pas cela d’un bon œil, elle nous disait lors des entretiens annuels que nous étions plus faits pour aller dans des services d’études que dans des services d’exploitation. Dans les années quatre-vingt, il y a eu une plus grande ouverture de la direction. Des cadres marqués CFDT ont pu avoir des postes de responsabilité importants. Aujourd’hui, on assiste un peu à un retour en arrière, on note une volonté de réduire le droit syndical. Et comme les cadres ont une charge de travail de plus en plus importante, les cadres adhérents n’ont plus beaucoup de temps à consacrer à l’action syndicale. Et les cadres qui ont trente ans maintenant sont des jeunes loups pour qui « il faut que ça rende ».

Entrée au service « contentieux » de la RATP en 1965, j’avais pour rôle de faire des dossiers et de les défendre en correctionnelle, ce qui me conduisait tous les jours au Palais de Justice.

Je n’étais pas syndiquée. Dans l'établissement où je travaillais, il y avait surtout la CGT. Je m’étais posée la question d’y adhérer, puis je m’étais dit que non. La CGC était venue me trouver mais je ne me reconnaissais pas du tout en elle. Lors de la scission de 1964, la CFTC avait été majoritaire. La CFDT était essentiellement implantée dans l’atelier Championnet, dans le nord de Paris et je savais même pas ce que c’était.

Le 3 ou le 4 mai, j’ai pris l’autobus 91, qui n’avait plus de plaques extérieures et dans lequel se trouvait un groupe de policiers. Le machiniste nous a répondu qu’il y avait « quelques étudiants qui manifestaient à la Sorbonne ». Le lendemain, j’étais dans le 63 qui passe devant la Sorbonne, j’ai vu des groupes d’étudiants devant la porte de celle-ci, des policiers en face, et le soir en sortant du théâtre de l’Odéon je me suis trouvée dans les gaz lacrymogènes. Mais les jours suivants, l'établissement administratif n’était pas en grève, il y avait des drapeaux rouges sur les entreprises du quartier et sur la gare de Lyon, rien chez nous et nous continuions à aller au palais plaider nos dossiers de Sécurité sociale. J’ai le souvenir de la vision des magistrats et des avocats en toge massés sur les arches du Palais de Justice, derrière les grilles fermées, qui regardaient avec crainte passer les manifestations. Les magistrats étaient dans un état de peur incroyable. Il se racontait dans les couloirs du Palais qu’on allait les pendre. Un jour, le 10 peut-être, ils nous ont dit qu’ils ne jugeaient plus et que tous les procès étaient renvoyés à septembre. Le Palais a fermé.

Et puis les transports se sont mis en grève. Mais dans les établissements administratifs de la RATP il n’y avait pas de mot d’ordre de la CGT, ni d’assemblée générale. Un jour, on nous a lock-outés. La direction nous a dit « ne venez plus, on vous préviendra par la radio quand il faudra revenir ». Nous sommes rentrés chez nous. Et à partir de ce jour j’ai passé mon temps au Quartier Latin. Etant donné mon âge, j’étais plus portée vers les étudiants que vers l’entreprise. J’ai gardé de cette période un souvenir extraordinaire. Il faisait beau et tout le monde parlait. Il y avait des groupe de discussion partout. Des étudiants, des adultes, des parents qui accompagnaient les lycées. La manifestation du 13 mai a été gigantesque, les premiers étaient arrivés à Denfert-Rochereau quand les derniers n’étaient pas encore partis de la gare de l’Est. Et la cloche de la Sorbonne qui sonnait...

Après, il y a eu les « Katangais », des provocateurs qui ont fait dégénérer les choses.

Fin mai, la RATP nous a dit à la radio de revenir travailler, les transports se sont remis en marche. La CGT a refusé de faire des assemblées globales, ce que demandait la petite CFDT, et a organisé des assemblées par site.

A l'établissement, les collègues de la CGT nous ont dit que nous avions eu ce que nous voulions et qu’il fallait donc reprendre le travail. Mais nous ne savions même pas ce qui avait été demandé et nous avions été lock-outés. C’était assez attristant.

Le plus extraordinaire a été le paiement des jours. Les syndicats avaient obtenu le paiement des jours de grève, et les lock-outés ont protesté sur le thème « c’est pas juste, nous n’avons rien de plus que les grévistes ». Et ils ont obtenu des jours de congés supplémentaires ! Moi qui n’y comprenais pas grand chose, j’ai eu deux jours, mais des dirigeants ont eu quinze jours : Mai 68 leur a valu une semaine supplémentaire pendant trois ans.

Quand tu vois ce genre de choses, tu fais ton éducation. En 68, on a vu les gens à nu.

Après, on ne peut pas dire que les rapports hiérarchiques aient changé. Mais avec de jeunes collègues, nous nous sommes concertées et un jour nous sommes toutes arrivées en pantalon. Pas en jeans tout de même mais en pantalon, ce qui ne c’était jamais fait. Et nous sommes allées comme ça au Palais de Justice.

En 1971, un groupe de jeunes militants a décidé d’implanter la CDFT dans ce site administratif de quinze cents personnes. Ils ont eu une réunion pour expliquer qu’ils allaient monter une section syndicale. J’y suis allée mais je n’ai rien compris et je suis revenue à mon bureau aussi perplexe qu’après l’assemblée de reprise de la CGT. La section s’est constituée, quelqu’un que je connaissais en faisait partie, il m’a expliqué le syndicalisme et j’ai adhéré. Et plus tard, je suis devenue secrétaire de section, et même permanente dans l’entreprise pendant sept ans.

Jacques de Taillandier était chef comptable au siège social parisien des Laminoirs d’Alsace, une petite filiale du groupe CGE (qui deviendra Alcatel).

