Qu’est-ce qui se dessine dans le travail et remet en cause son organisation ?

Olivier Charbonnier. La mise en concurrence d’un nombre croissant d’activités, le poids de la demande dans la machine économique et le contexte de digitalisation globale ont fait entrer le client (ou l’usager) dans l’organisation de l’offre et bousculé le management vertical. L’offre et la hiérarchie ne s’imposent plus d’elles-mêmes : elles doivent aller chercher de la légitimité, organiser la participation, voire de la coconstruction des décisions. Cela est d’autant plus vrai dans un tissu économique essentiellement tertiaire et « serviciel ». Ce n’est pas un slogan ni une mode que de s’adapter au client ou de tenir compte de l’usager. Aujourd’hui, les organisations du travail, y compris dans la fonction publique, gagnent à être ouvertes et agiles. Cela questionne le management du travail, mais également la relation d’emploi. Car il ne s’agit pas de plonger tête baissée dans l’ambiance des start-ups souvent présentée avantageusement. Celles-ci en effet ne couvrent qu’un champ sociologique et culturel limité, un secteur en croissance forte et elles sont des organisations sans passé. Très peu d’entreprises supportent de tels critères. La nouvelle économie est innovante, mais prenons garde à la sémantique managériale, à la « gamification » du travail, à la dérégulation des espaces et des méthodes de travail. « Libérer l’entreprise » ne se limite pas à des symboles et à l’injonction de bonne humeur. La transition d’un modèle industriel, pyramidal et stable vers des activités complexes et coordonnées est exigeante. On ne plaque pas un modèle. La transition, c’est une expérimentation car on ne sait pas à quoi ressemblera le management de demain. D’où l’importance d’inventer collectivement et par pallier des nouvelles organisations du travail. D’expérimenter des modes de travail moins contraints.

Jérôme Chemin. On ne mesure pas encore tout à fait les transformations opérées par le numérique sur le travail et l’organisation de l’activité. Mais un point me semble essentiel, c’est de se pencher sur le rôle du manager de proximité. Celui-ci est au centre de la transition. De ce fait, il faut se demander si celui-ci a les moyens d’assumer ce rôle et cette position. Est-il au courant de tous les projets de l’entreprise qui font appel aux technologies d’information et de numérisation ? A-t-il les moyens de maintenir à niveau ses équipes ? De gérer leurs équilibres de vie ? De peser sur le reporting du travail ? Le numérique s’invite dans son rôle et ses missions alors que son travail traditionnel d’encadrement et de management n’est pas forcément soutenu et reconnu. Les premières lignes managériales sont celles qui encaissent la transformation digitale de l’entreprise. Prenons le travail à distance, par exemple, dont il s’agit de l’une des conséquences importantes. Le manager a-t-il les outils et les moyens de gérer une équipe éclatée et aux temps professionnels discontinus ? Le management est difficile en présentiel. Il l’est encore plus à distance et quand on parle de charge et non de temps mesuré. Les entreprises doivent favoriser ce travail-là quand elles accordent le statut de cadre qui n’est pas une récompense statutaire.

O. C. L’information nous envahit. Les réseaux sociaux infiltrent les organisations. La digitalisation touche presque tous les métiers et Internet transforme le travail depuis maintenant vingt ans : banquiers, services à la personne, culture, santé… L’activité en mode projet et transversale n’est pas nouvelle, mais nous assistons à la naissance d’une « e-activité » auprès de nombreux salariés. Tous les cadres, une majorité des salariés et de consommateurs sont aujourd’hui hyperconnectés et hyper-informés. Lorsque l’organisation du travail se fait en réseau et à distance, celui-ci change de nature. La frontière entre vie professionnelle et vie privée est sans cesse questionnée et la porosité touche les espaces aussi bien que les temps d’activité et leur nature elle-même. On peut construire son activité à partir de soi et de son propre réseau et non plus à partir d’une organisation externe qui impose ses règles. Les logiciels open source illustrent le brouillage des frontières entre les positions de client, d’investisseur et de producteur. Le bénéficiaire d’un système est aussi son contributeur, le client est aussi producteur de savoir… Le management transversal et de réseau devient une évidence et le manager tire effectivement sa légitimité de la multitude des coopérations qu’il peut insuffler et animer.

En quoi cela perturbe-t-il la nature de la relation d’emploi et des parcours professionnels ?

