Trente ans, c’est la durée moyenne d’une génération. Et il y a trente ans, c’était Mai 68 (un des rares cas où le mois nécessite une majuscule). Un regard sur « les événements » nous a semblé opportun. Un regard, pas une commémoration. D’autres le font, bien mieux que nous n’aurions pu le faire. Et nous nous garderons d’oublier que 1968 dans ce pays, ce fut : « en mai la révolution, en juin les élections, en juillet le Tour de France ».

Nous ne parlerons pas ici de l’ensemble de la société française, ni des étudiants, premiers éléments moteurs de ces semaines, mais, fidèles à notre champ de responsabilité, du Mai des cadres. Comment ont-ils vécu ce temps original, quelles ont été les conséquences de ces semaines sur les relations des ingénieurs et cadres avec les autres catégories de salariés, et avec le syndicalisme ? Et que signifie Mai aujourd’hui, qu’a-t-il apporté ?

Nous avons mis le projecteur sur deux générations : ceux qui avaient dans les trente ans à l’époque, ceux qui les ont maintenant. Nous n’avons pas procédé à des essais sociologiques, nous avons recueilli des témoignages, qui sont à prendre comme tels. Nous avons aussi tenté avec des auteurs proches de l’UCC quelques synthèses longitudinales, que nous savons modestes mais que nous espérons pertinentes.

1968 était une « crise optimiste », la génération la plus nombreuse qu’ait connu la France avait dix-huit/vingt ans, le printemps des jeunes résonnait de slogans comme « Rome, Berlin, Varsovie, Paris » et « nous sommes tous des juifs allemands » face à des pères et des patrons enfermés dans leurs frontières géographiques et mentales. Les cadres étaient encore les piliers d’une entreprise vouée à la production de masse et les cibles prioritaires d’une consommation de même. Mai 68 se situe dans le moment où la question de la consommation était première, entre la période de reconstruction (où, si produire était le « devoir de classe » de la classe ouvrière, il l’était tout autant des cadres) et celle de la « guerre économique » (où l’on exige des salariés et singulièrement des cadres une abnégation totale au service de la réduction des coûts). Consommation et gaspillage des ressources, on en a pris conscience plus tard, mais aussi un certain goût de faire et l’impression que les choses seront meilleures demain. Et s’il était vrai hier qu'« on ne tombe pas amoureux d’un taux de croissance », aujourd’hui la peur du chômage n’incite pas à la fête. Les cadres de 1998 doivent gérer l’instabilité, le stress est leur lot quotidien. Les cadres sont plus nombreux et beaucoup plus diplômés qu’hier, parmi eux les femmes ont cessé d’être une exception même si le « plafond de verre » n’a pas disparu, le niveau de vie de la catégorie s’est diversifié (en trente ans, l’écart de salaire entre catégories socio-professionnelles a diminué et l’écart interdécilaire a augmenté), le nombre même des jeunes diplômés de l’enseignement supérieur rend plus faible la probabilité de gravir les échelons (d’ailleurs moins nombreux du fait de l’aplatissement des lignes hiérarchiques) et les voue plus souvent à des carrières horizontales, ce qui n’est pas un malheur en soi mais demande une certaine adaptation des mentalités.

Au moment où l’euro va faciliter les comparaisons coût /efficacité entre entreprises et cadres des différents pays de l’Union, comparaisons dont certaines pourront être cruelles, une remise en cause des mesures et des méthodes s’impose de nouveau. Ce n’est plus uniquement en termes de temps directement passé au service de l’entreprise que les entités performantes évaluent leurs cadres, peut-être demain ne le sera-ce pas non plus en termes de marge apportée individuellement mais de valeur créée par la collectivité de travail dans laquelle ils opèrent. Plus que jamais le tout n’est pas la somme des parties. Il est nécessaire de considérer chacun dans le contexte d’une configuration complexe. Il faut donc trouver des références pertinentes et réinventer l’organisation de l’activité productive mais tout autant la répartition des activités - marchande, familiale, associative, de loisirs, etc. - dans la journée, la semaine, l’année, la vie.

Sans oublier qu’il en est des cadres comme des travailleurs ou des femmes : l’émancipation des cadres sera l’œuvre des cadres eux-mêmes.

Et réapprendre à rêver.