Une attente des salariés d’abord. Celle-ci s’est exprimée récemment dans les mobilisations contre la réforme des retraites. Le message clé n’était pas tant celui de vouloir travailler moins, mais bien de ne pas être en situation, pour nombre de salariés, de travailler plus dans les mêmes conditions. La période covid a accéléré la prise de conscience collective qu’une autre façon de travailler était possible et a permis à ce malaise profond qui préexistait de s’exprimer. Celui-ci touche toutes les catégories de salariés, y compris les cadres, les managers. Le management vertical par les chiffres oblige souvent ces derniers à répercuter des orientations venues « d’en haut » et des objectifs chiffrés sans pouvoir leur donner du sens. Car ce qui ressort de toutes les récentes études, sondages ou travaux collectifs de chercheurs, etc., est une convergence vers un besoin de sens et de reconnaissance. Par « sens », on entend bien sûr un métier qui a une utilité sociale ou sociétale forte… mais tout le monde n’a pas la chance (ou l’envie) de pratiquer ces métiers (métiers de la transition écologique, du soin, de l’éducation, etc.). Pouvoir donner du sens à son travail c’est surtout pouvoir bien faire son métier et être reconnu pour ce travail, qui concourt à une œuvre plus globale qui est celle du service, de l’atelier, de l’établissement, de l’entreprise, etc.
Cela passe par la rémunération, c’est une évidence. À titre d’exemple, quand le salaire d’un enseignant en début de carrière passe de 2,2 Smic dans les années 1980 à 1,2 Smic dans les années 2020, cela traduit objectivement une diminution de la reconnaissance de ce métier dans la société.
La reconnaissance c’est aussi être entendu quand on parle de son travail. Combien de témoignages de salariés qui sont évalués chaque année par un manager qui ne connaît pas le travail de son collaborateur : au-delà de l’objectif chiffré en termes de production, de service, de productivité, etc., quelles sont les ressources individuelles et collectives mobilisées ? Quelles sont les difficultés rencontrées ? Comment le collaborateur a-t-il su les surmonter ? Quel est l’impact de son travail ? Comment l’organisation de son travail pourrait être améliorée ? Comment a-t-il réussi à trouver une solution à un problème rencontré par l’équipe ? Quels sont les principaux risques liés à son activité pour lui-même ou pour le collectif ? A-t-il des idées sur la façon de limiter ces risques ?…
« C’est celui qui fait qui sait », cette maxime a tout son sens au travail. L’expertise sur le travail réel est détenue par les travailleurs eux-mêmes et les écouter c’est reconnaître cette expertise. Le recours massif aux consultants est souvent décrié par des salariés qui s’insurgent que les directions payent pour s’entendre dire par des consultants extérieurs ce que les salariés essayent désespérément parfois de dire et qui n’est pas entendu. Il est temps de révolutionner les pratiques managériales pour apprendre à mettre la confiance et l’écoute au cœur d’un dialogue professionnel collectif où chacun pourra s’exprimer, être entendu et reconnu pour son travail.
Il s’agit d’une responsabilité des dirigeants, dans le secteur privé comme dans le secteur public, d’agir pour la santé physique et mentale de tous les salariés, managers y compris, mais c’est aussi une condition de performance des organisations.
Le marché du travail se transforme sous la pression des difficultés de recrutement. Les modalités de recrutement changent. Les entreprises apprennent à attirer des talents plutôt que de sélectionner des CV, à diversifier les profils (par conviction ou par contrainte), à accueillir, intégrer et essayer de fidéliser les talents… ce sont déjà des progrès notables.
Mais au-delà, les grandes transformations à l’œuvre ne concernent pas seulement le fonctionnement du marché du travail (équilibre offre et demande qui est réversible) mais bien les structures d’emploi et les compétences. Trois tsunamis ont commencé à déferler sur le monde du travail : le changement climatique, l’intelligence artificielle générative et la démographie.
Si l’intelligence artificielle peut être considérée comme les révolutions industrielles et les « progrès techniques » qui ont déjà été absorbés par le monde du travail, les différences tiennent dans l’ampleur et la rapidité des transformations qui touchent tous les secteurs d’activité et les métiers y compris les métiers de cadre.
Sur le plan démographique, la diminution de la population active à partir de 2040 est une certitude. Son impact dans les différents secteurs d’activité et/ou métiers en termes de pénurie de main-d’œuvre, de transmission des compétences, etc., n’est aucunement anticipé. Pourtant des politiques d’emploi et de formation professionnelle peuvent encore être mises en place.
Enfin, le changement climatique s’impose à nous. Il est trop tard pour revenir au climat « d’avant », trop tard pour retrouver la biodiversité que nous avons connue. En revanche, nous pouvons choisir la façon dont nous allons nous adapter (tout en cherchant à atténuer le réchauffement climatique). Dans un monde où la sobriété s’impose, comment consommer autrement ? Comment produire autrement ? Comment travailler autrement[1] ? Quels seront les choix collectifs dans les entreprises, politiques et services publics ? Comment les individus seront-ils incités, accompagnés pour modifier leur mode de vie vers plus de sobriété ?
Au total, les entreprises, grandes ou petites, les fonctions publiques, etc., tous les collectifs vont être percutés par ces tsunamis qui bouleversent les modèles économiques et les organisations du travail. Il va donc falloir s’adapter vite et fort, en prenant en compte :
- les attentes de jeunes actifs qui seront amenés à changer d’employeur très souvent (enjeu d’attractivité, de fidélisation des jeunes formés en interne) ;
- les actifs qui devront travailler plus longtemps (enjeu de maintien de leur intérêt au travail et de préservation de leur santé et de leurs capacités professionnelles) ;
les marchés qui se transforment (exemple du passage à la logique d’usage) ;
- les organisations du travail à réinventer (impact de l’IA, porosité entre temps de travail et temps libre, inégalité de la qualité des logements en cas de télétravail, impact des trajets pendulaires, etc.) ;
- l’impact des contraintes environnementales croissantes (canicules, catastrophes naturelles, mais aussi nouvelles normes de production, raréfaction des ressources, etc.).
Il est possible de vivre cela comme une avalanche de contraintes, avec une répartition inégale des efforts à fournir et des conséquences à subir. Après les cols bleus et les cols blancs, nous découvrons les travailleurs assis (qui peuvent télétravailler) et les travailleurs debout (première et deuxième ligne), et bientôt nous apprendrons à connaître les cols secs (travailleurs avec climatisation) et les cols humides (travailleurs soumis à la canicule). Il y a fort à parier que sans politique volontariste d’une transformation juste du monde du travail les cols bleus seront aussi les travailleurs debout et les cols humides.
Il est aussi possible de « re-considérer le travail[2] », de le mettre au cœur de la transition écologique et des transformations à venir. L’adaptation nécessitera de développer des compétences de coopération, d’innovation, de confiance, de droit à l’erreur. Il faudra en faire l’objet de toutes les attentions dans les négociations interprofessionnelles, de branche, d’entreprise et dans les fonctions publiques. Le dialogue professionnel pourrait être le moteur de l’innovation et de la capacité d’adaptation des organisations du travail.
[1]- « Travail et santé-environnement : quels défis face aux dérèglements climatiques ? », CESE, avril 2023. [2]- « Rapport des Assises du travail », S. Thiéry, J.-D. Senard, Conseil national de la refondation, avril 2023.