Ces années ont même connu une vague de suicides dans les grandes entreprises, imputés alors au travail. Le travail tuerait-il alors que son manque – par le chômage – se faisait également douloureusement sentir ? Il faut dire que ces années 2000 ont été riches en évolutions de toutes sortes. Ce sont des années de bouleversements rapides tant organisationnels que technologiques : juste-à-temps, numérique, adaptation et vitesse caractérisent cette période qui a vu naître la revue. À l’époque, l’Anact et son réseau ont continué à parfaire leurs modes d’interventions : aller sur le terrain, prendre contact avec les acteurs, tenter de transformer paritairement et de façon participative le travail et son organisation. Pour nous, les RPS ne témoignaient pas de pathologies individuelles. C’était le travail qui était en souffrance et qu’il s’agissait de soigner : des changements trop brusques, mal construits, sans l’avis de celles et ceux sur qui ils s’appliquaient, devaient être mis de l’avant pour comprendre et expliquer la situation. Trop de contraintes d’un côté, des exigences multiples – temporelles, qualité, relationnelles – et d’un autre côté, trop peu de marges de manœuvre, de reconnaissances et de moyens. Tous les ingrédients pour une vraie « crise » du travail étaient alors réunis. Il fallait parer au plus urgent. Intervenir dans des situations difficiles, conflictuelles sans la présence d’un dialogue social de qualité. Il a fallu également proposer aux acteurs des modes de raisonnement et sortir des accusations psychologisantes réciproques.
Il est vrai que pour l’Anact, c’est en faisant collaborer ensemble les acteurs qu’il est possible de trouver des solutions. Nous ne sommes pas des experts qui viennent proposer aux acteurs des vérités intangibles : c’est avec eux que la résolution des problèmes auxquels ils font face devient possible. De plus, d’autres modèles peuvent être proposés – des alternatives organisationnelles – pour combiner autrement les efforts des salariés, favoriser la coopération plutôt que la compétition et reconnaître l’importance du travail pour la capacité de l’entreprise à atteindre ses objectifs de performance et de qualité. Mais il faut toujours le faire avec les acteurs et non contre eux. En retournant ainsi la question, nous étions là au cœur du projet de l’amélioration des conditions de travail porté par l’Anact depuis ses quarante ans.
C’est aussi l’intention fondamentale de La Revue des conditions de travail : témoigner de ces évolutions, les saisir sur le vif et en rendre compte de manière systématique. Il fallait aussi laisser un espace pour que de nombreux intervenants puissent s’exprimer : les chargés de mission du réseau, des chercheurs jeunes et moins jeunes, des consultants mais aussi des praticiens et des syndicalistes. C’était mon objectif primordial comme rédacteur en chef de la revue. L’ambition scientifique est indéniable. Pourtant, ma conviction est que celle-ci doit être adossée à ce que nous enseigne la pratique. Et cette pratique, c’est avant tout la façon dont les personnes au travail – salariés, représentants du personnel, cadres et direction, etc. – vivent les changements auxquels ils sont confrontés. Mieux les connaître et les anticiper certainement… Agir sur ceux-ci et apprendre à les maîtriser collectivement aussi, renforcer l’autonomie de chacune et chacun. De ce point de vue, le projet de la revue est inséparable de l’approfondissement de la démocratie en entreprise. Il s’agit d’éclairer les évolutions en cours pour permettre une appropriation plus féconde de celles-ci. Depuis 2014, les numéros de la revue se sont succédé : la question des générations, la QVT, le numérique, le travail dans les très petites entreprises, les récits du travail, le travail dans la fonction publique, l’usure professionnelle ou encore l’égalité professionnelle, etc. Cette année est une date importante pour l’Anact. Notre institution a commencé son activité en 1974 après avoir été créée l’année précédente (loi du 27 décembre 1973) : cinquante ans au service des conditions de travail et d’une vision paritaire et participative du changement. Un effort est requis pour se remémorer toutes ces années qui ont transformé profondément la société française. Le travail industriel à la chaîne, dominant alors, a cédé la place aux relations de service et au travail tertiaire. Les problèmes se sont ainsi déplacés : travail à distance médiatisé par des outils digitaux, charge de travail mentale et cognitive, temps compressé et multiactivités, etc.
La question des conditions de travail demeure un élément central du travail vécu aujourd’hui. Mais comment envisager le futur ? Il n’est certainement pas connu ; il est imprévisible. Il peut être dessiné, mis en perspective… sans doute. Mais il importe avant tout de le faire à partir d’une connaissance des réalités de terrain, acquise par la recherche et l’expérience des situations vécues. C’était le pari à l’origine de la revue il y a dix ans. C’est toujours valable et cela représente ce qui compte pour moi dans ce métier de rédacteur en chef d’une revue lancée par l’Anact, organisme paritaire dédié à l’amélioration des conditions de travail : comprendre le travail pour transformer celui-ci au bénéfice des acteurs de l’entreprise.