Marie-Anne Dujarier est une sociologue du travail qui avait publié avec Vincent de Gaulejac, il y a trois ans, un essai remarqué sur L’idéal au travail (PUF, 2006). Elle y expliquait comment dans les organisations contemporaines l’idéal n’est plus un horizon, mais une norme sociale exigible, une prescription de toute-puissance : elle oblige chacun, sous peine de perdre tout crédit, à simuler la conformité à des objectifs inatteignables et à dissimuler, en même temps, ce qu’il fait vraiment.

Dans ce nouvel ouvrage, c’est une autre ligne de tension de l’organisation du travail qui est mise en évidence : la façon dont le consommateur collabore avec le producteur. C’est en partant de situations simples que l’auteur fait apparaître les diverses modalités de cette coproduction. Choisir une entrée ou un dessert dans une cafétéria, acheter un billet de train sur Internet, dépanner son ordinateur avec l’aide d’une assistance téléphonique, monter des meubles acquis dans un supermarché spécialisé ou payer ses achats dans une caisse automatique sont quelques-unes des activités qui nous « mettent au travail » en tant que consommateurs. L’autoproduction dirigée voit le client personnaliser des produits fortement standardisés, ses faits et gestes sont standardisés (restauration rapide) et intégrés dans une chaîne de production dont il constitue le dernier maillon. Les gains de coûts du « self-service » ne sont parfois pas négligeables, et se pose donc la question de leur répartition entre producteur et consommateur ; mais les interrogations suscitées par le travail du consommateur ne se limitent pas, loin s’en faut, à un simple jeu de soustraction ou d’addition.

Tout d’abord, cela redessine l’image du consommateur : celui-ci n’est pas seulement défini par son choix ou son pouvoir d’achat, mais par une activité : la consommation n’est pas seulement, comme le supposent généralement l’économie et la sociologie, la jouissance d’une liberté, d’un bien ou d’un service, c’est aussi travail. Dit autrement, un rapport social, sous contrainte, créant de la valeur.

Quelles sont les règles du jeu de ce rapport social, quelles en sont les régulations ? On peut les envisager sous l’angle managérial : les différents modes de la prescription, la formation du consommateur-travailleur, les formes de sa rétribution (le plus souvent symboliques), les limites de sa contribution, celles de sa fidélité… mais aussi, dans ce contexte, les contraintes qu’on peut lui imposer, les formes de coopération et de conflit de cette nouvelle division du travail. De fait, considéré à la lumière de ce livre, les injonctions qui pèsent sur le consommateur sont extrêmement lourdes, sans parler de leur caractère fréquemment contradictoire (sur ce point on se reportera au livre de Christian Morel sur L’enfer de l’information ordinaire, Gallimard, 2007). Or bien souvent ses moyens de protester sont limitées : même la défection ou le choix d’un autre produit ou d’un autre prestataire de service (banque, fournisseur Internet) perdent de leur efficacité dans un contexte où le consommateur est captif et où les conditions qu’on lui imposera seront les mêmes chez le voisin… Les actions individuelles étant limitées, des actions collectives seraient plus efficaces ; et les « class actions », actions collectives menées en justice, en sont encore au stade des balbutiements en Europe.

Mais, et c’est tout l’intérêt de la réflexion menée dans cet ouvrage, on s’aperçoit rapidement que la question posée n’est pas simplement celle d’un partage du travail, qui prendrait la forme d’une externalisation forcée de certaines tâches vers le consommateur. Plus qu’un simple exécutant de bout de chaîne, celui-ci fournit un travail d’organisation : il est sollicité comme concepteur, comme marketeur, comme prescripteur ou comme publicitaire… et même comme manager. Il reconfigure les services qu’on lui rend, participe à la conception des produits (ainsi du choix des options dans une voiture), « profile » les flux qui lui arrivent. L’exemple du numérique, et en particulier le Web 2.0, montre d’ailleurs à quel point cette coproduction de service, plus ou moins formalisée mais en tout cas visible, se double d’une création de valeur invisible dont le consommateur fait bénéficier le prestataire. Les données et traces laissées par les internautes sur les sites marchands ont une valeur. Sur les réseaux sociaux (Facebook, LinkedIn, etc.), le consommateur génère même bénévolement cette valeur, qui ne se réalise vraiment sous forme monétaire qu’à l’autre bout de la chaîne.

Les logiques qui organisent le travail des consommateurs, ou plus largement leur participation à la création de valeur, gagnent donc à être mises en évidence, et sur ce plan l’ouvrage de Marie-Anne Dujarier est le bienvenu. Mais le décryptage des mécanismes interroge aussi l’organisation des rapports sociaux, et notamment, pour les organisations syndicales, l’articulation des revendications avec les associations de consommateurs. Le jeu un peu figé qui sépare et souvent oppose les unes et les autres repose sur une division des rôles historiquement datée, et il serait sans doute temps d’en prendre acte.