Une baisse de la durée hebdomadaire...

Jusqu’au milieu des années 1960, la France est dans une situation paradoxale : elle est « un des pays où la durée légale du travail est la plus courte et la durée effective la plus longue[1] ». En effet, la semaine de quarante heures est inscrite dans la loi depuis 1936. Pourtant, les salariés travaillent en général bien plus, car de nombreuses branches bénéficient de dérogations à ce régime général des « 40 heures ». Ce n’est finalement qu’à partir de 1966 que la durée du travail diminue progressivement pour atteindre effectivement quarante heures par semaine en 1980. Par la suite, la durée légale est réduite à trente-neuf heures en 1982 puis à trente-cinq heures depuis 2000. Remarquons à ce sujet qu’encore aujourd’hui, la durée hebdomadaire habituelle pour les salariés à temps complet est de 38,9 heures en 2022, soit un chiffre supérieur à la durée légale. Cependant, ces moyennes recouvrent de grandes disparités. Ainsi, le temps de travail des cadres a moins baissé que celui des autres catégories de salariés depuis le milieu des années 1970. En 2018, 24 % d’entre eux déclarent travailler plus de quarante-cinq heures par semaine contre 11 % pour l’ensemble des salariés[2]. Créé en 2000, le dispositif du forfait en jours qui concerne 40 % des cadres (et 5 % des non-cadres) contribue en grande partie à ces écarts puisqu’il permet de décompter la durée du travail en jours au cours d’une période (l’année le plus souvent) et non plus en nombre d’heures dans la semaine.

 … mais une hausse des horaires atypiques

On aurait pu s’attendre à ce que la baisse de la durée hebdomadaire de travail se traduise aussi par un recul des horaires atypiques. C’est tout le contraire qui s’est produit ! Plus d’un quart des salariés (28 %) disent travailler le dimanche (occasionnellement ou habituellement) en 2016 contre seulement 12 % en 1974. Si l’évolution du travail de nuit (entre minuit et 5 h du matin) est moins spectaculaire, la part des salariés concernés par cet horaire a également eu tendance à augmenter entre 1991 et 2012, passant de 13 % à 15,4 %, soit un million de travailleurs de nuit supplémentaires. Au total, 45 % des salariés travaillent en moyenne au moins une fois, sur une période de quatre semaines, en horaires atypiques, c’est-à-dire le soir (entre 20 h et minuit), la nuit, le samedi ou le dimanche en 2021[3].

La croissance des horaires atypiques s’explique en partie par le poids grandissant des secteurs qui assurent les activités de loisirs, la continuité de la vie sociale (restauration, hébergement, etc.), le soin et la protection des personnes. Cependant, elle tient également aux politiques de « flexibilisation » du temps de travail qui s’accentuent au début des années 1980. Depuis la loi des 40 heures, une partie des représentants patronaux dénoncent « la semaine des deux dimanches[4] » et souhaitent augmenter la durée d’utilisation des équipements qu’ils voient comme un facteur crucial de la compétitivité des entreprises. Cherchant à répondre à ces revendications, le gouvernement socialiste choisit de faciliter le recours au travail de nuit et le week-end dans l’industrie dès 1982 à travers plusieurs dispositifs. Il crée notamment les équipes de suppléance dans l’industrie, spécifiquement dédiées au week-end, et encourage le travail posté (avec des équipes successives, chevauchantes ou alternantes) afin d’allonger les plages horaires travaillées de plus en plus tardivement la nuit et sept jours sur sept. Or, ces différentes mesures seront à plusieurs reprises étendues durant les décennies suivantes avec pour résultat que, dans l’industrie, le travail habituel de nuit a augmenté de 163 % entre 1991 et 2016 et le travail habituel du dimanche de 145 %[5]. De même, le législateur choisit de multiplier les dérogations au repos dominical dans le commerce à partir de 1993, permettant une progression de 76 % du travail du dimanche dans ce secteur entre 1991 et 2016.

Les conséquences de l’explosion des horaires atypiques

La croissance des horaires atypiques a de nombreuses conséquences pour les salariés concernés. D’abord, les effets néfastes du travail de nuit sur leur santé ne sont plus à démontrer : il altère la durée et la qualité du sommeil, favorise les troubles cognitifs et psychiques et accroît les risques de pathologies cardiovasculaires et de cancer[6]. Ensuite, ces horaires empiètent sur les activités extraprofessionnelles, notamment les sociabilités familiales et amicales. Dans son ouvrage La famille désarticulée (2009), Laurent Lesnard montre que les salariés qui travaillent en horaires atypiques passent par conséquent moins de temps avec leur conjoint et leurs enfants.

