Dans une période où l’on ne parle des ingénieurs qu’au travers du seul prisme – voire du seul nombril – de l’organisation des formations initiales, la CFDT Cadres fait un double choix : celui de penser la question de l’ingénieur tout au long de « sa » vie et celui de mener une approche plus systémique, en faisant en sorte que sa main droite (par exemple son implication à la CTI, au Cési ou à l’Apec) n’ignore pas sa main gauche (par exemple la négociation sociale dans les entreprises, le partenariat avec Ingénieurs Sans Frontières ou les travaux au sein de la CNI).

Mais sur la question de l’identité professionnelle des ingénieurs, ce devoir d’inventaire et de mise en synergie n’aura de sens que si le travail syndical s’approche assez du travail des ingénieurs pour en comprendre les transformations et les aspirations.

Du côté des institutions

Qui dit ingénieur, dit école d’ingénieur, Grande Ecole, formation initiale, Commission des Titres d’Ingénieur. La CFDT Cadres participe à la vie de la CTI depuis sa création par une loi en 1934 : il s’agit d’une instance d’habilitation des établissements d’enseignement supérieur publics ou privés qui souhaitent délivrer un titre d›ingénieur. Mais elle est depuis devenue bien plus que cela. Elle a en effet un rôle normatif qui sert à maintenir un haut niveau d›éducation et de formation et elle joue ainsi un rôle significatif dans la construction de l’identité professionnelle des ingénieurs. Elle a également su développer une grande capacité d›adaptation aux besoins et aux évolutions du métier d’ingénieur tant dans les contenus, l’ouverture internationale, la prise en compte du cadre européen et l’ouverture des voies d’accès. Ainsi, les voies de formation se sont diversifiées depuis le début : en effet, dès 1934, le titre d›ingénieur diplômé par l›État (D.P.E.) permet à des ingénieurs de fonction d›obtenir un titre d›ingénieur diplômé par validation de leurs acquis professionnels.

La CTI a également accompagné le développement d’autres voies de formation, complémentaires aux formations initiales sous statut étudiant des Grandes Ecoles et des Universités qu’il s’agisse de dispositifs de formation continue (par exemple celui du CNAM), de la voie de l›apprentissage (par exemple celle du CESI), ou par les «nouvelles formations d›ingénieurs» (NFI) appelées aujourd›hui «formations d›ingénieurs en partenariat (école/ entreprise) (FIP) à, partir des réflexions conduites en 1989 pour développer la voie de la formation permanente.

La CTI est composés de 16 représentants du monde académique (issus de la diversité des établissements) et de 16 représentants du monde professionnel (organisations patronales, associations d’ingénieur, confédérations syndicales).

Dans un tout autre registre, l’institution paritaire Apec mène un travail de fond sur le contenu du travail des ingénieurs au travers de ses référentiels métiers, donne de la visibilité à la demande des entreprises en ingénieurs, à son évolution et à l’insertion professionnelle des diplômés. La CFDT Cadres qui participe à sa gouvernance, préside la commission des études, veille à ce que ces travaux soient connus et permettent une compréhension partagée des évolutions. Sur le plan individuel, notons que les consultants de l’Apec contribuent à ce que les personnes qu’elles accompagnent s’approprient leur propre identité, affinent leur projet professionnel, par le biais des entretiens individuels et des divers bilans mis en œuvre.

De façon plus spécifique, les Observatoires des Métiers mis en place dans les branches professionnelles sont des lieux investis par les mandatés CFDT pour donner corps aux métiers, aux identités professionnelles. Soulignons la création récente des 11 comités de filière de la Conférence Nationale de l’Industrie, desquels les organisations syndicales sont parties prenantes.