Les événements de Mai ont commencé chez les étudiants. Les parents de province étaient affolés par ce qu’ils voyaient à la télévision et nous téléphonaient, nous les rassurions en disant que cela n’avait aucune répercussion à Paris si on n’habitait pas le Quartier Latin. Les choses ont changé quand il n’y a plus eu de transports en commun. C’était une gêne réelle pour le personnel, qui ne voyait aucun côté positif à cette situation. D’ailleurs, personne ne s’est mis en grève et nous avons tous continué à venir travailler, à pied. L’usine de Villeurbanne a arrêté le travail une semaine tout à fait à la fin du mouvement, et je crois que c’était faute de moyens de transport. Il y avait quand même un climat d’incertitude, on ne savait pas ce qui allait se passer, il y avait des problèmes d’approvisionnement dans Paris, c’était l’anarchie. Il y a eu un petit vent de panique, y compris au gouvernement. Pour ma part, j’ai considéré que ma famille serait mieux hors de Paris et comme j’avais gardé le plein d’essence dans ma voiture, nous sommes partis en Normandie. J’y ai laissé ma femme et mes enfants en attendant que ça se calme et je suis revenu travailler. Ni moi ni les gens du siège ne comprenions où les manifestants voulaient en venir. Les étudiants ne savaient pas très bien ce qu’ils voulaient, ils ont eu l’anarchie dans les lycées. Les syndicats ne dirigeaient plus rien. Les accords de Matignon ont donné dix pour cent de salaire à tout le monde, ça n’avait rien à voir avec les étudiants.

Pour l’entreprise, tout cela a constitué une gêne. Nous avons tous eu dix pour cent sur la fiche de paie, du haut en bas de la hiérarchie, le PDG a dû les avoir aussi. Nous étions bien contents de les avoir car à l’époque on était mal payé, même si on n’avait pas conscience d’être malheureux pour autant. Mais nous étions surtout bien contents que tout cela soit terminé.

Secrétaire de direction d’origine, Thérèse Linquette était chef des achats d’une PME de fabrication et vente de parquet dont les bureaux étaient à Paris et l’usine à Sens.

Quand les manifestations étudiantes ont commencé, nous en avons un peu parlé au bureau mais personne ne se sentait très concerné, à l’exception d’une secrétaire dont le mari était étudiant. Il n’y avait pas de syndicat dans l’entreprise, pas de problèmes avec le patron non plus. C’était une très petite entreprise où il n’y avait pas de différence entre cadres et employés. Le bureau était près de la Madeleine, tous les soirs en sortant, la secrétaire dont le mari était étudiant allait au Quartier Latin par sympathie avec le mouvement, je passais aussi boulevard Saint-Michel mais pour voir ce qui se passait. C’était beaucoup plus décontracté que ce que disait la presse. Quand les transports ont été bloqués, tout le monde a continué à venir au bureau et à assumer le travail, car les clients, surtout de province, avaient une activité quasiment normale. Il y avait une énorme différence entre Paris qui était paralysé et la plus grande partie de la province qui continuait son activité. Les employés de l’usine, avec lesquels nous étions en contact téléphonique tous les jours, s’inquiétaient pour nous et proposaient de nous ravitailler : nous les avons rassurés, les restaurants du quartier fonctionnaient le midi et on pouvait s’approvisionner pour dîner le soir. Seule l’essence commençait à manquer. Une pompe du boulevard Malesherbes répartissait la pénurie et donnait pour dix francs d’essence à chaque voiture, pour moi qui avait une Deux-chevaux, le pompiste a fait le plein, pour vingt-trois francs.

Puis le travail a commencé à manquer puisque tout s’arrêtait et le patron nous a dit de prendre quelques jours de congé, qu’il a payé. J’en ai profité pour aller voir une copine à Genève, il y avait de l’essence à partir de Fontainebleau. Près de Genève, des ouvriers agricoles ont vu l’immatriculation de la voiture et nous ont proposé de nous faire embaucher pour les foins, ils étaient persuadés que la France était dans un état terrible.

L’impression générale que j’avais de la situation était que les syndicats, et surtout la CGT, essayaient de s’approprier le mouvement étudiant depuis qu’il prenait de l’ampleur. Le patron a appliqué les accords de Grenelle sans sourciller, nous avons tous eu dix pour cent. Le salaire minimum était augmenté de trente-trois pour cent mais il n’y en avait pas dans l’entreprise. Je venais d’acheter un appartement et l’augmentation représentait plus de la moitié des traites, ce qui évidement m’arrangeait bien. Mais je pensais que la facilité avec laquelle les entreprises trouvaient de l’argent alors qu’elles disaient auparavant qu’elles n’en avaient pas, avait quelque chose de suspect.

Claude Neuschwander, trente-cinq ans, était « chef de groupe » à l’agence de publicité Publicis et adhérent au BETOR-CFDT.

Publicis n’était pas en grève et je travaillais le jour, en suivant avec intérêt - le soir et la nuit - les événements. Un jour où j’arrivais rue Montholon, François Lagandré, alors président de l’UCC, me dit que l’UCC et Robert Cottave, le responsable des cadres FO, avaient prévu une action au CNPF, et me chargea de l’organiser. Nous avons contacté les militants de la région parisienne, nous nous sommes retrouvés dans une église avenue Marceau, puis avons débarqué rue Pierre 1er de Serbie à une centaine, sans résistance mais sans dégâts. Nous n’avons pas trouvé les principaux responsables mais quand même celui qui s’occupait des problèmes sociaux et dont j’ai oublié le nom. Nous lui avons expliqué qu’il ne fallait pas confondre défense de l’entreprise et défense des propriétaires de l’entreprise, ce qui, aujourd’hui où domine l’idéologie ultra-libérale, reste une idée neuve. Le CNPF ayant bien sûr appelé les CRS, ceux-ci sont arrivés en force et nous ont évacués. Nous étions en costume-cravate et n’avions pas l’intention de nous battre physiquement. Cette invasion était symbolique.

Les cadres du milieu de la publicité ont eu deux attitudes successives : en mai à la Sorbonne ils se sont battus la coulpe en disant qu’ils faisaient un métier pourri, ce qui est très exagéré à mon avis, puis en juin ils ont tout fait pour faire oublier l’épisode précédent à leur patron. C’est une double imposture.

Un contre-choc de Mai 68 a été l’OPA de BSN sur Saint-Gobain en janvier 1969 3. La défense de Saint-Gobain, que nous avons organisée chez Publicis, était en matière de communication une opération totalement soixante-huitarde : journées portes ouvertes, discussions avec les actionnaires et les salariés, critique publique du président de Vogüé menée, il est vrai, en plein accord avec lui ! C’était des opérations qui sortaient de l’ordinaire mais qui ont été, à notre grande surprise, acceptées. Elles n’auraient pas pu avoir lieu avant.

