L’émancipation est un objectif inscrit dans les statuts de la CFDT. La valeur et la force de ce « droit inaliénable » 1 sont incontestables. Son application et son contenu sont en revanche plus incertains. Le principe renvoie plus facilement à d’autres principes, « le respect de la dignité et de la liberté dans l’entreprise et au sein de la société » qu’à des dispositifs concrets. La philosophie de John Dewey2 peut nous aider à donner un sens et un contenu à cette belle idée. Il me semble que son œuvre peut être lue comme un ensemble de réflexions sur les conditions de l’émancipation, même s’il n’utilise pas lui-même le mot. Joëlle Zask3 présente l’œuvre du philosophe américain dans cette Introduction. C’est l’occasion d’y puiser quelques références et idées.

Prendre part

La participation, qu’elle prenne la forme d’un intéressement aux résultats des entreprises ou celle des instruments de la démocratie participative, peine à tenir ses promesses. John Dewey ne se contente pas de promouvoir la participation contre le gouvernement des experts ou comme antidote à la réduction de la démocratie à une compétition pour obtenir le vote populaire. La méthode qu’il préconise, inspirée de la démarche scientifique et qu’il appelle « l’enquête sociale », suppose que chacun puisse « prendre part » à la définition et à la résolution des problèmes collectifs, c’est-à-dire qui ont des conséquences « en termes d’avantage ou de préjudice » au-delà d’un cercle privé. A cette condition, la participation peut être une « expérience », c’est-à-dire l’occasion d’innovations et d’un apprentissage collectif et individuel.

L’objectif utilitaire des démarches participatives - prendre une décision plus éclairée et mieux acceptée, faire de la pédagogie - n’est rien s’il ne se double pas d’un objectif « d’individuation ». C’est cet objectif qu’il est aussi possible d’appeler l’émancipation. En prenant part, en nous affranchissant des conformismes et des « tutelles » et sans jamais nous croire autosuffisants, nous devenons « majeurs », en mesure de « diriger notre vie » 4.

Des expériences partagées

Les relations entre le collectif et l’individuel sont l’objet de débats sans fin. Les thèses en présence sont connues. D’un côté un individu doté d’un libre arbitre et d’intentions rationnelles passerait un contrat, le plus réduit possible, avec ses congénères afin de vivre en société. De l’autre, une société cohérente et indépendante des individus qui la composent, imposerait par l’obéissance, le divertissement ou l’habitude ses règles et ses valeurs à des citoyens passifs, aveugles et muets. A ces conceptions John Dewey oppose celle d’une socialisation comme une « opportunité d’autodéveloppement ». C’est le sens qu’il donne à la notion d’expérience : « elle consiste dans une relation entre l’organisme et son milieu, d’une nature telle que l’un et l’autre se transforment mutuellement ».

Mais ce cercle vertueux entre individuel et collectif ne va pas de soi. « De même que des espèces disparaissent, les hommes peuvent tellement se nuire les uns les autres ainsi qu’à leur environnement, que leur existence est gâchée et que leurs opportunités de développement futur s’amenuisent ». Notre responsabilité est de « produire un environnement qui favorise le développement de l’individualité de chacun », et qui pour ça intègre les idéaux qui élargissent « les possibilités d’expériences », et plus précisément d’expériences partagées. Celles qui permettent aux individus « d’y laisser leur marque » et au collectif de générer un savoir supérieur à ses hypothèses de départ.

Les qualités individuelles et sociales dépendent les unes des autres. Elles se renforcent lorsque les conditions d’une « transaction » sont réunies. John Dewey distingue cette transaction entre l’individu et son environnement de l’adaptation ou de la soumission de l’un à l’autre. L’émancipation ne consiste ni à s’affranchir des règles de la vie commune ni à tout attendre des institutions, fussent-elles démocratiques. « La liberté n’est pas un don qui peut être fait de l’extérieur ».

Un individu perdu

John Dewey écrit en plein essor de la grande industrie, avant, pendant et après la Première Guerre mondiale. C’est l’époque des bigness : big industry, big market, big government, big business. La globalisation et la concentration des activités sont en route et John Dewey note que ces processus « échappent aux contrôles étatiques traditionnels » et qu’ils conduisent à « la perte progressive par les individus, du contrôle de leur existence. Ils sont soumis eux aussi à des logiques impersonnelles face auxquelles les relations directes ou primaires refluent et disparaissent ». C’est Joëlle Zask qui l’écrit ainsi, frappée par l’actualité de ces observations. Elle poursuit : « Face à la Grande Société, à ses relations impersonnelles, à son administration tentaculaire, au développement mécanique du capitalisme industriel qu’elle promeut, à ses corporations tendanciellement planétaires et à sa logique quantitative implacable, l’individu, explique Dewey, est « perdu ».

Cette rupture entre les fins poursuivies, les valeurs qui animent chaque individu et les moyens disponibles et identifiés, est à l’origine d’un mal dont son époque - comme la nôtre - souffre : la démoralisation. « Les individus se déplacent à tâtons dans des situations qui ne les orientent pas et qu’ils ne dirigent pas ». Nous sommes loin d’une société « mise à la portée » de tous ses membres et à laquelle ils pourraient participer activement afin d’entrer dans le cercle vertueux de l’émancipation.

La valeur des idéaux

Chacun décidera pour lui-même s’il se lance dans la lecture nécessairement lente d’un livre de philosophe, introduisant à l’œuvre philosophique d’un auteur peu connu, américain de surcroît. Ceux qui le feront auront une bonne surprise. En 120 pages, dans un style aussi accessible qu’exigeant, Joëlle Zask nous livre une somme de réflexions qui doivent plus à sa volonté de nourrir les nôtres qu’à la démonstration de son érudition.

Si comme l’écrit John Dewey « la valeur des idéaux réside dans les expériences qu’ils rendent possibles », et l’émancipation est un idéal, la philosophie peut être une invitation à vivre « de nouvelles expériences, sans fin » et ce faisant à avancer sur le chemin de l’émancipation, indissolublement individuelle et collective. Les démocraties ne peuvent pas vivre sans cet individu majeur et courageux, citoyen actif et décidé, qui ne se contente pas de faire partie, mais qui prend part à la vie collective. Les entreprises le peuvent-elles ?

1 : cfdt.fr/nosvaleurs.

2 : John Dewey (1859-1952). La plupart de ses travaux sont traduits en français : Démocratie et éducation, Liberté et culture, Comment nous pensons, Logique : la théorie de l’enquête, La Formation des valeurs, L’Art comme expérience, etc.

3 : Enseignante au département de philosophie de l’Université d’Aix-Marseille, traductrice et spécialiste de John Dewey. Auteure notamment de Participer. Essai sur les formes démocratiques de la participation, Le Bord de l’eau. 2011.

4 : cfdt.fr/nosvaleurs.