Du côté de l’entreprise

Après l’obtention de son titre d’ingénieur diplômé, l’ingénieur peut ou devrait pouvoir de différentes manières déployer de nouveaux liens avec sa formation de base et enrichir ainsi son identité dans un certain continuum : proposer des stages et « tutorer » des stagiaires (de la journée d’immersion au stage de fin d’études, au contrat CIFRE), participer à des jurys de stages, des jurys d’école, présenter son entreprise dans des forums emploi, contribuer au suivi de l’emploi en participant aux enquêtes menées par les observatoires des écoles, voire intervenir dans des formations initiales sur son l’expertise développée en entreprise.

La réalité de ces pratiques est un point d’attention des missions d’audit de la CTI en vue du renouvellement de l’habilitation à délivrer le titre d’ingénieur diplômé. Pour l’ingénieur ainsi impliqué dans un va-et-vient entreprise - formation, la réflexion sur l’identité, sur le métier, se fait assez naturellement par ces respirations professionnelles. Par ailleurs, l’établissement peut et doit poursuivre son œuvre de formation initiale au travers de formations continues actualisantes ou complémentaires.

Chacun peut voir facilement les bénéfices partagés de ces pratiques tant pour l’ingénieur en emploi que pour l’étudiant, l’entreprise et l’établissement d’enseignement supérieur. Mais force est de constater que cette forme d’alternance tout au long de la vie de l’ingénieur ne fait que rarement l’objet d’engagements, qu’elle est tributaire des aléas économiques et de la pression de l’urgence, et que le pendant réciproque (immersion de enseignants chercheurs dans l’entreprise) est modeste ou marginal.

Cette alternance a été une réalité pour les 10 % d’ingénieurs diplômés par la voie de la formation continue, par « l’école de la deuxième chance », et par les 5 % diplômés par la voie de l’apprentissage. Faut-il encore que ces parcours de promotion et de diversité sociale soient portés par les acteurs sociaux dans les entreprises, par les branches et les pouvoirs publics.

Ce constat plaiderait pour un développement du contractuel sur ces questions dans l’entreprise (construire les conditions d’un possible engagement) comme entre les entreprises ou les branches et les établissements (s’engager dans le donnant-donnant). Des initiatives existent comme le projet d’engagement récent des entreprises de l’aéronautique et de l’aérospatial toulousain dans la « fourniture » gracieuse de 10 000 heures d’enseignement par an, comme ces grandes entreprises qui nomment parmi leurs salariés des ambassadeurs auprès des écoles d’ingénieurs et de leurs étudiants.

Se pose alors la question de la reconnaissance par les entreprises de cet investissement interne / externe des ingénieurs ; les réflexions actuelles sur la valorisation du cursus d’expertise doivent prendre en compte ces dimensions. De même, la revendication CFDT d’engagements contractuels sur l’apprentissage, ou sur l’emploi des seniors, sont autant de portes d’entrée de la question identitaire.

Enfin, d’autres pratiques des entreprises construisent une image externe, voire un imaginaire, du métier de l’ingénieur (au travers des campagnes de recrutement essentiellement, du contenu des offres, de démarches expérimentales comme « Ze Forum Ingénieur RATP ») mais elles sont peu questionnées par les partenaires sociaux.

Du coté des « territoires »

Il faut également interroger la question des ingénieurs au filtre des multiples territoires qui les concernent.

D’évidence en premier lieu, celui du périmètre des connaissances scientifiques et techniques acquises, pratiquées, développées ou renouvelées. Les enquêtes Apec attestent que sur le champ de l’effort de formation continue, le cadre se débrouille souvent par lui-même, sans impulsion ou orientation. Au-delà, cet effort est logiquement plus porté sur l’actualisation technique à court terme que sur l’approfondissement scientifique à moyen terme. Dans ce domaine, les ingénieurs doivent pouvoir trouver des ressources dans les établissements de formation et dans les associations professionnelles de métier.

Les questions de territoires scientifiques et techniques se posent aussi quant à la carte des formations et à son évolution, si l’on entend accroitre le lien entre formation initiale et formation continue en donnant sens à la notion « tout au long de la vie ». Dans cette perspective, la mise en place des comités de filières au sein de la conférence nationale de l’industrie pourrait se révéler un outil intéressant si la connexion y est faite, si les établissements de formation y étaient représentés, à l’instar des pôles de compétitivité.