Mai 68 a été une mutation sociale plus qu’une mutation d’entreprise, la société a changé, pas les cadres. C’est plutôt vers la fin des années quatre-vingt que les cadres, y compris les cadres dirigeants, se sont rendu compte qu’ils étaient traités comme n’importe quels salariés. C’est la crise, et la façon dont les actionnaires et les patrons propriétaires ont réagi à celle-ci, qui a gravement perturbé le patriotisme d’entreprise, auquel Mai 68 n’avait pas porté atteinte. Et je ne suis pas sûr que les entrepreneurs aient mesuré le coût que représente aujourd'hui cette prise de distance qui s'est établie entre les cadres et l’entreprise.

Jacques Cornilliat était, à 36 ans, ingénieur de production à l’usine Belle Etoile de Rhodiaceta et syndiqué CFDT.

Belle Etoile avait eu un avant-goût de Mai 1968 au printemps 1967 qui avait vu pendant un mois une grève très forte des ouvriers. Le directeur de l’usine, excellent technicien, n'avait pas la « fibre sociale » et s’était retiré sous sa tente lorsque les ouvriers avaient fermé l’usine. C’est un comité de cadres, dont je faisais partie, qui a négocié avec ces derniers. Il s'agissait essentiellement de payer les ouvriers en fonction des postes qu'ils étaient capables de tenir au lieu de le faire « à la gueule du client ». Quand nous sommes arrivés à quelque chose d’acceptable pour les ouvriers et pour l’entreprise, nous sommes allés trouver la patron et lui avons dit en substance « vous signez ça et ils reprennent le travail ». Il a signé.

En 1968, l’usine s’est arrêtée comme les autres usines. Le patron, le même que l’année précédente, n’essayait pas plus de négocier. L’arrêt s’est fait très proprement. Le comité de grève avait demandé qu’il y ait des ingénieurs dans les rondes de sécurité. La CGT très majoritaire avait, de fait, pris la responsabilité de l’usine. Elle était hantée par une double crainte : celle d’un incident grave qui détruise les installations, et celle de l'entrée de gauchistes dans l’usine pour y mettre le bazar. J'étais en 1967, président des parents d'élèves (FCPE) d'un groupe scolaire et en tant que tel j'avais soutenu un candidat PSU aux élections. La CGT avait répandu cette information dans un tract, sans doute pour que le patron, très à droite, se débarrasse de moi (ce qu’il n’a pas fait). La CGT et le patronat de combat présentaient la même image des relations sociales. Moi, j’étais un CFDT notoire, mais malgré mes origines « douteuses », le comité de grève avait accepté que je fasse partie des rondes techniques pour la sauvegarde de « l’outil de travail ».

Mai 68 a montré l’extraordinaire distance qu’il y avait entre la CGT organisée et structurée de toujours et la frange qui faisait parler d’elle : les étudiants, la CFDT. Mai 68, c’était une libération dans différents domaines, ou plutôt un grand espoir de libération. Emmanuel Rivière, un ami, également cadre et CFDT, me disait « nous sommes peut-être à la veille de quelque chose de complètement nouveau, un changement d’ère ». Mais il y avait une grande distance entre cette espérance et la réalité d’un syndicalisme majoritaire structuré et sûr de lui. A Grenelle, Pompidou et la CGT étaient faits pour se mettre d’accord.

Est-ce que Mai a changé quelque chose dans l’usine ? Je l’ai quitté deux ans après et des choses avaient changé. Mai 68 a été la confirmation de ce qu’on avait commencé à faire l’année précédente dans Rhodiaceta. Le directeur a été remplacé et les personnes de mon genre ont été soutenues. Je suis devenu responsable d’un secteur de l’usine. Nous avons introduit une manière de négocier avec le personnel très différente de ce qui se faisait auparavant ; Mai 68 a aussi apporté le fait qu’on a commencé à se préoccuper de budget, de prix de revient dans les ateliers. Je me rappelle avoir donné des éléments aux ouvriers, en avoir discuté avec eux. Cela m’a confirmé dans l’idée qu’il fallait négocier autrement. Mai a aussi validé les expériences d’équipes autonomes qui avaient été mises en place, à Besançon entre autres. Il a souligné la nécessité de considérer les gens autrement et de cesser les luttes frontales. Les revendications de 1968 à Belle Etoile étaient quantitatives alors que celles de 1967 avaient été qualitatives. Les ouvriers s’étaient alors mis en grève parce qu’ils s’estimaient victimes d’un déni de justice, car ils étaient payés à l’ancienneté et à la tête du client, sans tenir compte de leurs compétences et des qualifications reconnues par la convention collective. Après l’application de l’accord de 1967 et les grèves de 1968, Il y a eu à la fois décentralisation de la négociation, calcul des prix de revient dans les ateliers, mise en place d’un contrôle de gestion. On est passé d’une ère paternaliste à une ère plus moderne, dans la manière dont on payait les gens mais aussi dans la manière dont on gérait les ateliers, dont on communiquait avec le personnel sur les données économiques.

Jacques Moreau était permanent syndical, secrétaire général de l’UNICIC (Union nationale des ingénieurs et cadres des industries chimiques) et secrétaire général adjoint de l’UCC. Jean Dubois était consultant indépendant, formateur en entreprise.

Jacques Moreau : Le contexte, c’était dans la CFDT la phase définitive de la construction des fédérations d’industrie, avec la constitution de véritables sections syndicales d’entreprise. L’UCC commençait juste 4, nous ne connaissions guère les cadres du secteur public et nationalisé, à l’exception des cadres de l’EDF, qui étaient surtout des ingénieurs, et des cheminots, qui étaient principalement des agents de maîtrise. Les PTT étaient peu présents. Les points forts de l’UCC étaient les secteurs de recherche dans la métallurgie et la chimie, et l’ensemble de l’encadrement (les cadres mais aussi les gradés) dans la banque et l’assurance.

1968 se situe quatre ans après 1964 5. La FFSIC 6 n’avait voté la transformation en CFDT qu’à une majorité infime. Le milieu des ingénieurs et cadres CFDT était très perturbé, les tensions étaient fortes. Les adhérents étaient de deux sortes. Il y avait des ingénieurs, parfois d’autres cadres, qui voulaient assurer un véritable syndicalisme d’ingénieurs et cadres, ne pas seulement témoigner mais agir, en particulier sur leurs conditions de travail. Il y en avait d’autres, notamment en région parisienne, qui adhéraient sur une base idéologique.