O. C. On parle depuis vingt ans de l’individu entrepreneur de lui-même. On exalte la liberté professionnelle et l’autonomie assumée. Or, combien d’actifs en ont l’envie et les capacités ? Nous travaillons plutôt à des relations d’emploi et des contours de parcours professionnels qui ne sont pas linéaires. C’est pour cela que les droits et les services attachés à la personne ne peuvent que prendre leur essor. Le salariat a atteint ses limites car chacun de nous a plus d’une identité professionnelle. Chacun de nous a plusieurs métiers et situations professionnelles… Cette remise en cause du salariat porte cependant en germe un risque de précarité. Le conflit entre les taxis traditionnels et les labels de véhicules individuels illustre le choc de la rencontre entre une économie administrée et une économie ouverte. Les liens entre l’offre et la demande sont brutalement chahutés par l’introduction d’un outil qui modifie radicalement la relation entre le client et le fournisseur. On parle beaucoup d’économie collaborative lorsqu’on évoque l’émergence de nouveaux modèles économiques issus du digital, mais il s’agit plutôt d’une nouvelle figure du libéralisme. Je cite le théoricien de l’économie collaborative Michel Bauwens : « Uber ne relève pas de cette économie collaborative ou de partage. Il s’agit plutôt d’une mise sur le marché de ressources qui, jusque-là, n’étaient pas utilisées. La différence entre une production pair-à-pair et Uber, c’est le morcellement du travail, la mise en concurrence entre les travailleurs pour obtenir un service, sans qu’ils aient accès à ce service, ce bien commun, en l’occurrence l’algorithme contrôlé par la firme » 1. Si le salariat est remis en cause par l’économie de partage, il va falloir créer d’autres modes de collectifs et d’intégration professionnelle. L’enjeu est de résister à la pensée libertarienne qui fait croire que nous pouvons nous affranchir de toute régulation du travail au profit de la liberté individuelle. Cette approche est élitiste et épuisante pour l’individu. Questionner les cadres d’emploi, c’est au contraire favoriser la coopération.

J. C. La part de l’emploi non salarié connaît un certain regain depuis quelques années. Aux frontières de l’emploi indépendant et de l’emploi salarié, des formes d’emploi plus récentes sont apparues : portage salarial, coopératives d’activité, mais également des formes hybrides de travail indépendant dans lesquelles l’entrepreneur se voit imposer l’organisation de son travail. « L’uberisation » de la relation d’emploi redéfinit les frontières libertés-précarité : franchise, travailleurs indépendants… Tout le monde n’a pas les moyens d’être autoentrepreneur. De même, le développement du salariat multiemployeur ainsi que du salariat à durée déterminée sont très exigeants d’un point de vue personnel, professionnel et syndical. Le contrat à durée déterminée à objet défini a fait son entrée dans le Code du travail pour les ingénieurs et les cadres et sous certaines conditions. Pour les cadres à temps plein et sous contrat à durée indéterminée, la question du temps professionnel n’est plus simple et nous préférons parler, à la CFDT Cadres, de temps de déconnexion et de charge de travail.

Comment faire face à ces évolutions ?

