L’Organisation internationale du travail est une centenaire qui incarne des idéaux plutôt actuels.

Béatrice Lestic. L’Organisation internationale du travail (OIT) est l’agence des Nations unies pour le monde du travail. Elle établit les normes internationales du travail à partir d’une organisation mondiale et tripartite qui rassemble des représentants de 187 gouvernements, des employeurs et des travailleurs. C’est tout à fait unique. La CFDT y représente actuellement les travailleurs français. À l’origine : un pacte fondamental en 1919 selon lequel il ne saurait y avoir de paix universelle et durable sans justice sociale. Cette dimension de la diplomatie et de la géopolitique est renforcée en 1944 avec la Déclaration de Philadelphie qui appelle à établir une solidarité économique et sociale entre les nations. Un texte très actuel, comme l’a souligné le succès du livre d’Alain Supiot paru en pleine crise financière[1]. C’est un appel à la coopération plutôt qu’à la compétition mondiale. L’OIT marche ainsi sur deux jambes : « faire progresser la justice sociale » et « promouvoir le travail décent ». Aussi les Nations unies portent-elles des axes majeurs sur l’emploi et sur le travail, ce qui est novateur.

On ne débat pas seulement de la sécurité économique et sociale, de la subsistance par le travail, mais aussi du contenu même de l’emploi, qui doit procurer aux travailleurs « la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun ». Pour Alain Supiot, « c’est la première – et à ce jour la seule – fois où l’on voit une disposition du droit international rompre avec la logique taylorienne et fordiste pour évoquer la qualité du travail et pas seulement l’échange quantitatif de salaires contre du temps de travail »[2]. Voilà qui est très actuel dans le débat sur la qualité de vie au travail, sur l’ubérisation et sur la valeur travail.

Je citerai aussi un tout autre exemple qui montre la modernité de l’OIT. La définition de ce qu’est un cadre apparaît très fonctionnelle. Adoptée en 1977 dans un Recueil de principes et de bonnes pratiques concernant les conditions d’emploi et de travail des travailleurs intellectuels, je la trouve en phase avec l’approche CFDT[3].

Les normes produites sont à la fois en décalage par rapport au modèle social français et portent des exigences parfois réelles.

B. L. Une telle organisation est en effet perçue comme loin de notre marché du travail pour la raison fondamentale que le modèle social français, lui-même porté par le modèle européen, régule les conditions d’emploi avec un niveau d’exigence sociale malheureusement hors de portée dans la plupart des autres pays. Dans cette galaxie onusienne, multilatéraliste, on essaye de tirer vers le haut avec les représentants des États et des entreprises. C’est la plus ancienne enceinte de l’ONU, et on y cherche du consensus. Ça prend du temps, c’est fastidieux, mais, comme pour tout accord de niveau international, il y a une portée universelle tout à fait entraînante.

Vues de l’Europe, les normes produites paraissent très générales, mais elles sont importantes dans la mondialisation. Ainsi du travail des enfants, de la protection physique et mentale des travailleurs, du droit de grève, de la discrimination… L’OIT met une certaine pression sur les États pour les engager à concrètement améliorer les conditions de travail. Nous avons ainsi estimé que 50 millions de personnes vivent dans des formes d’esclavage, dont 28 millions sont forcées de travailler. Parmi elles, 3,3 millions sont des enfants, dont la moitié sont victimes d’exploitation sexuelle commerciale[4]. Il y a donc dans le monde près de deux millions d’enfants de moins de 16 ans prostitués.

La dernière convention C190 définit des normes mondiales pour prévenir et répondre à la violence et au harcèlement. Ce sont les comportements et pratiques « qui ont pour but de causer, causent ou sont susceptibles de causer un dommage d’ordre physique, psychologique, sexuel ou économique, et comprend la violence et le harcèlement fondés sur le genre »[5]. En France, la Loi no 2021-1458 du 8 novembre 2021 autorise la ratification par l’État français. Il faut maintenant aller au bout du processus ; ratifier formellement la convention ; décliner et faire appliquer, pour que la C190 relative à l’élimination de la violence et du harcèlement dans le monde du travail devienne une norme applicable, ici, dans nos entreprises[6]. À ce jour, la France n’apparaît toujours pas dans les pays ayant ratifié la C190. Le processus s’est arrêté au vote du Parlement.

Depuis son adhésion à l’OIT le 6 juin 1919, la France a ratifié 129 conventions. Mais à ce jour, 27 ne le sont pas. Certaines, importantes, attendent. La no 183 sur la protection de la maternité (2000), la no 171 sur le travail de nuit (1990) par exemple, ne sont pas ratifiées. La France n’a pas non plus ratifié la no 189 qui concerne le travail à domicile parce qu’elle considère que c’est trop compliqué à gérer avec notamment les associations de particuliers-employeurs.