Peu de temps avant Mai 1968, il y a eu plusieurs grèves et mouvements dans lesquels les cadres étaient impliqués, dans des entreprises de la construction électronique de la région parisienne comme Thomson, Alsthom, CSF, etc. dans les énormes centres de recherche installés à Orsay ou ailleurs. Les ingénieurs et cadres participaient à ces grèves soit par solidarité avec le reste du personnel, soit sur des revendications spécifiques, souvent économiques. C’était l’époque de l’affaire Bull 7. Les cadres adhérents à la CFDT avaient une volonté de modernisation économique, et considéraient que le syndicat avait à jouer un rôle dans celle-ci. Parfois les ingénieurs et cadres travaillaient en commun avec les techniciens, parfois ils s’opposaient vigoureusement.

A l’UNICIC, dont j’ai été responsable de 1965 à 1970, nous étions six ou huit cents cadres dont environ deux tiers dans la recherche. La situation était plus complexe dans la métallurgie. Le SNICA, syndicat national des ingénieurs et cadres de l’automobile, comptait, avant les événements de 1968, cent quatre vingt adhérents, essentiellement en provenance de Renault en région parisienne et de Peugeot à Sochaux, principalement des bureaux d’études. Je suis allé animer une réunion à Sochaux avant Mai 68, il y avait cent vingt personnes. La CFDT y obtenait un score très important chez les cadres.

Pendant les événements, il convient de distinguer la région parisienne et le reste de la France. En région parisienne, les deux ou trois cent militants ingénieurs et cadres se sont sentis très vite concernés par ce qui se déroulait, d’une part parce qu’ils étaient relativement jeunes, de trente cinq à quarante cinq ans, d’autre part parce qu’ils se sentaient concernés par ce qui se passait à l’université. Ils étaient très impliqués dans les occupations, les manifestations, les réunions, la mise en place dans les laboratoires ou centres de recherche de collectifs pour faire changer les choses. Ils ont été actifs entre autres à Aubervilliers chez Péchiney Saint-Gobain, à Aulnay chez L’Oréal, à Romainville chez Roussel-Uclaf, dans la métallurgie, la construction électrique. En 68, les choses ont bougé dans le secteur industriel mais elles ne changeront pas dans le secteur financier avant le milieu des années soixante-dix. Dans les centres de recherche parisiens, les événements de Mai ont été l’accélération d’une évolution déjà amorcée.

Le débat qui s’est déroulé dans l’appareil de la CFDT à l’époque peut se schématiser ainsi : d’une part Eugène Descamps, Gilbert Declercq, les Pays de Loire, les secteurs où il existe une forte implantation ouvrière de la CFDT : la mobilisation est intense mais ils éprouvent de la réticence envers certains thèmes un peu libertaires comme l’autogestion. D’autre part Edmond Maire, Albert Detraz, Jacques Julliard, Albert Mercier, André Acquier de la métallurgie, qui ont vu tout ce que pouvait représenter la notion d’autogestion, son impact sur le plan économique et sur le plan social, et qui acceptaient de travailler avec l’UNEF, derrière laquelle il y avait le PSU. Au fil des jours, Edmond Maire et Albert Detraz ont convaincu Eugène Descamps de tenir une conférence de presse commune avec l’UNEF et de s’y déclarer pour l’autogestion. Cette notion posait beaucoup de questions, dont celle de la responsabilité, et a provoqué beaucoup de discussions internes. Le mouvement étudiant avait la sympathie d’une partie de l’appareil de la CFDT. Puis le poids de la CGT s'est fait sentir, ce sont les grèves, les fermetures, les premières négociations se sont amorcées. Très vite il y a eu une pression sociale pour que tout cela finisse avant le week-end de la Pentecôte. Déjà l’automobile...

Nous n’avions comme moyen de communication que le téléphone. On ne pouvait pas voyager pendant les grèves, quand celles-ci se sont terminées, les responsables nationaux sont allés en province mais pendant un mois nous n’avons pas quitté Paris. Nous ne pouvions donner que des consignes orales par téléphone. Ainsi, les gens de province ont-ils dû se débrouiller seuls.

Les cadres du pétrole, par exemple, ont eu de nombreux problèmes à résoudre : si les ouvriers cessaient le travail, il fallait procéder à l’arrêt des installations dans les meilleures conditions et aussi assurer les livraisons indispensables.

Jean Dubois : J’étais alors à mon compte comme consultant en formation et un ingénieur de Dassault Electronique que je connaissais m’a proposé de venir assister à une réunion de cadres. Les cadres de l’entreprise, qui était fermée, se retrouvaient tous les débuts d’après-midi dans un local extérieur. Ce qui irritait fortement les cadres, c’était l’impression que la direction avait disparu en les laissant tomber. Il y avait cent cinquante cadres qui se retrouvaient entre eux, avec de temps en temps des représentants syndicaux, qui étaient des ouvriers ou des techniciens CGT, venant les tenir au courant des négociations en cours. Un jour, le représentant syndical expliquait que les propositions de la direction n’étaient pas « à la hauteur de nos revendications ». Un cadre faisant remarquer que des revendications excessives pouvaient mettre en péril l’entreprise, le syndicaliste s’exclama « c’est formidable, vous qui connaissez les comptes de l’entreprise, vous pouvez nous dire ce qu’elle peut payer ! Jusqu’où pouvons-nous aller, cinq pour cent, dix, quinze ? » . Mais les cadres ne savaient pas répondre. Ils prirent alors conscience qu’ils ne connaissaient pas plus que les ouvriers la réalité économique de l’entreprise.