Les horaires de travail sont la plupart du temps fixés par les entreprises puisqu’ils font juridiquement partie des prérogatives de l’employeur. Ainsi, la vendeuse qui travaille tous les samedis, l’ouvrier aux « 3x8[7] », l’infirmière qui fait des journées ou des nuits de douze heures à l’hôpital ont en général peu de marges de manœuvre pour refuser ces horaires. Afin de faire accepter ces contraintes temporelles grandissantes, les directions d’entreprise proposent des contreparties salariales (et plus rarement en repos supplémentaire) à leurs salariés. Cependant, celles-ci sont loin d’être systématiques et quand elles existent, elles sont d’un niveau très variable selon les branches d’activité, les entreprises et même parfois le statut des salariés concernés. Pour ne prendre que l’exemple du commerce de détail : les employés ne bénéficient en général d’aucune compensation particulière pour le travail habituel le samedi et c’est également le cas de ceux qui travaillent le dimanche dans la grande distribution alimentaire tandis que dans les magasins spécialisés (habillement, équipement, etc.), les heures effectuées le dimanche peuvent être majorées à 50 %, 100 % ou plus en fonction des accords négociés. Ainsi, les horaires atypiques créent des inégalités sociales non seulement au niveau temporel, mais aussi salarial.

Les cadres ne sont pas épargnés par les exigences croissantes de disponibilité temporelle. S’ils travaillent moins souvent que les autres catégories de salariés la nuit et le week-end, ils sont ceux qui travaillent le plus le soir : plus de trois cadres sur dix travaillent le soir après 20 h en 2018[8]. En outre, les cadres sont les salariés qui ont le plus accès au télétravail et qui ramènent le plus fréquemment du travail à leur domicile. Or, cette plus grande « liberté » dans l’organisation de leur temps de travail a aussi des effets pervers. D’abord, ils sont ceux qui bénéficient le moins souvent de compensations spécifiques pour travailler en horaires atypiques. Ensuite et surtout, la frontière entre le travail et le non-travail est particulièrement poreuse pour cette catégorie de salariés sous l’effet conjugué des cas courants de travail à domicile, de l’adaptabilité qui est exigée d’eux et de nombreuses sollicitations professionnelles en dehors de leurs horaires. Ils subissent ainsi une injonction à être disponibles en tout temps et en tout lieu, ce que la formalisation du « droit à la déconnexion » peine encore à enrayer.

Quid de la semaine de quatre jours ?

C’est dans ce contexte qu’émerge le débat autour de la semaine de quatre jours. Cette formule consiste à réaménager une semaine « normale » de travail en quatre jours au lieu de cinq en général, avec un salaire inchangé, avec ou sans modification de la durée du travail. L’engouement pour la semaine de quatre jours s’observe dans les nombreuses expérimentations menées dans différents pays d’Europe (Royaume-Uni, Espagne, Portugal, Belgique, Italie, etc.), mais aussi aux États-Unis ou encore au Japon. En France, plusieurs membres du gouvernement ont promu ce dispositif comme une manière de « travailler différemment » afin d’augmenter le « bien-être au travail[9] ». Dans le rapport Re-considérer le travail issu des Assises du travail et remis en avril 2023 au ministre du Travail, la semaine de quatre jours fait partie des dix-sept recommandations avancées au nom du fait que « près de deux Français sur trois souhaiteraient bénéficier d’une plus grande flexibilité dans l’organisation de leurs horaires de travail[10] ». Nombreux sont en effet les sondages et les témoignages de salariés et d’employeurs parus dans la presse qui renseignent la popularité de cette mesure même si elle reste encore marginale dans les entreprises[11].