D’autres travaux adoptés sont prospectifs et non normatifs, mais témoignent de la précision de nos débats et signent l’ampleur des chantiers de régulation à ouvrir. Ainsi d’une approche systémique pour des emplois plus nombreux et de meilleure qualité dans le développement des chaînes de valeur. Un guide a été élaboré à la suite de projets concrets. Je cite : la riziculture au Cambodge, les produits laitiers en Afghanistan, la construction en Zambie, le tourisme en Albanie ou, encore, la fabrication de meubles au Pérou ou de pièces d’automobiles en Thaïlande ! L’OIT en a tiré des enseignements essentiels[7]. De grandes entreprises européennes ne sont pas très regardantes sur la manière dont les sous-traitants exécutent ce qu’ils ont à faire dans certains pays du monde. L’action syndicale dans les entreprises – sur cette question de chaînes de valeurs, et en parallèle des discussions institutionnelles, de la coopération syndicale d’un bout à l’autre de la chaîne – est un levier d’action que la CFDT entend renforcer.

Quelles sont les perspectives d’action pour l’OIT dans le contexte économique et géopolitique actuel ?

B. L. Un exemple : l’OIT verse à l’Ukraine une aide de près de unmilliardd’euros pour soutenir notamment le programme de numérisation du gouvernement en contribuant à fournir un enseignement professionnel à distance. Le ministère ukrainien de l’Éducation développe une plate-forme d’apprentissage en ligne à l’échelle nationale pour 160 000 étudiants. Plus largement, l’OIT travaille avec l’Organisation mondiale de la santé (OMS), que les citoyens connaissent bien avec la crise sanitaire actuelle. Récemment, elles ont appelé ensemble à des mesures concrètes pour répondre aux problèmes de santé mentale dans la population active. On estime que 12 milliards de journées de travail sont perdues chaque année pour cause de dépression ou d’anxiété, ce qui coûte près de mille milliards de dollars à l’économie mondiale. Nous avons en revanche mis fin, il y a quelques années, à une collaboration expérimentale avec l’Organisation internationale de normalisation (ISO). Nous travaillions dans le cadre de l’élaboration d’une norme ISO sur les systèmes de management de la santé et de la sécurité au travail, entre 2013 et 2017. Nous avons estimé que les activités de l’ISO pouvaient aller à l’encontre des politiques publiques ou des réglementations, y compris des normes internationales.

Aujourd’hui, les nouvelles formes du travail impliquent des réponses politiques et sociales très importantes. 190 millions de personnes sont sans emploi (chiffre de 2018). Parmi elles, 65 millions de jeunes. Il y a quelque 300 millions de travailleurs pauvres, c’est-à-dire vivant avec moins de 1,70 euro par jour. L’enjeu du siècle est le travail informel, qui concerne 2 milliards d’êtres humains. L’expression « économie informelle » se réfère à toutes activités économique exercées par des travailleurs et des unités économiques qui – en vertu de la législation ou de la pratique – ne sont pas ou sont insuffisamment couvertes par des dispositions formelles. Parmi sa dizaine de propositions, l’OIT évoque la nécessité d’un système de gouvernance internationale pour les plates-formes de travail numérique. Sans oublier les 20 % d’écarts salariaux entre hommes et femmes. Si les inégalités entre pays diminuent, la montée des populismes reflète les écarts grandissants au sein de chaque société, et cela produit des réflexes protectionnistes qui vont à contresens de l’esprit de Philadelphie.

[1]- « L’esprit de Philadelphie – La justice sociale face au marché total », note de lecture dans Cadres, no 438, mars 2010.

[2]- « De l’“esprit de Philadelphie” à la responsabilité sociale et environnementale des entreprises », Le Mouvement social, vol. 263, no 2, 2018, p. 153-163.

[3]- « Toute personne : a) qui a terminé un enseignement et une formation professionnelle de niveau supérieur ou qui possède une expérience reconnue équivalente dans un domaine scientifique, technique ou administratif ; et b) qui exerce, en qualité de salarié, des fonctions à caractère intellectuel prédominant, comportant l’application à un haut degré des facultés de jugement et d’initiative et impliquant un niveau relativement élevé de responsabilité. Cette notion englobe également toute personne répondant aux caractéristiques a) et b) ci-dessus qui détient, par délégation de l’employeur et sous son autorité, la responsabilité de prévoir, diriger, contrôler et coordonner les activités d’une partie de l’entreprise ou d’une organisation, avec le pouvoir de commandement correspondant, à l’exclusion des cadres dirigeants ayant une large délégation de l’employeur. »

[4]- ilo.org/global/about-the-ilo/newsroom/news/WCMS_855062/lang--fr/index.htm

[5]- ilo.org/dyn/normlex/fr/f?p=NORMLEXPUB:12100:0::NO::P12100_ILO_CODE:C190

[6]- Loi no 2021-1458 du 8 novembre 2021.

[7]- La chaîne de valeur est l’ensemble des étapes qui déterminent la capacité d’un domaine d’activité.