Chez Babcock les cadres qui s’étaient retrouvés devant des grilles fermées en venant à l’usine avaient aussi pris l’habitude de se retrouver tous les jours à la salle des fêtes. Ils n’étaient pas contre les revendications des grévistes mais un vote organisé sur le ralliement au mouvement avait donné une majorité contre. Ils eurent alors l’idée de jouer les intermédiaires, et envoyèrent deux lettres, l’une au comité de grève, l’autre à la direction, dans lesquelles ils disaient comprendre tant les revendications que les nécessités économiques et proposaient leurs bons offices pour résoudre le conflit. Ce à quoi le comité de grève répondit en substance « joignez-vous au mouvement plutôt que de jouer les jaunes » et la direction « nous ne connaissons pas de collectif de cadres, mais merci à chacun individuellement de nous apporter son soutien ». Ils ont été tenus entièrement à l’écart des négociations ; alors qu’ils voulaient se situer entre les deux adversaires et jouer les intermédiaires, ils n’ont été reconnus par aucun. Ils se sont vus impuissants et en ont été écœurés. Un an après, L’Expansion a publié un numéro sur le premier anniversaire de Mai. J’ai écrit un article où je racontais l’histoire sans donner le nom de l’entreprise. Chez Babcock les cadres se sont reconnus et ont photocopié l’article mais le plus étonnant est que des cadres de nombreuses autres entreprises ont cru que c’était eux dont nous parlions.

Les cadres ont perçu qu’ils avaient des préoccupations communes avec le personnel en grève. Mais entrer dans l’action aurait été une trop grande rupture avec leur comportement. Les directions disparaissaient dans la nature, leur disant simplement « attendez la reprise ». Cette attitude a approfondi le fossé qui se creusait entre cadres et direction, mais n’a pas pour autant provoqué une fraternité avec le comité de grève. Les cadres en ont éprouvé de l’amertume mais ne se sont pas organisés pour autant. Les mois qui ont suivi ont été ceux du désenchantement. Les cadres disaient qu’il leur fallait trouver un mode d’action original mais en sont restés là.

J.M. : Les cadres se sont rendu compte qu’ils ne comptaient pas mais ne se sont pas organisés pour autant. Certains se sont insérés dans des institutions et on réapparu après. Le renforcement de la CFDT chez les cadres a été très faible sur le moment, il s’est produit au bout de plusieurs années, de façon très diffuse. Il y a eu une prise de conscience chez certains jeunes mais l’organisation des cadres dans la CFDT n’a pas connu d’évolution entre 1967 et 1974.

J.D. : La CGC y a encore moins gagné, elle apparaissait totalement absente.

J.M. : Outre la CFDT, il y a eu des gens qui ont essayé de faire des choses vis-à-vis des cadres : Robert Cottave à FO, René Le Guen à la CGT. Cottave a participé avec l’UCC à une occupation symbolique des locaux du CNPF, Le Guen a essayé d’asseoir l’UGICT au sein de la CGT.

J.D. : Mai n’a pas créé un bouleversement chez les cadres. Ils ont simplement compris qu’ils n’étaient pas étrangers au monde des autres salariés. J.M. : Mai a, d’une part, conforté la petite frange militante, et d’autre part renforcé l’idée que la direction de l'entreprise pouvait squeezer les cadres tout en ne doutant pas de leur confiance.

J.D. : C’est curieux de voir comme les choses ont peu bougé depuis trente ans. On dit aujourd’hui que les cadres se sont éloignés des directions... mais ils ne bronchent pas pour autant.

Il faut se rappeler que les cadres en 1968 n’étaient plus l’encadrement des années cinquante. La mutation était déjà en partie faite. On parlait déjà dans les années soixante de la disparition de la frontière cadre/non cadre, on voyait de plus en plus de parenté entre les uns et les autres.

J.M. : C’était l’époque du livre de Bloch-Lainé sur l’entreprise, beaucoup de choses s’adressaient aux cadres dans les années soixante.

Juste avant 68, il y avait eu la réforme de l’APEC. Les militants syndicaux cadres accordaient beaucoup d’attention à la nécessité d’une formation permanente pour l’encadrement.

Et il y avait déjà des cadres qui protestaient à propos de la durée du travail. Nous avions fait un tract national à l’UNICIC sur le temps excessif et l’exploitation. Mais ce sujet est très peu apparu lors des discussions des modifications aux conventions collectives existantes.

Xavier Bilbault était jeune cadre (trois ans d’ancienneté), non syndiqué, au secrétariat de la SNPA - Société nationale des pétroles d’Aquitaine - à l’établissement de Paris, qui comptait environ deux mille personnes dans la tour Aquitaine à La Défense.

Je ne sais plus quel jour de mai, la direction a disparu de la Tour. Il n’est resté qu’un seul homme ayant rang de directeur, qui s’est enfermé à clé dans son bureau et n’a eu aucun contact avec le reste de l’entreprise. Alors l’ensemble du personnel a occupé les lieux. On a monté des forums, tout à fait improvisés, dans les salles de réunion. Les débats se sont instaurés, totalement libres. Certains aspects du débat portaient sur des éléments d'autogestion. Des participants y compris moi-même ont pensé qu’il serait plus intéressant de réfléchir sur la formation. C’était une réaction spontanée. Et il n’y avait pas de distinction entre cadres et non cadres. Au niveau hiérarchique, un seul chef de division a accepté de venir discuter dans ces forums. Il est venu avec la parole patronale mais il est venu. Ça ne lui a pas nui plus tard d’ailleurs puisqu’il est devenu président de la filiale chimie quelques années après. Ces discussions passionnées ont duré deux ou trois jours, et comme dans la plupart des entreprises le calme et la direction sont revenus. Les directeurs ont d'ailleurs vu qu’on n' avait rien cassé et qu’on n'allait pas les molester.

A quelques jeunes cadres, nous nous sommes dit qu’il fallait s’organiser et nous nous sommes syndiqués à la CFDT pour avoir un point de repère. Nous avons fait le compte rendu des échanges de ces journées, nous avons synthétisé ce qui avait surgi, en particulier en ce qui concerne l’information économique et la formation. A l’époque, l’entreprise ne dispensait aucune formation, elle ne considérait pas cela comme une de ses attributions. Quant à l’information économique, elle était très médiocre. La presse ne s’y intéressait guère et à part certains cadres, personne ne lisait quoi que ce soit dans ces domaines.

A Paris, les syndicats ont accepté de continuer à travailler dans une structure intersyndicale de réflexion et d’organisation. Il y a vraiment eu une spontanéité démocratique de la population du Siège.

Les élections de 1969 au comité d’entreprise ont conduit à la fois à retrouver une certaine normalité et à renouveler les équipes. Dans le collège cadres, j’ai été le seul à me présenter, les autres listes ne m’ont pas opposé de candidat. J'ai pu exercer trois mandats dans les mêmes conditions, alors qu’il y avait plusieurs listes pour les ETAM. Il y avait consensus sur mon nom.