En dehors des sciences de l’ingénieur, des attentes s’expriment pour élargir le champ de formation initiale des ingénieurs comme si « tout se joue avant 6 ans » après le Bac en matière de « culture générale » (environnement, management, interculturel, économique, sociétal, déontologie). Ainsi, dans le dernier plan national santé au travail, pour régler les questions de stress au travail, les écoles d’ingénieurs sont enjointes de former leurs étudiants. Comment croire que, sur ces questions, les formations clés en main (à base de diaporama ppt et de QCM en ligne) donnent les clés d’une action réflexive et contextuée, d’une action autonome et responsable.

Face au risque de gavage théorique des élèves ingénieurs, il importe que les établissements mettent en œuvre des croisements pertinents entre domaines techniques et enjeux sociétaux, ainsi que la CFDT Cadres a pu le proposer sur les questions du développement durable. Ces approches mises en situation sont à l’opposé des formations « catalogues » des prestataires classiques de formation. L’intérêt des pratiques de brassage d’étudiants s’affranchissant des limites des établissements vaut aussi pour l’approche de ces enjeux.

Ces approches doivent trouver leur continuité dans les pratiques d’entreprise tant dans l’exigence de mise à jour de la culture générale que de la délibération ouverte et pluraliste des questions qui se posent.

Plus globalement, les démarches engagées dans le domaine de la responsabilité sociétale de l’établissement d’enseignement supérieur doivent trouver leur pendant dans le monde de l’entreprise (ouverture sociale, soutien à l’engagement citoyen; prise en compte de l’environnement, démarche d’innovation et de création d’activité…). Les études menées sur l’enquête CNISF 2009 ont bien montré l’écart important chez les jeunes ingénieurs entre leurs attentes et la réalité du travail.

Pour conclure provisoirement

Si nous ne pouvons pas agir directement sur l’identité technique de l’ingénieur, car nous n’avons qu’une relative légitimité pour en fixer ex cathedra le contenu, le syndicat peut d’une part chercher créer les conditions dans l’entreprise pour que l’alternance entre le monde de l’entreprise et le monde de la formation soit possible et se déroule le mieux possible, pour que les attentes formulées aux écoles trouvent leur traduction dans l’entreprise.

De façon plus active, notre rôle syndical peut consister à aider à construire ou à faire émerger des professionnalités à différents niveaux et à les faire reconnaitre dans l’espace du travail et de l’entreprise, voire dans l’espace public. Cela impose de partir de la perception individuelle des caractéristiques de son activité pour permettre à des professionnels de se reconnaitre une identité professionnelle commune, des exigences professionnelles partagées. Cela nécessite de repenser profondément notre proximité syndicale avec les ingénieurs et la pertinence des services associés, pour en créer les conditions.

Plus largement encore, se pose la question d’une identité professionnelle liée à l’attachement syndical (la question nous est posée par les managers adhérents CFDT !). Dans cette perspective la CFDT Cadres poursuit son travail transversal relatif aux mutations du travail et de la société en direction des adhérents en partageant, au travers de la présente revue Cadres, des réflexions venant d’horizons toujours multiples (entreprise, enseignement, société, recherche).

Le prochain Comité national de la CFDT Cadres (juin 2011) sera consacré aux identités professionnelles.

Jean-Paul Bouchet, Syndicalisme et gouvernance, Revue Cadres n°424, mai 2007, page 59-66.

Jean-Paul Bouchet, Former les futurs managers, Revue Cadres n°429, juin 2008, page 15-23.

Anousheh Karvar, Le déclin des ingénieurs, Le déclin des ingénieurs, Sous la direction d’Anousheh Karvar et Luc Rouban, 321 pages, avril 2004, pages 199-216.

Michel Rousselot, Document de travail, CFDT Cadres, mars 2011