Les arguments en faveur de la semaine de quatre jours ne manquent pas. Du point de vue des salariés, elle serait porteuse d’une meilleure conciliation entre leur activité professionnelle et leur vie personnelle et aurait des répercussions positives pour leur santé (stress, sommeil, etc.). Elle pourrait aussi être un facteur d’égalité professionnelle, en particulier entre les métiers, souvent les plus qualifiés, qui ont pu « bénéficier » de l’explosion du télétravail et ceux qui en sont exclus. En outre, ses partisans défendent la semaine de quatre jours au nom de l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes : les femmes qui sont à temps partiel pour passer une journée avec leurs enfants pourraient ainsi être employées à temps plein et disposer d’une rémunération supérieure. Toujours pour les salariés, ce dispositif se traduit enfin par moins de temps et d’argent consacrés aux trajets domicile-travail. Du côté des employeurs, la semaine de quatre jours garantit aussi des économies d’énergie sur la facture de gaz et d’électricité. Surtout, en améliorant la satisfaction des salariés, certaines directions d’entreprise espèrent plus facilement les recruter, les fidéliser et même augmenter leur productivité horaire.

Au-delà de ces prises de position, il apparaît nécessaire de mener des enquêtes sur la manière dont les entreprises mettent en œuvre précisément la semaine de quatre jours dans les entreprises pour établir ses effets sur l’emploi et le travail. L’intérêt suscité par cette organisation du temps de travail fait écho au succès rencontré par la « journée de douze heures » à l’hôpital qu’a étudié Fanny Vincent[12]. En effet, les soignants apprécient ce dispositif surtout parce qu’il leur permet d’avoir un plus grand nombre de jours de repos dans l’année dans un contexte de dégradation des conditions de travail en milieu hospitalier. Or, comme en témoigne la formule « 4 – 100 – 100 » pour « 4 jours, 100 % du salaire et 100 % du résultat », la plupart des chantres de la semaine de quatre jours entendent maintenir la production dans son intégralité et espèrent augmenter la productivité individuelle des salariés. L’un des principaux enjeux de la semaine de quatre jours est donc le risque d’une intensification du travail et de ce que Serge Volkoff et Corinne Gaudart ont appelé le « modèle de la hâte[13] ».

[1]- François Eymard-Duvernay, « Les 40 heures : 1936 ou… 1980 ? », Économie et Statistique, no 90, 1977, p. 3‑23. [2]- Charles Raffin et Hatice Yildiz, « Depuis 1975, le temps de travail annuel a baissé de 350 heures, mais avec des horaires moins réguliers et plus contrôlés », France - portrait social, Insee, 2019. [3]- Ces chiffres sont issus des enquêtes Emploi et Conditions de travail. Voir notamment Arthur Nguyen, « Les horaires atypiques en 2021 », Dares Résultats, 2022, et Elisabeth Algava, « Le travail de nuit en 2012 », Dares Analyses, 2014. [4]- Expression du ministre des Finances Paul Reynaud en 1938 pour dénoncer la semaine composée de cinq jours de travail et deux jours de repos, issue de l’application de la loi des 40 heures. [5]- Pauline Grimaud, « Les ambivalences du droit du travail de nuit et du dimanche », La Nouvelle Revue du Travail, 2022, en ligne. [6]- Avis de l’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), « Évaluation des risques sanitaires liés au travail de nuit », 2016. [7]- Organisation du travail qui alterne une semaine de travail le matin de 6 h à 14 h par exemple, puis une semaine l’après-midi de 14 h à 22 h et enfin une semaine la nuit de 22 h à 6 h. [8]- C’est exactement 34 % des cadres qui déclarent avoir travaillé au moins une fois le soir au cours des quatre dernières semaines précédant l’enquête, contre 23 % parmi l’ensemble des salariés d’après l’enquête Conditions de travail de 2019. Voir « Chiffres clés sur les conditions de travail et la santé au travail », Dares Synthèse stat’, 2021. [9]- Expressions du ministre des Comptes publics, Gabriel Attal, dans L’Opinion, « Gabriel Attal teste les 35 heures sur 4 jours dans les services publics », 31 janvier 2023. [10]- Sophie Thiéry et Jean-Dominique Senard, Re-considérer le travail, rapport des garants des Assises du travail au ministre du Travail, du Plein emploi et de l’Insertion, 18 avril 2023, p. 26. [11]- Selon un sondage mené en juin 2022 par le fournisseur de logiciels de paie ADP, 5 % des entreprises proposent à leurs salariés la semaine de quatre jours. À la fin de la même année, le cabinet Alixio a estimé quant à lui que 12 % d’entre elles réfléchiraient à adopter cette mesure. [12]- Fanny Vincent, « Travailler pour son “temps de repos” ? », Temporalités. Revue de sciences sociales et humaines, no 20, 2014, en ligne. [13]- Corinne Gaudart et Serge Volkoff, Le travail pressé. Pour une écologie des temps du travail, Les petits matins, 2022.