La commission économique du CE a décidé de développer l’information économique en direction des salariés. Nous avons organisé des conférences trimestrielles pour l’ensemble du personnel, avec des intervenants comme Jean Boissonnat, le président du Club Med.... Nous avons souvent rempli la salle de conférences qui faisait cinq cents places et le texte de la conférence de Schwartz était si intéressant que la direction générale a accepté qu'il soit édité pour l’ensemble du personnel. Nous avons aussi mis en place une structure de cogestion intégrale sur la formation économique qui a fonctionné de 1970 à 1974. Représentants de la commission économique, des CE, de la direction cohabitaient paisiblement à cette « commission de coordination de la formation ». C’était un travail par consensus, il n’y a jamais eu de vote. Dans les groupes de formation à l’économie, les gens construisaient eux-même leur programme de formation en fonction de leurs besoins, avec des animateurs, autodésignés ou sollicités par le groupe mais toujours formés à la formation, et appel à experts, des gens de la société qui acceptaient de mettre leurs connaissances à disposition de ces groupes. Tout cela a très bien fonctionné, la commission de coordination était elle-même un lieu de formation et de débats. Ce système de formation, né de Mai 68, faisait appel à la solidarité de l’ensemble du personnel, il est sans équivalent à ma connaissance. Mais il y a eu des pressions progressives de la direction pour que tout cela rentre dans l’ordre. Il en est resté une forte préoccupation de l’entreprise pour la formation, mais celle-ci s’est faite de façon très classique. Les syndicats se sont désintéressés de la pédagogie de la formation et de sa gestion ; la direction en a fait un outil de productivité. Il ne reste rien de cette méthode originale.

Après avoir été officier de marine puis ingénieur dans le textile, Lucien Desvaux était, à trente-sept ans, chef du service laminage aux Forges de Crans, une usine de transformation d’aluminium appartenant au groupe Péchiney, située en Haute-Savoie.

La grève est partie très vite. Il y a eu une réunion organisée par les syndicats le lundi, on a voté à mains levées la grève avec occupation. L’arrêt de l’usine a été un arrêt « propre », dans le respect des consignes, et, par sécurité, les fours ont été maintenus en chauffe pendant toute la grève. Le souvenir que j’en ai, c’est celui d’un bouillonnement intense. On a organisé des discussions dans les ateliers, les trois syndicats « ouvriers » (CFDT, majoritaire, CGT, FO) y participaient. Un cadre adhérent à la CFDT qui était par ailleurs membre du bureau du cinéclub d’Annecy a lancé l’idée de « grève culturelle ». Nous avons apporté un projecteur de cinéma dans la « salle d’honneur » et avons organisé des projections-débats à partir de films sur le monde du travail, comme « Main basse sur la ville ». Il y avait soixante ou soixante-dix personnes dans la salle, sur une usine de six cents personnes. La direction nous a dit solennellement que la salle d’honneur n’était pas faite pour ça et que nous n’avions pas le droit d’utiliser les photocopieurs de l’entreprise, mais ça s’est limité là. De notre côté, nous avons toujours laissé entrer le directeur, qui était présent tous les jours, et les cadres qui voulaient venir.

Les cadres CFDT étaient en grève, ceux de la CGC ne l’étaient pas. La plupart de ces derniers restaient chez eux, certains passaient dans leur bureau pour voir si nous ne faisions pas de bêtises. La CFDT était très bien implantée chez les cadres, et la section cadres rassemblait onze cadres sur les vingt-six de l’usine. Il y en avait six ou sept à la CGC et les autres n’étaient pas syndiqués. Les femmes de certains cadres grévistes me téléphonaient à la maison le soir pour me faire des reproches : elles avaient peur que leur mari « perde sa situation » pour avoir arrêté le travail.

Un groupe de cadres d’Annecy a organisé un débat dans un cinéma qui a rassemblé deux ou trois cents cadres. Ces derniers ont posé des questions aux syndicats sur le thème « vous mettez le foutoir dans le pays mais qu’est-ce-que vous voulez au juste ? ». J’étais parmi les représentants de la CFDT.

J’avais aussi des responsabilités au sein de l’union locale. Et j’y ai vu la réalité d’autres secteurs. Les ouvriers d’une entreprise du bâtiment sont arrivés, très remontés contre leur patron, ils étaient prêts à lui faire un mauvais parti, nous avons eu un mal fou à les convaincre qu’il ne fallait pas de violence. Un employé de banque m’a demandé de passer à l’agence, et le directeur d’agence m’a expliqué qu’un petit piquet de grève devant ses portes lui ferait plaisir car il était scandalisé de voir certains clients retirer leurs capitaux pour les mettre à Genève.

Quinze jours ont passé sans que personne ne bouge puis les négociations ont commencé entre les syndicats « ouvriers » et la direction locale. La délégation CFDT comprenait aussi un cadre, de fait moi. Nous avons signé un accord pour la reprise du travail et remis l’usine en marche un lundi matin, après quatre semaines de grève exactement. Les résultats ? Une revalorisation des salaires, un peu meilleure localement que celle obtenue à Matignon, un petit quelque chose sur le temps de travail. Le plus original était l’engagement de la direction d’éditer un bulletin d’information, conjointement avec le personnel. Ce bulletin a été mis en place, avec un journaliste professionnel comme prestataire et je crois bien qu’il existe encore. Un autre aspect important a été la remise à plat des définitions de poste pour l’ensemble du personnel, y compris pour les ingénieurs. Auparavant, on était dans un flou terrible et un travail important a été réalisé, qui a pesé lourd dans l’ensemble du groupe. La CFDT voulait entre autres éliminer le rôle « flic » de la petite maîtrise, son objectif était de valoriser l’aspect technique aux dépens du côté « gueulard ». Nous avons ainsi contribué à la mise en place des ouvriers « chefs de ligne » ayant un rôle d’organisation technique et non de « flicage » idéologique. Crans a été un des moteurs qui ont fait prendre au groupe ce grand virage du rôle de la première ligne hiérarchique, qui est une retombée importante de Mai 68.