O. C. Nous questionnons les formes d’emploi et d’organisation du travail. Il y a trop peu d’espaces et de temps de parole sur l’activité. Nous expérimentons alors les nouvelles façons de travailler... L’économie collaborative passe aussi par des questions très concrètes du quotidien. Prenons un exemple. Nous avons proposé à une cinquantaine de salariés volontaires de s’installer dans un nouvel espace, les invitant à modifier leurs habitudes de travail. L’essai est totalement réversible. Nous insistons sur la qualité de ce nouvel espace, qui ne se réduit pas à un open space pour économiser des mètres carrés : niveau sonore réduit, aménagement non figé, lieux collectifs de détente, lieux collectifs de partage professionnel… L’espace est un prétexte, un levier pour rompre avec l’ordre établi. Au sein de celui-ci, les salariés sont affranchis de la question du temps. Chacun vient et part quand il le souhaite. Chacun peut développer une idée ou discuter d’une approche métier qui n’est pas le sien. Chacun peut sortir de son cadre d’emploi. Statut hiérarchique, fiche de poste, lien de subordination… : rien ne doit être figé. Les managers sont appelés à quitter leur position haute, leur domination sociale, pour laisser faire les équipes. Cela ne signifie pas de les abandonner mais de stimuler une régulation à partir du collectif et en responsabilisant tout le monde. Les managers ont ainsi ce rôle déterminant de permettre la créativité individuelle, la culture de l’échange en équipe, la responsabilisation de chacun à la performance collective. Cela passe par un souci quotidien d’être attentif aux conditions du travail. Nous installons dans ce nouvel espace des tiers professionnels extérieurs à l’entreprise mais en lien avec son métier. Des start-ups et des free-lances sont ainsi physiquement hébergés par une grande entreprise. Les uns découvrent l’exigence et la souplesse des petites structures. Les autres prennent appui sur des entités stables et anciennes. Chacun livre son étonnement. Les salariés se rencontrent et découvrent des statuts variés… Comme souvent, les entreprises ne prennent pas le temps de penser et tendent à se laisser séduire par des solutions toutes faites, des méthodes et des organisations proposées par les « nouveaux gourous du digital » (suivis dans leur sillon par des consultants au nom prestigieux) qu’il suffirait d’appliquer à la lettre pour devenir agile, innovant, collaboratif et transversal. Elles finissent par reproduire ce dont elles cherchent pourtant à s’affranchir : de nouveaux process, des formes de prescription moins visibles mais tout aussi puissantes, des logiques de contrôle qui ne disent pas leur nom…

J. C. Il n’y a effectivement pas de solution applicable à tous en matière d’aménagement d’espaces. Il faut observer comment les gens travaillent, quelles sont les ficelles de leur métier, leurs habitudes. Tous les métiers ne se prêtent pas à l’open space et au collaboratif. Les salariés sont à peine consultés sur l’aménagement de leur poste de travail, sur les conditions de sa réalisation et les moyens y afférents. L’organisation du travail demeure légalement de la responsabilité de l’employeur. Elle ne fait malheureusement pas partie du dialogue social. Notons au passage la légitimité conférée aux consultants extérieurs à l’entreprise dans ce domaine. Quand une entreprise décide de déménager, le projet est confidentiel jusqu’à ce qu’il soit irréversible. Les représentants des salariés sont consultés sur des détails. Le résultat est que chaque partie se braque plutôt que de négocier et anticiper les changements. Cela ne peut que crisper les salariés et peser sur la performance de l’entreprise. Tout projet de déménagement a un effet miroir qui révèle la qualité du dialogue social et professionnel.

O. C. Mon métier est d’accompagner les besoins en transition entre un modèle d’organisation traditionnel et des modes de travail moins hiérarchiques, moins figés, en veillant à « embarquer » tout le monde. C’est ainsi que nous replaçons le travail dans la vie. Ce n’est pas une simple histoire de convivialité dont il est question : il s’agit de tendre vers des organisations plus horizontales, transversales et agiles, faisant de l’hétérogénéité une opportunité là où elles se sont attelées pendant plus d’un siècle à standardiser, rationaliser et contrôler l’aléa. Il faudra du temps car c’est à un véritable changement de paradigme que nous assistons. Et aussi beaucoup d’imagination pour inventer de nouvelles formes de régulation.

J. C. L’expérience du travail collaboratif, de l’aménagement des postes et le questionnement autour des statuts et formes d’emploi participent à la mise en débat de l’organisation du travail. Poser la question du travail collaboratif, c’est interroger l’organisation de l’activité. On ne le fait jamais assez dans la plupart des entreprises. L’accord national interprofessionnel sur la qualité de vie au travail2 a rouvert des possibilités intéressantes dans ce domaine. A l’heure où la société met l’entreprise en débat (responsabilité sociale, entreprise libérée, propriété de l’entreprise), nous soutenons le débat interne et toutes les occasions pour les salariés de s’exprimer sur leur travail et les conditions de son exercice. Trente ans après les lois Auroux, les entreprises sont invitées à « développer des initiatives favorisant l’expression directe des salariés » 3. Cet accord vient à point nommé alors que les technologies de l’information et de la communication ont transformé nos façons de travailler. En la matière, je privilégie d’intégrer les effets du numérique dans toutes les négociations plutôt que de négocier isolément sur les technologies.

1 : Le Monde, 25 juin 2015.

2 : « Vers une politique d’amélioration de la qualité de vie au travail et l’égalité professionnelle », 19 juin 2013.

3 : Ibid.