Les relations entre cadres et non cadres ont fait un pas en avant considérable. Les gens ont gardé l’habitude de se parler. Une secrétaire invitée au mariage du fils d’un des ingénieurs, ça n’existait pas avant Mai 68. Quelque chose a changé aussi dans la façon de travailler. Et de lutter. Deux ans après, une grève très organisée bloquait un équipement qui représentait la moitié de la facturation. Les dix-sept ouvriers ont tenu plusieurs semaines, avec leur salaire assuré par la solidarité de l’ensemble des salariés, y compris des cadres (pas ceux de la CGC qui étaient contre la grève, bien sûr). C’est à la suite de ça que j’ai été muté au Brésil. La direction n’a pas fait de pot de départ mais à celui que les syndicats ont organisé à la mairie, nous étions deux cents.

Responsable national des cadres à la fédération CFDT des PTT, Pierre Houdenot avait suspendu son activité professionnelle dans la poste pour suivre, à 39 ans, le cycle préparatoire au concours de l’Ecole nationale supérieure des PTT.

Personnellement, j’ai vécu les événements hors de mon contexte professionnel habituel, puisque je me trouvais entre l’écrit et l’oral du concours interne que je préparais. Je suis bien sûr allé donner un coup de main à l’union locale de Champigny mais je n’étais pas sur mon site de travail.

Les cadres ont été dans le coup des grèves. Dans un communiqué du 20 mai 1968, la fédération CFDT des PTT appelait les cadres supérieurs à soutenir l’action en cours, pour « la nécessaire démocratisation de l’entreprise PTT, par la participation des travailleurs aux décisions et par le libre exercice du droit syndical ». Le lendemain 21 était le jour de la confirmation de la grève générale aux PTT et aussi celui où des cadres de toutes professions participaient à l’invasion du siège du CNPF à l'appel de l’UCC, la FNIC-FO et les clubs « Technique et démocratie » et « Objectif 72 », etc..

Dans les directions régionales et au ministère des PTT, des cadres organisaient des groupes de travail, sur les réformes de structure notamment.

Le plus notable, après 68, ça a été le changement dans les relations de travail, dans les comportements des uns et des autres sur le lieu de travail. La remise en cause de la hiérarchie a conduit des cadres (pas du haut de la hiérarchie, quand même) et des agents à se tutoyer, les tenues vestimentaires se sont rapprochées, les agents au guichet ont peu à peu abandonné la blouse et certains cadres ont abandonné en partie la cravate.

Dans les mois qui ont suivi, les débats induits par les événements, ou plutôt accélérés par eux, qui concernaient les cadres portaient principalement sur la hiérarchie des salaires, sur la démocratisation de l’enseignement et sur la démocratisation de l’entreprise.

Mai avait été un mouvement anti-hiérarchique et la CFDT a prôné la non-hiérarchisation intégrale des augmentations de salaire. Le conseil fédéral CFDT des PTT, dès février 1968, avait dit qu’il « n’acceptait pas que les augmentations en pourcentage soient le seul mode de revalorisation du traitement de base ». Il faut savoir qu’à l’époque, les catégories C et D, celles de l’exécution de bas niveau, représentaient 80 % des effectifs aux PTT. Cette situation a conduit la fédération à revendiquer des « augmentations de salaire en points uniformes », ce qui, dans la période de forte inflation que nous connaissions à l’époque, pouvait conduire à ce que le pouvoir d’achat des cadres ne soit pas maintenu. Devant les réactions de ceux-ci, la revendication s’est modifiée, demandant le maintien du pouvoir d’achat pour tous et l’uniformité des augmentations au-delà. La lutte anti-hiérarchique pouvait dans certains cas avoir des relents anti-cadres, car si les cadres CFDT du secteur étaient d’accord pour « répartir l’augmentation du pouvoir d’achat entre les différentes catégories de travailleurs », d’autres cadres étaient acharnés à creuser les écarts.

La CFDT parlait depuis longtemps de la démocratisation de l’enseignement et, après Mai 68, s’est penchée sur les liens entre syndicalisme ouvrier et syndicalisme étudiant. L’UCC menait une réflexion sur l’université et l’entreprise et sur la formation des cadres. Les accords sur la formation ont connu un début d'application en 1971 et aux PTT, il a été reproché à cette formation dite permanente d’être trop directement utilitaire, professionnelle et technique et de ne pas laisser de place du tout à la culture générale.

La CFDT demandait la démocratisation de l’entreprise, on parlait du pouvoir ouvrier dans l’entreprise, et on se demandait comment les cadres pourraient être concernés. Dans les négociations sur le droit syndical dans les entreprises et dans l’administration, nous disions que la remise en cause de la hiérarchie n’excluait pas l’autorité. Nous voulions passer de l’autoritarisme à l’autogestion, ou au moins à l’autorité partagée. A l’UCC, nous avons beaucoup dit qu’en Mai les cadres avaient pris conscience qu’ils n’étaient pas associés à la décision, ni même à la préparation de la décision. Nous constations aussi une dégradation de leurs conditions de travail.

Certains cadres, surtout les plus autoritaires justement, étaient visés par des mouvements : il y a eu des séquestrations de cadres dans les années qui ont suivi 1968. Cela pouvait éventuellement se comprendre mais il ne fallait pas que ça se généralise : c'est ce qu'affirmait l'UCC.

Les cadres étaient devenus un enjeu stratégique, certains disaient « la nouvelle classe ouvrière », nous les appelions à lutter avec les autres salariés contre la technocratie. Avant 1968, aux PTT les cadres ne participaient pas aux mouvements de grève, la direction leur faisait d’ailleurs signer la « circulaire 111 » qui les obligeait à ne pas faire grève « pour des raisons de sécurité ». Mais, même avant 1968, des cadres venaient sur le lieu de travail, se déclaraient grévistes mais étaient présents pour assurer lesdits problèmes de sécurité. Ils étaient très attachés au service public mais en même temps inquiets du retard qui existait à l’époque entre leur rémunérations et celles du privé. Ils ont beaucoup agi pour l’avenir de l’entreprise et éviter son démantèlement.

Roger Faist était, à quarante ans, le secrétaire général de l’UCC, en charge de cette fonction depuis 1965, après onze ans d'activité professionnelle comme ingénieur dans deux entreprises industrielles.

Sans être parmi les acteurs principaux du mouvement étudiant et social de Mai, l’UCC s’est trouvée en phase avec plusieurs aspects de ce mouvement. L’UCC, stimulée par l'une des motivations essentielles de l'engagement des cadres dans la CFDT, poussait la réflexion sur les évolutions nécessaires de l'organisation des entreprises. Nous mettions en cause un mode de fonctionnement dominant trop monarchique et nous cherchions les voies d'une approche plus participative. La crise de 1968, en mettant en évidence la nécessité d’inventer quelque chose de nouveau, croisait notre préoccupation de longue date. Nous avons, du reste, approfondi cette réflexion dans les années suivantes.

Notre rôle d’acteur a été très limité. Nous avions la lucidité de savoir ce que nous représentions et dans la CFDT et sur le terrain, dans le monde des cadres. Il n'a pas été négligeable. L'occupation symbolique du siège du CNPF, concoctée avec les cadres FO, était un peu plus qu'une anecdote amusante. Elle signifiait que la loyauté des cadres, vis-à-vis de leurs entreprises, n'allait pas sans qu'ils y soient respectés.

L'équipe parisienne a pu être sollicitée à participer à quelques amphis. Jean-Claude Jullien, à l'époque responsable des cadres de la métallurgie (il a créé plus tard, le cabinet Syndex) a représenté l'UCC au fameux meeting du stade Charletty, des camarades d'entreprises et moi-même avons pris la parole au meeting à Bobino où étaient invités les cadres de la région parisienne, syndiqués ou non.

Mai 68 a aussi donné à l'UCC l'opportunité de nombreux contacts avec des personnalités de disciplines diverses, opportunité d'enrichissement de notre propre réflexion.

Surtout, notre souci était de soutenir la réflexion engagée, au fil des arrêts de travail, par les équipes de cadres dans les entreprises. C'était d'abord là que se préparait l'avenir. Nous avons trouvé surprenant et intéressant que beaucoup de cadres, dans les entreprises, se soient impliqués dans les discussions. Cela allait bien au-delà des adhérents. Là, il s'est passé quelque chose, même s'il faut rester lucides sur l'ampleur que cela a pris. Nous avons connu, bien sûr, un courant d'adhésions. Il n'a pas modifié, de façon significative, notre représentation dans le milieu ingénieurs et cadres.

Avec la Confédération, nous avons prêté attention aux sensibilités « gauchistes » qui s'exprimaient tout en restant lucides sur deux points essentiels :

  • un combat pour le changement social ne se mène pas en se crispant sur un rêve messianique,
  • du passé, dans une société complexe, on ne fait jamais table rase.

La marche vers l'autogestion, nous nous l'avons toujours pensée comme un long et lent processus, qui appelle changement de structures, éducation, changement des mentalités. Mais la complexité du fonctionnement des entreprises, comme de toute structure exigeant une organisation, ne peut pas non plus être l'alibi du refus de relations de travail plus participatives, ici et maintenant. La déclaration de la CFDT, invitant à une mobilisation sur la perspective d'autogestion, à l'élaboration de laquelle nous avions contribué, posait bien la question en termes d'avancée vers...

Des équipes militantes CFDT - peu chez les ingénieurs et cadres - en avaient une vision plus impatiente, plus idéalisée. Les difficultés des lendemains ont été affrontées sans désillusion puisque nous nous étions gardés d'une approche idéalisante.

Il ne faut pas omettre le volet négociation de ce grand mouvement social. François Lagandré, président de l'UCC et membre du Bureau national confédéral était membre de la délégation CFDT à « Grenelle ». Au-delà des thèmes obligés, salaires, conditions de travail, il est significatif que le choc de Mai 68 ait fait avancer le dossier de la formation professionnelle continue. Depuis le début des années soixante, les organisations syndicales de cadres étaient sensibilisées au problème que le rythme d'évolution des techniques et l'ouverture des marchés posait en matière de qualification des cadres. L'APEC avait été créée avant 1968. Le problème de l'emploi se posait, non pas pour des raisons d'insuffisance de croissance mais pour des raisons d'obsolescence des profils de qualifications. Les organisations syndicales étaient donc amenées à faire des propositions pour intégrer dans les conventions collectives des clauses concernant la formation continue des cadres. Le choc de Mai a permis aux négociateurs d'élargir la question à l'ensemble des salariés. Le négociateur patronal avait sans doute compris qu'était en partie en jeu, sur ce sujet, la compétitivité des entreprises. L'accord paritaire national de 1970 sur la formation continue, suivi par l'avenant prenant en compte la situation spécifique des ingénieurs et cadres doit quelque chose au mouvement social.

1 : SNICA-CFDT : Syndicat national des ingénieurs et cadres de l’automobile. A l’époque, les cadres n’étaient pas encore intégrés dans les syndicats ordinaires.

2 : CNAM : Conservatoire national des Arts et Métiers.

3 : Cette OPA - offre publique d'achat, en réalité une OPE - a été la première en France. Le capital de Saint-Gobain, première entreprise verrière de France, présidé par Arnaud de Vogüé, était très dispersé. BSN - Boussois - Souchon - Neuvesel, alors le deuxième verrier de France et mené par Antoine Riboud, proposait aux actionnaires de Saint-Gobain de leur échanger les actions pour fusionner les deux groupes. Après l'échec de l'OPA, BSN passera du contenant au contenu : tout en conservant les emballages en verre, il poursuivra une reconversion vers l'agro-alimentaire et deviendra Danone, Saint-Gobain est resté un groupe verrier (plat et creux) présent aussi dans les matériaux destinés à la construction. Son capital est plus concentré.

4 : L’UCC est née sous sa forme actuelle en 1967. Auparavant, les cadres du secteur privé étaient organisés dans des syndicats spécifiques de cadres. La FFSIC a cédé la place à l’UCC, structure horizontale rassemblant tous les cadres du privé et du public qui ont été intégrés dans les sections syndicales et les syndicats territoriaux d’industrie.

5 : 1964 : lors d’un congrès extraordinaire, la CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens) se transforme en CFDT (Confédération française et démocratique du travail). La minorité attachée au confessionnalisme scissionne et obtiendra le droit de garder le sigle CFTC.

6 : FFSIC : Fédération française des syndicats d’ingénieurs et cadres.

7 : Affaire Bull : en contradiction avec le « Plan calcul », le seul constructeur informatique français, Bull, était racheté par le groupe américain General Electric, au grand mécontentement des syndicats.